LES TOILES ROSES
02.
Les racines de la
« follophobie »
Philippe Ariño
Quand je me balade sur les sites de rencontres internet gay, je suis assez frappé de voir le nombre de fois où les annonces de profils précisent – plus ou mieux gentiment d’ailleurs – que « les folles » et « les efféminés » doivent débarrasser le plancher. Derrière ce type de propos, il faut comprendre : « Si je me case avec un homme qui ressemble à une nana, ou avec une de ces pétasses qui ‘fait milieu’, autant que je bascule hétéro tout de suite ! Moi, si je suis gay, c’est que je suis attiré par des mecs, des Vrais, des hommes virils ! J’ai pas du tout envie que mon couple devienne une parodie d’hétérosexualité ! ». On voit bien ici que le rejet des « folles » et la scission « milieu/hors milieu » se font paradoxalement au nom de la défense de la pureté identitaire homosexuelle, d’une militance 100 % pro-gay, d’un soutien à la communauté homosexuelle… Quelle contradiction !
Alors la question qui se pose, c’est : Pourquoi tant de haine envers les personnes (homosexuelles) efféminées ? Qu’ont-elles
fait de mal pour que le sobriquet « tapette » balancé dans une cour d’école soit fréquemment considéré comme la plus violente des insultes ? Pourquoi les individus homos ou
hétéros, après avoir décerné la Palme de l’Humour aux « Grandes Folles » des cabarets télévisuels (« Quoi de plus désopilant qu’un spectacle de travesti ? »
entend-on souvent…), après s’être roulés par terre de rire pour La Cage aux Folles, finissent par traîner en procès pour
« homophobie » leur incontournable Zaza (« Elle donne une image négative et caricaturale de l’homosexualité, qui nous dessert, NOUS, homosexuels ordinaires… »), par
la conduire au bûcher, et par saluer les nouveaux modèles cinématographiques clean d’une homosexualité rangée et « intégrée socialement » – comprendre « une homosexualité
invisible », voire « quasi hétérosexuelle » – ? (combien de fois a-t-on pu entendre à propos du film Comme
les autres de Vincent Garenq, par exemple, le « bien fou » que procurait la vue du binôme Pascal Elbe/Lambert Wilson : « ENFIN on ne nous montre pas un
couple homo composé de deux tantouzes Gay Pride, mais au contraire des homos NORMAUX, pas efféminés… » ?) Pourquoi ce sont généralement les personnes homosexuelles les plus
machistes et les plus efféminées (« Il n’y a pas plus folles que les folles qui détestent les folles » déclare à juste raison Jacques Nolot dans son film La Chatte à deux têtes…) qui déchargent le plus violemment leur amertume agressive sur l’homme efféminé, cet être qui a pourtant été
le petit garçon maniéré qu’ils ont été aussi, ce jeune homme militant des années 1950-60 qui fut le premier à s’assumer en tant qu’« homo » et à mener les combats pionniers pour leur
future liberté de personnes homosexuelles, cet homme adulte qui travaillera jusqu’à la fin de sa vie à masquer son efféminement dans un engagement de couple où, dira-t-il, « aucun des
deux membres ne fait l’homme ni la femme » ?
Pour répondre à ces questions, je me suis moi-même interrogé sur les sensations intérieures que me procurait la compagnie de mes amis gays les plus efféminés : un mélange de fascination, de lassitude, de tristesse, de révolte, d’amusement, et au final d’attendrissement. L’autre jour, en plein Paris, je me promenais précisément avec l’un d’entre eux – appelons-le Tristan. Tristan est un gars très maniéré, autant vestimentairement qu’au niveau des attitudes. Un peu artiste, chanteur et poète raté. Quand on le voit, on devine tout de suite son homosexualité latente. Il est très féminin. Non pas qu’il imite les vraies femmes ; mais il cherche constamment, dans son mode de vie, à reproduire, par anti-conformisme de principe, tous les traits de caractères misogynes de la femme cinématographique attribués à tort aux femmes réelles : la séduction manipulatrice, la vengeance doucereuse, la manigance cachée et esthétisée, l’émotion lacrymale travaillée, le caprice, le scandale, les cancans, la folie, l’hystérie, le viol, etc. J’ai bien essayé d’intégrer Tristan à mes autres cercles amicaux ; je disais à mes connaissances : « Ne vous fiez pas à ses apparences de peste. Allez voir plus loin ! L’agression, ce n’est qu’un genre qu’il se donne pour se défendre et entrer en relation. Il se trouve beau comme ça, mais au fond, ce qu’il faut comprendre, c’est qu’il ne s’aime pas vraiment comme ça. »)… mais sans succès : ils le trouvaient tous unanimement insupportable. Pour ma part, je n’avais pas honte de me balader seul avec lui dans la rue, ni peur d’affronter les regards de mépris des passants qui nous associaient instinctivement à un couple homosexuel en voyant chez mon voisin le sac à main en bandoulière, la chemise exagérément échancrée, le pantalon ultra-moulant, les santiagues « de tapette », et le déhanché de mannequin « de-la-mort-qui-tue » (en quelques sortes, marcher dans la rue avec Tristan, c’est comme faire son coming out, voire subir un outing !). Mais mes amis ont fait preuve de moins de patience à son égard. Je les comprends un peu… même si je ne les justifie pas car ils se sont arrêtés au vernis, au lieu de considérer la « Personne réelle » qui se cache derrière une image outrancière et surchargée, vernis que Tristan assume à la fois complètement – cette féminité médiatique singée sur son corps d’homme, c’est selon lui le « must » de la grâce séduisante, du pouvoir, de la provocation, de son originalité, de son identité – et qu’il n’assume pas du tout – il sera le premier à me dire qu’il n’est pas efféminé et qu’il n’a rien à voir avec ces autres « folles du Marais ! » : ce va-et-vient entre défense et déni de son propre efféminement, qui est objectivement le signe de son inconstance, de sa lâcheté, de son vide identitaire, de son désarroi existentiel, lui apparaîtra paradoxalement comme un jeu exceptionnel, un trait de génie. La trahison (aux autres, mais d’abord à lui-même), c’est, croit-il, sa nature profonde.
Pour être honnête, je peux concevoir qu’intellectuellement on puisse devenir follophobe (c’est-à-dire anti-folles). Je constate en effet que plus un garçon est efféminé à l’âge adulte (mais ça marche aussi pour une femme à apparence très masculine – comme quoi, pour moi, le problème n’est pas d’abord une affaire de « genre(s) » et d’« apparence sociale féminine/masculine » comme l’avancent les Queer Studies, mais bien plus profondément de refus de son propre sexe de naissance : ce n’est pas tant l’efféminement que la haine qu’illustre le rejet de son sexe et le rejet des images sociales de celui-ci, qui fait violence), plus il devient insupportable à vivre, soumis aux objets et aux regards des autres, cynique, misogyne, immature, agressif, asocial, radin, caractériel, fourbe, menteur, faussement mélancolique/euphorique, capricieux, théâtral, misanthrope, narcissique, paresseux, manipulateur, dandy, « langue-de-pute »… parce qu’il fuit le Réel, il fuit les autres et qui il est, il préfère vivre dans un monde fictionnel (littéraire ou cinématographique) que dans un monde vrai et exigeant, il hait les hommes et – même si c’est plus difficile à percevoir, car l’idolâtrie est une déclaration de haine dissimulée temporairement par la passion – les femmes. Cette haine de la femme réelle, à qui il préfère la femme-objet cinématographique courtisane mi-poupée Barbie mi-Catwoman, ce machisme peinturluré de rose, cette faiblesse agressive, cette laideur caricaturale orgueilleusement exhibée comme le summum du Goût et de l’esthétisme, a quelque chose de grotesque et d’insupportable en soi, c’est vrai.
Dans l’efféminement, je crois fondamentalement que l’os, c’est le rejet de la différence des sexes. À force d’être sublimée, à force d’être compressée en un seul individu, elle est menacée. Ce qui gêne le plus chez les mecs efféminés (pas forcément homos d’ailleurs), c’est qu’ils portent sur eux le désir de viol : en effet, l’identification à la femme-objet, réifiée par le cinéma et traitée comme une marchandise qu’on sublime sous forme de fétiche sacré ou d’automate ultra sophistiqué, est objectivement violente sur la durée – même si, sur le moment, elle amuse –, et rend, pour sa société, l’homme efféminé coupable. Être violé ou avoir connu l’inceste d’un univers maternant trop pesant n’est pas un crime en soi, puisque le viol a été subi ; or à l’inverse, on pardonne peu le désir de viol, car une victime est toujours libre de ne pas soutenir voire reproduire l’agression qui lui a été faite. D’ailleurs, pour revenir au cas précis de Tristan, il me disait explicitement que le viol exerçait sur lui une sorte d’attraction irrésistible : il s’habillait très léger pour choquer et provoquer l’agression ; quand il se faisait insulter dans la rue, il prenait un malin plaisir à jeter verbalement de l’huile sur le feu en aboyant comme un petit roquet sur celui qui le menaçait (et moi, à côté, je le tirais par le bras, genre « Allez viens, Tristan, on y va, laisse tomber… [j’le connais pas, faites pas attention à lui, c’est mon p’tit frère…] ») ; il me racontait aussi les 4-5 agressions très violentes qu’il a subies à cause de son apparence efféminée – type qui se masturbe devant lui dans un recoin du métro parisien, jet de pierres, insultes, vol à l’arrachée dans le RER, etc. – ; moi qui n’ai jamais, en tant qu’adulte, été agressé du fait d’être efféminé, je ne suis pas loin de penser que Tristan a largement appelé le viol par l’affichage de son arrogance précieuse et par son désir inconscient d’être attaqué… Le fantasme du martyr a toujours été chez lui vraiment très marqué, même s’il est complètement irresponsable.).
