LES TOILES ROSES
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III. Une nouvelle conception des sexes
Le pays de Kallisto et celui de Skän ne sont pas opposés, ils divergent dans leur rapport à la nature et à la vie. La résolution de leur conflit ne se trouve donc pas dans la suspension de l’affrontement mais dans la transmission des valeurs du monde pacifiste au monde guerrier, de la vallée féminine au mont masculin.
A. La condamnation de la violence
À ce stade de l’analyse, il devient clair que les scénaristes proposent un parti pris en faveur d’Amphibole, qui représente moins l’envers d’Orfalaise que son pendant positif, moins son adversaire que son sauveur. C’est dans la rencontre de ce qui semble son ennemi que la cité pyross peut espérer trouver le salut. La cité de l’art apparaît alors comme l’espace où la violence se résout dans un dépassement au-delà des forces brutes de la survie pour accéder à une vision sociale idéale, dans laquelle le choix individuel est toujours identique au choix collectif. Néanmoins, à l’image des diplos, un feu intérieur continue d’exister, mais il acquiert une valeur métaphorique : il n’est que le feu qui anime et ravive parce qu’il est contenu et maîtrisé, il ne se répand pas et ne détruit pas.
Par conséquent, l’on peut dire que le film Les Enfants de la pluie prône le refus de la violence et condamnent les comportements guerriers et conquérants. Il serait naïf, en revanche, de croire que nier la violence suffit à la faire disparaître : Amphibole n’est pas un monde d’où elle est exclue, puisqu’elle est une donnée inhérente à la condition des êtres qui vivent dans cette cité tout autant qu’à ceux qui habitent les profondeurs d’Orfalaise. Pourtant, sa manifestation n’y est pas identique : l’esprit combatif ne trouve pas d’ancrage culturel dans des schémas martiaux, il est détourné vers l’expression artistique et ludique qui fonde l’esprit communautariste hydross. À l’arrivée de la saison des pluies, lorsque leurs corps statufiés par la chaleur et la sécheresse recouvrent leur mobilité, les Hydross s’adonnent aux joies de la fête ; ils ont pour rite de reproduire le geste assassin qui décime leur population, en détruisant une statue monumentale. Ainsi, ils exorcisent la tentation de la vengeance qui pourrait les pervertir et les engager dans un processus de riposte et de destruction identique à celui des guerriers de Razza. Par ce moyen la violence est transférée : elle ne s’exerce pas contre des êtres vivants mais contre un symbole matériel dont la destruction – à l’instar de Monsieur Carnaval détruit par le feu – rappelle non pas la mort et l’anéantissement mais le renouvellement de la vie et le commencement d’un nouveau cycle.
Ajoutons à ce détournement de la violence, la divergence des discours qui accompagnent les actes rituels dans les deux cités et qui transposent dans le domaine du langage la perception de la réalité. Les paroles données à entendre aux membres de la communauté sont fondamentalement différentes et offrent le moyen de comprendre le possible attrait pour la violence. En effet, la parole de Solon, « gardien des légendes », est une parole significative et constructive, elle assure le lien avec le passé mythique de la cité et permet à chacun de savoir qu’il est membre d’un tout cohérent, alors que celle de Razza est une parole mensongère et fallacieuse, qui n’a pour but que d’assurer la négation individuelle au profit du seul dirigeant. Dans cette distinction entre une parole pleine et une parole vide, la seconde, baudruche linguistique, appelle un contenant de substitution : dans le cas de la « guerre sainte », illusoire, d’Orfalaise, la geste destructrice et faussement épique devient l’ersatz nécessaire à combler la béance du sens. Encore une fois, c’est Amphibole, en la personne de Solon, qui donne à la cité pyross le discours originel qui lui manquait et que la traîtrise de Razza remplissait de son verbiage, d’autant plus que le tyran est le responsable de la séparation ancienne des deux communautés, autrefois unies en un seul peuple : il est « le voleur d’âmes », « le séparateur » (un rapprochement est possible avec le terme diable de diabolos, « qui désunit »). C’est ainsi que la ville à l’énergie féminine fournit à la cité troglodyte la raison et les moyens de s’extraire du repli et de l’oubli, de rendre au « grand dragon cosmique » son unité originelle, temps ancien où l’eau et le feu « s’engendraient l’un l’autre inlassablement ».
