LES TOILES ROSES
Photographie officielle (c) Michel Valdrighi
par Laurent Gloaguen, capitaine du blog Embruns.net
[Pour débuter cette série dédiée aux meilleurs posts consacrés à l'homosexualité dans tous ses états, je suis heureux de vous proposer cet émouvant billet de Laurent (un des rares blogueurs que je lis chaque jour et que j'apprécie au plus haut point, même quand il m'agace avec génie !) qui va éveiller beaucoup de souvenirs chez chacun d'entre nous. Je voudrais le remercier sincèrement pour l'autorisation de reproduire cette tranche de vie, publiée à l'origine sur son blog le 5 janvier 2005, ainsi que l'accord de reprise de sa photo officielle. Longue vie et bonheur à notre Capitaine préféré ! (Note de Daniel C. Hall)]
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C’était une grise et humide journée de février 1983, j’avais alors dix-sept ans. Cela faisait déjà quelques mois que j’en avais l’idée, mais je n’avais pas encore franchi le pas. Adolescent timide, je ne m’imaginais pas affronter le regard du marchand de journaux, ou, pire encore, essuyer un humiliant refus de vente “c’est interdit aux mineurs”. Les kiosques à journaux des années 80 ne ressemblaient pas encore à l’annexe d’un “sex-shop”, comme souvent aujourd’hui, et ce genre de littérature était généralement bien dissimulé des regards, il fallait connaître…
L’objet de mon désir était donc le seul journal gay de l’époque (hors quelques rares et coûteux magazines érotiques du style Jean-Paul ou Off). J’en avais entendu parler sur la toute nouvelle radio homosexuelle récemment autorisée d’émettre (1er octobre 1982), Fréquence Gaie, que j’écoutais en cachette le samedi soir. Ce journal un peu mythique, militant, qui avait recueilli le dernier entretien de Jean-Paul Sartre en 1980, et encore des textes de Michel Foucault, c’était le Gai Pied.
Il était hors de question que j’aille acheter mon premier Gai Pied au kiosque du boulevard Malesherbes, en bas de chez moi, presque en face du lycée. Les journaux L’Aurore, La Croix et Minute, placés bien en évidence, étaient des indices d’hostilité patente. En plus, c’était à côté du Café des Ambassades fréquenté par nombre d’élèves et de profs. Il m’était également impossible d’aller au marchand de la rue Jouffroy qui me connaissait bien pour une bonne décennie d’achats de Pif Gadget et d’images Panini.
C’était devenu une évidence, il fallait que je change de quartier, un endroit où personne de ma connaissance ne risquait de me croiser. Pratiquement, changer de ville… Ce fut donc Rive Gauche. J’ai dû mettre plusieurs semaines à repérer le bon kiosque, pas trop achalandé, pas trop discret sur l’affichage de la presse un peu légère.
Je trouvai mon bonheur au coin de la rue Saint-Jacques et du boulevard Saint-Germain, un kiosque tenu par un asiatique, juste en face d’une agence de voyages plutôt tranquille. Et, j’avais sans doute le sentiment que je risquais moins d’être moralement jugé, voire offensé, par un asiatique. C’était l’idéal.
Dois-je dire que j’ai dû mobiliser tout mon courage, que je sentais mes jambes molles ? Une condition également importante à mes yeux était qu’il n’y ait pas d’autre client, cela aurait risqué de me paralyser de stress — “Vous avez, heu, vous avez… vous avez le Journal de Mickey ?”. J’attendis donc en guet sur le trottoir d’en face. Il fallait trouver le moment idoine, aucun piéton aux alentours du kiosque, en parfaite synchronisation avec les feux tricolores, que ma trajectoire soit parfaite, sans hésitation, minutée avec précision.