Ce qui fait finalement sourire dans l’efféminement, qui le rend touchant et moins grave que ce que je viens de signaler plus haut, c’est que cette identification à la femme-objet est forcément incomplète, ratée, ridiculement orgueilleuse (un être humain ne deviendra jamais 100 % objet, qu’il le veuille ou non), et que bien des hommes homosexuels – les hommes travestis et transsexuels en 1ère ligne – se rient de leur prétention (à se croire objet sacré, à changer magiquement de sexe ou à le perdre) et de leur naïveté (en parodiant sur eux-mêmes le massacre iconoclaste de l’idole féminine qu’ils ont au départ cherché à incarner sérieusement : je vous renvoie par exemple au portrait absolument camp de la chanteuse de music-hall handicapée jouée par Denis D’Arcangelo dans la comédie musicale Le Cabaret des hommes perdus de Christian Siméon). Le problème, c’est que l’usage systématique du second degré laisse un sérieux doute sur le prétendu recul qu’ils ont par rapport à la violence de leur désir.
En fin de compte, nous devrions reconsidérer les bons côtés de l’efféminement chez les hommes : le petit garçon qui s’est identifié à des modèles féminisants par rejet des modèles machistes, a voulu, à la base, un monde plus juste, plus doux, plus fantaisiste, plus coloré, moins violent. C’est une démarche tout à fait louable… même si, dans sa fuite, cet enfant a rejoint une nouvelle violence, celle d’un monde inanimé, solitaire, déshumanisé, où règne le fantasme : en gros, il est passé sans s’en rendre compte de la sensibilité à l’inconfort de la sensiblerie. Il ne faut pas croire complètement à la comédie des « folles » comme elles souhaiteraient la croire à la fois vraie et futile, mais simplement y reconnaître l’expression d’une fragilité, d’une blessure qui se nie tout en s’exprimant, d’un viol – fantasmé mais parfois réel – : derrière le masque rose à paillettes du travesti homosexuel se dissimule souvent un homme violé. Oui, je ne vous le cache pas : pour aimer des êtres qui concrètement font tout pour se rendre détestables, qui sont les maîtres du chantage aux sentiments, de la douceur-poignard, notre patience est mise à rude épreuve. Mais justement, nous devons aider notre société à les valoriser, et nous forcer nous-mêmes à les aimer, car en dépit des apparences, ils sont vraiment très fragiles (beaucoup, même, se trouvent être dépressifs). Seulement voilà : ils masquent leurs faiblesses et leurs blessures par une carcasse d’autosuffisance afin de nous faire croire qu’ils sont forts et indestructibles : mais ils s’aiment bien peu au final. Ils sortent artistiquement l’artillerie lourde (maquillage, scalpel, somme astronomique en vêtements, régime alimentaire draconien, drogues, usage du ridicule et de la méchanceté, humour camp convivial, etc.) pour ne pas se faire aimer parce qu’ils s’imaginent que l’amour est une arme qui assujettit, qu’ils ne peuvent vraiment aimer profondément que dans l’agression, bref, parce qu’ils croient que l’amour est le viol.
Comme dirait quelqu'un de ma connaissance : "le monde gay, ce sont d'infinies diversités en d'infinies combinaisons".
Longtemps, j'ai fait partie de ceux qui détestent les folles. Qui les trouvent superficielles, ridicule, etc, etc... J'ai fait partie de ceux qui préféreraient ne pas les voir aux gay-prides. De ceux qui disent que "ces gens-là sont justement la cause de tous les problèmes dont souffre la communauté, qu'ils nous ridiculisent". Mais pourquoi aimerais-je une caricature de gonzesse si moi, j'aime les hommes ?
On connait la chanson. J'étais jeune à cette époque. Jeune et con, ça va sans dire.Aujourd'hui, j'ai changé. Je perçois chez les folles cette féminité qui existe aussi en moi. Cette féminité qui dérange. Quand ma supérieure me taquine et me dit : "Vous exagérez encore !". Je lui réponds, tout aussi taquin : "pardonnez l'expression de cette part de ma féminité", ce qui la fait beaucoup rire : "oui, je sais, je suis excessive", me répond-elle
Les folles font partie du monde homo et de sa diversité. Libre à chacun de les aimer ou non, on ne choisit pas d'aimer le chocolat ou les escargots au beurre à l'ail. Reconnaissons tout de même, que sans les folles, nous serions toujours dans ce monde invisible et je pense aujourd'hui que les droits des gays seraient encore très illusoires. Des folles marchent aux gay-prides, ont balancé des claques aux flics à Stonewall, et sont, je pense, les lointains descendants des hommes aux deux-esprits si sacrés à nos ancêtres car plus proche de l'être suprême androgyne et capables de marcher entre les mondes. C'est mon idée, hein ? J'ai la folie de la partager.