B. Le rôle pacificateur de la femme
Cependant, il ne faudrait pas croire que la seule venue de la communauté hydross induit automatiquement un renversement total des repères pyross ; pour que la transmutation s’effectue, il fallait qu’il existât préalablement un ferment susceptible de favoriser l’éclosion de la nouvelle alliance entre les deux cités qui se met en place à la fin de l’histoire. Plusieurs indices laissaient comprendre que dans les entrailles d’Orfalaise couvaient déjà les prémices d’une disponibilité au changement. Béryl, la mère de Skän, en était la représentante principale et son exécution, comme toute exécution, ne pouvait pas faire disparaître définitivement l’esprit critique naissant d’une population infantilisée. D’ailleurs, c’est encore une femme qui lors d’un discours de Razza rappelle que les anciens propos contestataires de Béryl n’étaient peut-être pas sans fondement (« C’est Béryl qui avait raison »). Les femmes d’Orfalaise portent en elles l’élément salvateur que le peuple d’Amphibole vient par la suite mettre à jour. On ne sera donc pas étonné d’entendre que la divinité réunifiée possède une voix de femme.
À la conscience féminine de la contestation, il faut ajouter celle des hommes qui s’opposent au discours oppressif de Razza, c’est-à-dire tous les écuyers qui se sont échappés et ont rejoint les rangs de la dissidence. Après avoir découvert la réalité de la violence guerrière, en appartenant au camp des agresseurs, ces hommes ont compris la vanité du pouvoir qui les envoie détruire des vies et se sacrifier. Leur résistance au pouvoir devient une résistance aux forces de destruction, un moyen de préserver la vie, non plus simplement de soi, mais d’êtres différents, les Hydross, de « purs autres », des étrangers et cela sans un quelconque profit. Le désintérêt de leurs actes de protection ouvre la voie moyenne qui permet d’éviter une dichotomie caricaturale entre femmes et hommes : les femmes ne sont pas naturellement liées à la création ou la préservation de la vie et les hommes à sa destruction par les armes. Comme les deux cités qui se distinguent sans s’opposer, les femmes et les hommes ne sont pas présentés dans Les Enfants de la pluie comme fondamentalement différents. Chacun participe à l’entretien du lien social, à moins qu’une force vienne rompre cet accord d’individus, comme le fait Razza qui impose un discours paternaliste et séparateur : à travers la personne de Béryl, c’est la voix des femmes qu’il étouffe ; seuls les hommes sont engagés à partir pour la « guerre sainte ». Voilà deux indices d’une culture misogyne qu’Amphibole ne connaît pas, préférant laisser libre cours à l’autonomie des hommes tout autant que des femmes.
Pourtant, c’est bien à l’énergie féminine de la ville bleue que l’on fait appel pour donner une réalité à l’espoir de métamorphose sociale qui existe chez les habitants d’Orfalaise. C’est par un mouvement d’inversion des valeurs symboliques et sexuelles que l’issue se révèle aux personnages. Il faut retourner au bain originel, à la symbolique du liquide amniotique, pour purifier l’espace miné par la haine et la dévastation du féminin : l’entrée de Skän et Kallisto dans le bassin souterrain n’est pas un baptême mais une réconciliation avec le monde des femmes que le père dévorateur, Razza, a banni (il n’est d’ailleurs jamais fait allusion à la mère d’Akkar). Le signe des retrouvailles est deux fois pratiqué, puisque la sortie sous la pluie n’est que la reproduction d’un geste identique qui n’est plus cette fois intime comme dans la grotte mais collectif et social. Avec Skän, c’est tout Orfalaise qui se baigne dans l’eau nouvelle d’un temps libéré de la peur et de la violence, dessinant ainsi la figure d’un homme nouveau qui ne craint plus l’eau-femme et qui réconcilie les forces créatrices de la nature.
C. L’homme nouveau
Il se dégage peu à peu une image de la masculinité redéfinie selon des critères nouveaux, où le respect prime sur toute autre valeur sociale. L’opposition sexuelle se limite à n’être que ce qu’elle est en soi, une simple différence physique déchargée des apports culturels archaïques et hiérarchisants. Tob et Djuba ont incarné la première ébauche de cette nouvelle réalité, bien qu’ils aient été encore aux prises avec les contraintes communautaires qui les séparaient, obligeant l’homme à s’investir dans la violence militaire au nom de la collectivité et la femme à demeurer dans le cercle oppressif du pouvoir paternaliste de Razza, telle une éternelle mineure. Pourtant, dès le début du film, Djuba avait montré des capacités à s’assumer seule, à s’occuper du dressage des klütz avec une adresse hors pair, à remettre à sa place Tob s’il empiétait sur l’espace personnel de sa petite amie. Le nouvel idéal que mettent en place Kallisto et Skän dénoue la tension initiale qui préexistait aux rapports entre les sexes. Le jeune Pyross est d’autant plus prêt à accepter ce nouveau système de valeurs qu’il est le fils et le frère de femmes réfléchies et volontaires, qui ne laissent pas à d’autres, les hommes, le droit de décider de leur devenir. Ainsi, le premier aspect notable de l’homme nouveau est son statut d’égal par rapport à la femme.