Par anticipation, mes mains étaient trempées de sueur, je respirai un grand coup, aucun chaland potentiel à l’horizon, je traversai le boulevard d’un pas assuré, négociai un virage impeccable et me présentai, sûr de moi en apparence, dans la lumière vive du kiosque. “Vous avez le Gai Pied Hebdo ?”. Et l’asiatique impassible de commencer à fourrager un temps qui me paru infini, pour enfin extraire le périodique si longuement espéré. Je me sentis me décomposer intérieurement. “C’est 9 francs”. Je tendis mes 10 francs, ramassai ma pièce de 1, soufflai un merci, me retournai tout en glissant fébrilement le magazine sous mon blouson de cuir, sur la poitrine chaude et palpitante, et filai vivement, le cœur battant la chamade et l’esprit incroyablement soulagé, le visage heureux et battu par la bruine froide.
J’avais réussi. Le défi était relevé. Je brûlai alors de feuilleter mon nouveau trésor. Dans un café ? Jamais de la vie. Je remontai la rue Monge, le premier endroit qui me parut favorable fut les arènes de Lutèce, forcément désertes par ce temps. À l’abri d’une voûte quasi bimillénaire, je sortis mon trophée, et, émerveillé, je sentais qu’une nouvelle vie s’ouvrait à moi, un nouveau monde avec ses codes, ses repères, ses adresses. J’étais désormais un adulte.
Aujourd’hui, j’ai ouvert un vieux carton depuis longtemps oublié au fond d’un placard, et j’y ai retrouvé mon premier Gai Pied. Ça m’a fait comme un pincement. Et tout ce que je viens d’écrire m’est revenu comme si c’était hier.
Voici donc la couverture du Gai Pied Hebdo n° 56 de la semaine du 12 au 18 février 1983 :
J’y découvrais des signatures qui allait me devenir habituelles comme Frank Arnal, Hippolyte Romain, Renaud Camus, Pablo Rouy, Patrick Scemama, Roland Surzur, Tony Duvert, Jean Le Bitoux, Hugo Marsan, Dominique Fernandez, Daniel Guérin, Jean-Luc Hennig, Geneviève Pastre, Guy Hocquenghem, Gabriel Matzneff, Yves Navarre…
Les textes étaient généralement de plumes sûres et aguerries, il y avait des relecteurs, quantité de références culturelles étaient convoquées à tout bout de champ. Le Gai-Pied de cette époque face au Têtu d’aujourd’hui, c’est un peu le Monde Diplomatique comparé à Elle.
L’éditorial de ce numéro 56 :
De la décentralisation des pouvoirs.
Après de multiples péripéties, Fréquence Gaie a enfin obtenu sa dérogation. Non sans mal, il a fallu l’obstination de
toutes les composantes de la communauté homosexuelle : individus, groupes, personnalités, mais aussi le soutien sans faille des auditeurs qui ont adressé des centaines de télégrammes à
madame Cotta, ont manifesté dans les rues de Paris et écrit à leur député. Preuve qu’une liberté s’arrache et se défend en ne comptant que sur ses propres forces. On peut méditer sur le
maigre soutien des autres radios libres, sans parler de l’indifférence absolue des média ignorant jusqu’à la manifestation du 22 janvier dernier.
Un autre enseignement est à tirer : à court terme, nous devons nous méfier de la décentralisation des pouvoirs. N’oublions pas qu’aux États-Unis, certains États condamnent encore la
sodomie alors que d’autres financent les associations homosexuelles. Nous risquons de connaître ce type de situation avec l’avènement des nouveaux conseils régionaux. Bien sûr, ils n’auront
pas le droit de légiférer sur les mœurs, mais gageons que certains d’entre eux feront tout pour gratifier leur électoral familialiste.
Depuis longtemps le pouvoir municipal lui-même contrôle la bonne moralité de la commune. Sait-on qu’un maire a le droit d’interdire un film s’il estime qu’il met en danger le bon ordre de la
cité ? Les déclarations de Paul Quilès à Paris, de Michel Noir et Gérard Collomb à Lyon nous rassurent. C’est nouveau et encourageant. Des candidats de grands partis reconnaissent qu’on
peut être homosexuel et citoyen. Mais accepteront-ils de faire connaître leur position ailleurs que dans Gai Pied ? Un proche avenir nous le dira.
