LES TOILES ROSES
par BBJane Hudson
Fiche technique :
Avec Rod Steiger, George Segal, Lee Remick, Eileen Heckart, Murray Hamilton, Michael Dunn, David Doyle, Martine Bartlett, Barbara Baxley, Doris Roberts et Irene Dailey. Réalisation : Jack Smight. Scénario : John Gay, d'après un roman de William Goldman. Directeur de la photographie : Jack Priestley. Compositeur : Stanley Myers.
Durée : 108 mn. Disponible uniquement en Zone 1 en VO.
Résumé :
Le directeur de théâtre Christopher Gill (Rod Steiger) utilise différents déguisements pour s'introduire chez des femmes d'âge mûr, qu'il étrangle sauvagement. Il entame un jeu de chat et de souris avec l'inspecteur chargé de l'enquête (George Segal), et le harcèle d'appels téléphoniques railleurs. Sa mégalomanie et l'ambiguïté des rapports qu'il entretient avec son adversaire, le conduiront à plusieurs faux pas, dont le dernier – l'agression de la fiancée de l'inspecteur (Lee Remick) – lui sera fatal.
L'avis de BBJane Hudson :
Okay... ce n'est pas vraiment un film fantastique... mais il est queer à cent pour cent !.. Et puis, il est le précurseur (inspirateur ?) du génial Théâtre de sang de Douglas Hickox, une œuvre depuis longtemps assimilée – fort abusivement, elle aussi – au genre qui nous intéresse. Dans les deux cas, l'intrigue se concentre sur une série de crimes commis par un homme de théâtre, qui recourt à toute une panoplie de déguisements, prend un malin plaisir à narguer la police, et achève son odyssée meurtrière sous les feux de la rampe. Mais quand les implications queers du film d'Hickox demeurent voilées, celles du « refroidisseur de dames » sont on ne peut plus explicites. Démonstration…
Comme une tripotée de serial killers cinématographiques, Christopher Gill pourrait arguer, pour sa défense, que « tout est la faute à maman ». C'est bel et bien sa défunte mère (ou plutôt le souvenir traumatisant laissé par cette dernière) qu'il cherche à supprimer en une geste meurtrière trop tardive pour être réparatrice.
Célèbre tragédienne, Amanda Gill présente tous les attributs de la diva-virago capricieuse, castratrice, et probablement incestueuse (soupçon éveillé par les propos de Gill avant son premier crime, lorsqu'il se remémore les séances de chatouilles auxquelles il se livrait avec sa mère, et précise qu'elle avait un délicieux grain de beauté sur l'aine.) Le théâtre qu'elle régenta jadis, et dont son fils a hérité, est un véritable mausolée dédié à sa mémoire, une sorte de matrice funèbre dans laquelle Christopher se trouve sous la surveillance constante des effigies maternelles.
Maman très chère (portrait d'Amanda Gill)
Non moins encombrante et abusive apparaît la génitrice (Eileen Heckart) de l'inspecteur Morris Brummel, caricature de la mère juive, tantôt autoritaire, tantôt geignarde, constamment harassante, intarissable moulin à remontrances et à perfidies.
Les deux protagonistes centraux (et adversaires) du film possèdent donc une commune expérience de la tyrannie maternelle, à laquelle l'un et l'autre peinent à se soustraire.
Si Gill s'y emploie à travers le crime, Brummel n'a d'autre échappatoire que son travail – encore y est-il en butte aux sarcasmes de ses collègues, peu charitables envers ce « fils à maman », tandis que celle-ci lui reproche volontiers sa profession (un flic juif ! quelle trahison !)
Il semble avoir renoncé à toute liaison féminine (au grand dam de sa mère, qui estime qu'un homme de son âge « ne devrait plus avoir de boutons », et qui se montre avide de petits-enfants – bien que peu tentée par la perspective d'avoir une belle-fille...), jusqu'à ce qu'il rencontre Kate Palmer, une voisine de la première victime de Gill.
Pour autant, il n'est pas immédiatement conquis par cette demoiselle peu farouche et au caractère bien trempé. Selon la coutume hollywoodienne de l'époque, la volonté d'émancipation féminine est plus ou moins assimilée à une forme de nymphomanie (poses provocatrices de Kate, et répliques à double sens – désignant l'arme de Brummel, elle lui demande espièglement s'il « porte ce machin-là tout le temps », et s'il est un tireur d'élite), heureusement curable. En effet, la jeune femme ne tardera pas à corriger son comportement et à se racheter une conduite en acquérant un livre de cuisine juive, et en se mettant aux fourneaux pour plaire à l'élu de son cœur.
Sensible à ces attentions, l'inspecteur succombe, non sans maladresses et atermoiements, aux avances de Kate. Le couple légitime ainsi formé n'a plus qu'à éprouver sa solidité par le biais des épreuves amoureusement concoctées par un troisième larron (notre bon vieux « monstre queer ») : Christopher Gill, fermement décidé à conserver l'exclusivité des attentions du beau Brummel.
Diversion hétéro
Car, dans le cas du meurtrier, le coup de foudre éprouvé pour son poursuivant ne fait aucun doute.
C'est après avoir vu la photo de Brummel dans un journal que Gill décide de provoquer la police par une série d'appels téléphoniques moqueurs. Sans tarder, il demande à Brummel la permission de l'appeler Morris, puis "Momo". Désireux de briller à ses yeux, il ne peut tolérer que la paternité de ses crimes lui soient déniée, et se fâche tout rouge lorsqu'un innocent fait l'objet d'une arrestation.
Quand Brummel est destitué de l'enquête, Gill menace de multiplier ses exactions si son adversaire favori n'est pas immédiatement rétabli dans ses fonctions. « RÉINTEGREZ MORRIS ! », écrit-il au rouge à lèvres sur un miroir, dans la chambre de l'une de ses victimes.
