LES TOILES ROSES

BELLEVILLE

Une nouvelle signée Abdellah Taïa

 

 

La nuit est redevenue mon ennemie.

Je ferme les yeux. Le sommeil ne vient pas, ne vient plus. Je suis seul à Paris, et j’ai peur.

Le Maroc, mon pays.

Je ne connais pas le Maroc. Je connais Rabat. Je connais Salé surtout : j’y suis né.

Tout est loin. J’ai quitté il n’y a pas si longtemps ce premier monde. Mon origine.

Je vais devenir fou. Je le sens. Je le sais, chaque jour un peu plus.

En attendant le sommeil je rêve déjà, je rêve encore. Je pense et c’est lourd. Ma conscience des choses devient extrême. Je tremble, tout me fait mal. L’abîme est là, devant moi. Le monde se dérobe, se renverse. Où est la terre ? Où est le ciel ? Encore une crise de panique ? Comment la fuir, l’amadouer, la prier, la séduire ? Je récite machinalement des versets du Coran. Je dis et redis le prénom de ma mère, M’Barka, M’Barka, M’Barka… Rien à faire ? La crise monte. La panique vient. Mon cœur bat plus fort, il va s’arrêter.

Je meurs.

Je ne me souviens plus tout d’un coup du Maroc. Je ne suis plus moi-même. Je suis qui ?

Je vis à Paris. Depuis sept ans dans et avec moi-même. Nous sommes seuls. Dans le silence agité de ma tête.

Je marche dans mon rêve, dans mon cauchemar parfois bleu. Je vais.

Avant, j’étais optimiste. Vraiment ? Je pleurais, je riais, je pleurais et riais en même temps. Mais je ne le disais à personne. Ma mère s’en doutait. Elle sait tout ma mère, le bien, le mal, la bénédiction, la perversité, le salut, elle sait tout du monde et de moi loin.

Aujourd’hui, de l’autre côté, je vois le noir qui est en moi depuis le début. Le désespoir inné. La folie initiale. La maladie de toujours. Le péché originel. Le suicide. La mort. La trahison. Le silence éternel.

Tout, tout se révèle enfin à moi. Mais je suis encore jeune. Trente-deux ans. Je ne veux pas tout voir, tout savoir. S’il vous plaît, s’il vous plaît, laissez-moi quelques années ou juste quelques mois encore dans l’ignorance. Non, non, je vous assure, vous vous trompez, je ne suis pas fort, je ne suis pas devenu fort, je mens, je fais semblant, je joue, je bluffe. Croyez-moi, s’il vous plaît, ayez pitié de moi. Prenez autre chose de moi, mais laissez-moi dans la naïveté, l’illusion de la naïveté. Je ne sais pas me battre. Je ne sais pas vaincre. Je veux être encore idiot, ridicule, faible, efféminé, entre-deux. Laissez les autres rire de moi, je m’en fous. Laissez-les s’éloigner, me fuir. Condamnez-moi à ce que vous voulez, j’accepterai votre jugement, mais pas cette perte, pas cette solitude devant le Grand, devant la Fin. Écoutez, écoutez, c’est moi, moi, c’est ma voix intérieure, elle dit un pays chimérique, colérique, entouré d’eau, qui bouge, disent-ils. Le Maroc.

Jadis. J’ai grandi à côté d’une prison. La prison Zaki, entre le terrain de football, l’aéroport, la base militaire, dans ce qui allait devenir une forêt, sur la route de Fès. Un jour je suis allé voir des hommes brisés en sortir. Ils étaient déjà partis quand je suis arrivé. Dans un café, juste en face de la gigantesque et effrayante porte d’entrée, je me suis assis, et j’ai écouté. Un homme grand, un peu campagnard, au milieu de son histoire, disait à un ami :

« Je suis devenu homme, je suis devenu plus fort dans la prison… Plus personne n’osait me toucher… Et c’était plutôt moi qui baisais qui je voulais… Chaque fois que j’avais envie ou que j’avais froid, j’allais baiser quelqu’un… En prison, j’ai appris le sexe. Je couchais avec mes amis, avec mes ennemis, et même avec mes frères. La loi… la loi du monde ne m’intéressait plus. La loi, je l’ai réinventée. J’ai baisé. Je me suis baisé. J’ai baisé l’autre qui est en moi. Je n’ai rien fait d’autre. Maintenant je retourne à ma femme. Je sais qu’elle a pris un amant. Je le connais. Je vais la reprendre. Je vais la baiser elle aussi pour rattraper le fil de notre histoire. Plus rien n’a d’importance. La morale ? Je m’en tape. Mes parents ? Ils m’ont renié, je les respecte quand même, mais de loin. La religion ? C’est quoi la religion ?! Une fiction, voilà, c’est tout. Je suis devenu plus fort, oui, suffisamment fort pour fuir tout en revenant à cette putain de vie. Mais je ne vivrai plus comme un chien. Je suis un loup maintenant. »

En retrouvant ma mère, j’ai voulu lui dire ces mots vrais que je venais d’entendre, d’apprendre par cœur. Elle n’était pas libre. Elle préparait avec la voyante lalla Chafya, une amie de longue date, un sort pour désenvoûter mon grand-frère. Mon grand-frère ! Quelle déception ! Petit, j’espérais devenir un homme comme lui. Un homme pour lui. Il s’est marié. Sa vie s’est alors arrêtée. Il n’était plus mon frère, mon prince. J’étais orphelin. Les rêves autour de lui se sont cassés. Ils sont tombés par terre. Il fallait continuer seul. Ne pas rapporter à ma mère les paroles libres du prisonnier. Ne pas dire mes projets, ma mégalomanie d’adolescent enfant, moi tout simplement. Ne rien avouer. Ne rien partager. Garder la légèreté première quand même. Cette brise de bonheur qui nous rendait visite parfois. Continuer à aimer. Ne pas juger. Ne pas se juger ? Difficile. Et un jour, je ne me souviens plus exactement du chemin que j’ai emprunté, atterrir à Belleville. 72, rue de Belleville. L’immeuble d’Edith Piaf. « Ici naquit en… Edith Piaf dont la voix allait plus tard bouleverser le monde… »

 

Je suis arrivé. Je vis dans la ville de mon rêve premier. Tout a commencé à prendre forme, doucement, lentement. Je connais mon sang, mon sexe et parfois mon avenir. J’avance, je recule. L’été d’une grande canicule, je venais d’avoir trente ans, il y a eu une grande déflagration. En moi. La nuit. Métro Pyrénées. Dans le silence indifférent du monde. Le mal s’est réveillé dans mes entrailles. Et la peur interminable, celle de l’homme enfant face aux heures terribles de son existence, de son exil, a pris le dessus. Je vis depuis dans cette peur et je sais que je suis maudit. Vraiment maudit. Ma mère ne le sait pas. Pas encore.

 

© Abdellah Taïa

Tous droits réservés.

Publiée avec l’autorisation d’Abdellah Taïa.

 

Vient de paraître aux éditions du Seuil :

Mer 25 nov 2009 1 commentaire
En deux phrases, je suis avec Abdellah. Entre Belleville et Salé ? Non, avec lui dans son coeur déchiré, dans son écartèlement culturel, familial, sensuel. Et je me dis qu'il explique mieux, avec dix ans de plus ce que Nizan osait dire dans Aden Arabie, "J'avais vingt ans. Je ne laisserai personne dire que c'est le plus bel âge de la vie." Et que de ce mal de vivre, naissent de superbes émotions d'écrivain et des bonheurs de simple lecteur.
le père docu - le 25/11/2009 à 11h35