Frank Arnal.
Et un sommaire alléchant :
Paul Quilès, candidat aux municipales de 83, disait : « Je citerai […] une réflexion de Jean-Louis Bory : “C’est l’égoïsme, la bêtise et la haine qui créent les ghettos”. Les homosexuels y sont enfermés depuis longtemps. Rude vie pour ceux qui, en butte aux brimades, aux railleries, à la haine, n’ont pas la chance de s’appeler Peyrefitte ou Cocteau. » Il dénonce aussi la chasse aux homosexuels organisée par l’administration Chirac et estime qu’il est normal de réfléchir à la reconnaissance du concubinage homosexuel. Michel Noir, candidat RPR à Lyon se défendait : “Faut pas nous prendre pour des tarés sur le plan de la morale”, et son adversaire, le socialiste Gérard Collomb : “Personnellement, je suis pas homosexuel, et c’est quelque chose que je conçois mal. Mais tous les régimes de persécution ont été des régimes anti-homosexuels, quelque soit la forme de dictature. La liberté forme un tout.”
J’apprenais que l’évêque d’Angers, Mgr Jean Orchampt, comprenait la souffrance des homosexuels. Un saint homme, assurément. On parlait aussi beaucoup de l’affaire du Coral, c’était bien avant Outreau, qui s’en souvient aujourd’hui… C’était assez obscur pour moi, cela faisait “Règlement de compte à OK Coral”. On parlait encore de “tricks”, sexualité furtive et débridée. Le journaliste, envoyé spécial à Romorantin, visitait les pissotières de la grande halle, nous gratifiait d’une photo des dits-lieux ornés d’un graffiti : “Mitterand vieille salope avec les juifs assassins”. Que faire d’autre à Romorantin quand on est pédé en 1983 sinon se suicider ? On ne parlait pas trop de poppers, mais plutôt d’encens liquide.
Des publicités m’ouvraient de nouveaux horizons :
D’autres étaient nettement plus explicites :
(Pour les petits jeunes, il faut savoir aussi que le quartier gay du Marais n’existait pas à l’époque, c’était principalement rue Saint-Anne que tout se passait : prostitution, quelque bars et surtout la discothèque-restaurant sélect “Le Sept”, héritière du “Pimm’s”, de Fabrice Emaer, où l’on croisait Diana Ross, Mick Jagger, Eartha Kitt, Andy Warhol, Yves Saint Laurent, Alain Pacadis, Karl Lagerfeld, Frédéric Mitterand, dont je devins rapidement un habitué. Mais, je vous raconterai tout ça un autre jour… si le cœur m’en dit.)
Et les fameuses petites annonces, moteur financier du journal, et qui lui avaient parfois fait frôler l’interdiction de diffusion, m’ouvraient de nouvelles aventures…
Et quand je découvre aujourd’hui les croix au crayon à papier sur certaines annonces, je frémis… Comme “JH est à la recherche d’un lycéen, jeune, beau et masculin de 15/17 ans pour amitié sincère et sorties : RDV tous les dimanches à 15 heures, métro Trocadéro, sortie avenue d’Eylau, quinze jours après parution. Signe de reconnaissance : le Quotidien de Paris.”
Après, le Gai Pied et moi, ce fut une longue aventure. Dans le numéro double 178/179 du 13 juillet 1985, j’avais alors 19 ans, apparaissait la signature d’un jeune photographe forcément talentueux et prometteur…
C’était donc dans un vieux carton retrouvé un dimanche. Après bien des aléas et avanies, le Gai Pied est mort en 1992.
P.S. Et, en 1985, je ressemblais à ça.
Je réagis sur mon blog. Une première réaction. Mais, je crois, l'onde de choc est loin de se terminer.
Il ne faudrait pas, ainsi, retourner les souvenirs comme avec une fourche. Au risque de mettre à jour des miasmes que l'on cherchait à oublier.