Il m'arrive d'affirmer que les folles ont quelque chose de plus que les autres, quelque chose qui les rend presque supérieures. Peut-être justement d'affirmer la femme qui vit en elles. Elles participent à la beauté du monde et je les en remercie. Folles, vous colorez ce monde.
Fred
J’ai essayé de lire (et relire) le plus attentivement et le plus objectivement possible ton texte. Je sais bien mes limites, culturelles et intellectuelles, et elles m’ont interdit un temps de te commenter. Pourtant, trois mécanismes dans ton raisonnement me mettent mal à l’aise, et je ressens le besoin de dire mon désaccord, même si, je me répète, je suis loin de prétendre détenir une pensée mieux argumentée et plus objective.
1- La première gêne vient de cette sorte de postulat que « nous », les homos, nous devrions avoir une sorte de solidarité communautaire (ou communautariste ?). Ces folles, ce sont nos frères, (voire nos sœurs…), dans la douleur et dans l’exclusion. Et pourquoi, Grand Dieu ? L’humanité est composée de tous les genres, de tous les transgenres, de toutes les obédiences et de toutes les envies. Et les affinités personnelles suivent toutes les espèces de circonvolutions cervicales altérées par les vécus plus ou moins tordus de chacun… Avec mes 65 ans, je me sens plus proche, infiniment plus proche, du petit hétéro-macho-dragueur de 20 ou 25 ans, plein d’humour et d’autodérision, plus ou moins consciemment passablement homophobe, que de la fofolle affectée ou non, qui me fiche aussi mal à l’aise que la mémère hétéro de 45 ou 50 ans qui « se la joue jeune » et essaye d’aguicher le petit hétéro cité plus haut… (clin d’œil personnel à un vécu actuel…). Je suis incapable de communautarisme : je prône le droit à l’indifférence dans la meilleure empathie possible.
2- Ton texte semble nous demander de comprendre ces garçons et de les apprécier, sinon de les aimer. J’ai été sensible à l’analyse que tu fais et au lien établi avec le fantasme de viol. Il me semble en effet fort pertinent. Mais honnêtement, qu’en ai-je à fiche ? Si j’étais un avocat, je me jetterais volontiers dans cette lutte en défendant les intérêts de l’un de ces garçons en difficulté. Je ne suis pas avocat. Si c’était l’un de mes enfants, (je me poserais beaucoup, mais alors beaucoup beaucoup de questions !), je serais prêt à le défendre bec et ongles contre toutes les adversités. Aucun de mes enfants n’est dans ce cas. Si un proche, de la famille, dans mes relations sociales était très maniéré ou efféminé, je n’aurais aucune gêne à me promener sur les boulevards avec lui. Et sans doute n’hésiterais-je pas à demander des explications à celui ou celle qui lui manquerait de respect en ma présence. Mais je n’ai pas d’amis intime dans cette situation. Hasard ?
3- « Dans l’efféminement, je crois fondamentalement que l’os, c’est le rejet de la différence des sexes. ». Je serai moins pontifiant sur ce troisième point. Je ne pense pas que ce soit le rejet de la différence, ou seulement de façon anecdotique. Je crois plutôt que les « folles » rejettent les femmes. Voudraient les éradiquer. Les annihiler. En somme, elles les considèrent comme le sexe en trop. Qu’ils pourraient avantageusement les remplacer. Doit-on, autre parenthèse, faire un lien avec le profond désir d’adoption ?
Ces garçons vivent leur souffrance à leur manière, comme ils le peuvent, avec la plus grande dignité qu’ils le peuvent. Ils sont parfois extraordinairement courageux, parfois à la fois ignominieusement veules et provocants. Ils font ce qu’ils peuvent, comme ils le peuvent. Et ils ont droit, comme je le revendique, à l’indifférence. La mienne y compris.
Juste, ce que je ne leur reconnais pas, c’est de prétendre être plus malheureux ou plus mal compris que les autres. Les souffrances cachées sont parfois bien plus insupportables que les douleurs ostensiblement affichées.
Enfin, trivialement si j’ose, en tant que « bi », quand je m’intéresse à une femme, j’aime assez qu’elle assume tranquillement sa féminité, et quand je désire un mec, c’est plutôt un petit mâle débordant de testostérone qui attire mon regard…