La réaction de Brummel à ces avances est pour le moins embarrassée et contradictoire. Ce célibataire prolongé, couvé par sa mère et emprunté avec les femmes, est soudain confronté à son indécision sexuelle. La conscience de sa possible homosexualité lui inspire autant de répugnance que de désarroi. Lorsque le psychologue de la police lui demande quel effet lui fait l'inscription laissée par l'assassin : « Ça me dégoûte », répond-il. Puis enchaîne : « Quel effet ça vous ferait à vous ? » « a me dégoûterait aussi », assure le psy. Et Brummel de conclure, amèrement : « Bien sûr... C'est le mot juste... »
Néanmoins, quand sa mère veut savoir pourquoi il répond aux coups de fil du tueur : « Parce qu'il me plaît ! » lâche Brummel avec irritation.
Cri du cœur
Ses échanges téléphoniques avec le meurtrier ne laissent aucun doute quant à sa parfaite connaissance des sentiments qu'il inspire à ce dernier, et de l'homosexualité de Gill. Si le mot n'est jamais prononcé, Brummel évoque la question en termes assez peu mesurés : « Une pourriture... un cancer... un dépôt d'immondices... »
Lors de leur face à face, il demandera à Gill : « Votre mère savait-elle réellement ce que vous êtes ? » L'emploi du péjoratif "ce que" au lieu de "qui", renvoie Gill à sa condition de criminel d'une nature spécialement méprisable – pire que tueur de dames : pédé.
Coiffeur pour dames et refroidisseur de rombières,
six ans avant Vincent Price dans Théâtre de sang.
Gay, Christopher Gill l'est sans équivoque. Au-delà des codes propres au cinéma de l'époque pour dépeindre un homosexuel (célibat, goût pour les œuvres d'art et pour la théâtralité, intellectualisme, gestuelle affectée), Gill accumule les facteurs aggravants : il est affublé d'une mère dominatrice, est expert en travestissement, et n'hésite pas à prendre ouvertement la défense de ses congénères. Lorsque, déguisé en coiffeur gay, une vieille rombière l'accuse d'être homo, il lui rétorque du tac au tac : « Ça ne fait pas de moi un filou ! » (“It doesn't mean that you're a bad person” dans la VO). Cette petite phrase, que Rod Steiger énonce avec une évidente délectation, fut imposée par le comédien, qui, sentant la nécessité d'une réplique percutante à la saillie homophobe du personnage féminin, interrompit le tournage le temps d'en trouver une valable. Elle lui fut inspirée par un ami gay qu'il avait coutume de retrouver dans un bar fréquenté par des comédiens (anecdote relatée dans Rod Steiger – éd : Fromm International, New-York –, affectueuse monographie consacrée à l'acteur par son ami Tom Hutchinson.)
Frustré d'être constamment éconduit par l'inspecteur, Gill aura recours à ses deux déguisements les plus provocateurs pour accomplir ses derniers meurtres : l'uniforme d'un flic nommé... Morris Brummel, et la perruque défraîchie d'une femme d'âge mûr, soi-disant rescapée d'une agression de l'étrangleur. Ce faisant, il endosse les personnalités des deux objets de son obsession : son Momo, et sa maman.
Enfin, c'est Kate Palmer qu'il attaquera, dans une ultime tentative de susciter la rencontre tant attendue avec Brummel, tout en éliminant sa rivale.
« Pourquoi moi ? » interrogera la jeune femme au moment critique.
La réponse de Gill sera aussi laconique que révélatrice : « Demandez-le à votre amant... »
Drag Steiger
Un peu oublié de nos jours (il demeure inédit en DVD zone 2, n'est jamais sorti en VHS, et ne fut que rarement diffusé à la télévision), Le Refroidisseur de dames mérite amplement d'être redécouvert, ne serait-ce que pour son caractère précurseur (le mélange d'humour décalé et de noirceur profonde n'était pas courant dans les thrillers de l'époque), son parfum (prégnant) de follitude, et la performance époustouflante de Rod Steiger – qui cita fréquemment le film parmi ses préférés.
Notons que le scénario de John Gay (!!!) est adapté d'un roman jadis publié dans la "Série Noire", Soyons Régence de Harry Longbaugh. Sous ce pseudonyme (qui est le véritable nom de Sundance Kid, bandit légendaire du Vieil Ouest) se cache William Goldman, romancier et scénariste fameux, auteur des scripts de Butch Cassidy et le Kid (une obsession, décidément...), Marathon man, et de trois adaptations de Stephen KING : Misery, Coeurs perdus en Atlantide, et Dreamcatcher.
Le réalisateur Jack Smight, lui aussi injustement négligé par les cinéphiles, signa la version la plus gay du roman de Mary Shelley : Frankenstein, the true story (sur un scénario de Christopher Isherwood), ainsi qu'une adaptation inégale mais passionnante de L'Homme tatoué de Ray Bradbury. Après Le Refroidisseur de dames, son second chef-d’œuvre est encore plus confidentiel : The Traveling executioner évoquait les déboires d'un « bourreau itinérant amoureux de sa chaise électrique » (dixit Coursodon et Tavernier). Smight dirigea également trois des plus célèbres icônes gays hollywoodiennes : Gloria Swanson (dans Airport 1975), Olivia DeHavilland (dans le premier téléfilm de l'actrice, The Screaming Woman), et Bette Davis (dans Partners in crime, téléfilm itou).
« Jusqu'à ce que la mort nous unisse » ?
(Rod Steiger et George Segal)
Lien :
Une critique (english language) sur l'excellent site DVDVerdict.