Le second aspect que l’on peut dégager n’est plus d’ordre statutaire mais d’ordre intellectuel. Il est certain que le goût de la culture ne trouve qu’une place réduite dans l’univers pyross où les forces primales de la nature sont associées à la vision traditionnelle de la masculinité ; cependant, il n’en est pas complètement absent et la musique peut s’y donner à entendre exceptionnellement ; d’ailleurs le fait que Skän joue de la flûte hors de la cité semble redire le caractère dissident du personnage par rapport aux valeurs figées de sa communauté. Remarquons que la musique – laquelle, on le sait adoucit les mœurs, où plutôt révèle des mœurs adoucies – est un des moyens qui permet à Kallisto et Skän de « s’accorder » lors de leur première rencontre : ils jouent de conserve, niant en un échange musical la séparation culturelle qui les rend si différents en apparence. C’est donc un homme capable d’émotion esthétique et non défait de toute sensibilité culturelle, comme l’est Akkar, qui se donne comme modèle nouveau de masculinité. En outre, il possède également le courage, voire une capacité à se battre, mais celle-ci se manifeste exclusivement dans un rôle défensif et non agressif. La violence n’est qu’un recours ultime qu’il convient de refuser. Quant au courage, il n’est pas catégorisé comme exclusivement masculin : Kallisto ne manque pas de courage lorsqu’elle s’élance avec les siens en direction d’Orfalaise alors qu’elle risque d’y être reçue en ennemie. Qualité et compétences sont donc présentées dans Les Enfants de la pluie comme des données dégagées de leur étiquetage sexué : chacun est capable d’acquérir des compétences sans devoir rendre des comptes à tout son sexe.
Enfin, il faudrait ne pas être aveugle sur la signification des déplacements accomplis par les personnages
principaux : si Skän revient sur sa terre natale après avoir subi l’épreuve du dépaysement, Kallisto, quant à elle, change de lieu, quitte sa cité pour suivre celui qu’elle aime. La
différence notoire entre les deux personnages permet de comprendre que si la jeune Hydross semble abandonner sa terre, elle fait un choix qui n’est sous l’influence d’aucun pouvoir
contraignant : elle assume, en tant que femme autonome, le changement. De plus, elle ne part pas sans emporter ce qui la définit, l’eau. Elle offre, en dot dirons-nous, l’essence de sa
culture dans le but de la partager. Finalement, l’intrusion du monde féminin dans le monde masculin inverse le schéma sexuel de la « possession » de la femme par l’homme :
l’élément hydross vient fusionner avec l’élément pyross en se défaisant de tout affrontement, afin de le rendre à nouveau fécond.
Conclusion
Les Enfants de la pluie est un conte qui a le mérite de ne pas céder aux facilités schématiques, lesquelles imposent dès le plus jeune âge des représentations statutaires et une hiérarchisation archaïsante des sexes. Certes, la distinction physiologique est évoquée sans être niée, mais elle ne s’allie pas à une vision culturelle clichéique qui instaure une relation de défiance et de peur entre hommes et femmes : l’exploitation de celles-ci par ceux-là n’a jamais empêché la crainte de l’altérité et de la différence. Dans son récit, Philippe Leclerc donne à comprendre l’exclusion des femmes, et plus largement de l’Autre, comme une erreur autant sur le plan de la nature que sur le plan intellectuel et politique, puisqu’elle n’aboutit qu’à l’autodestruction d’une société défaite d’une part vitale d’elle-même. Il est nécessaire d’admettre sa crainte pour s’en défaire et pour offrir à l’« étranger » la reconnaissance de son existence. Ainsi, c’est par l’acceptation de l’Autre que le moi trouve la garantie de son épanouissement.
Callisto, nymphe au service d’Artémis, est transformée en ourse pour avoir rompu son vœu de virginité, puis tuée d’une flèche ; Zeus, qui est celui qui l’a séduite, la transforme en la constellation de la Grande Ourse.
Amphibole : groupe de silicates à deux clivages faciles et parfaits (Le Robert).