LES TOILES ROSES


de  Nico Bally

 

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SWEET FRANKENSTEIN

 

Nico Bally a publié une multitude d'histoires étranges sur divers supports, du webzine à l'anthologie, en passant par le livre photo-musical.

Après avoir sillonné les villes les plus exotiques et palpitantes du globe (Dunkerque, Manchester), il vit aujourd'hui à Lille où il fête tous les jours son non-anniversaire (trente ans tout rond) avec un lapin gay, une chatte blanche déguisée en chatte noire, et la fée Clochette.

En marge de l'écriture, il travaille comme contrôleur de contenu pour Recisio Music malgré de longues études en sciences, informatique et philosophie. Il respecte les lois du TATBAR (Touche À Tout, Bon À Rien) en s'adonnant à la photographie naïve, la musique noise-ambiant expérimentale, les courts-métrages DIY, l'auto-pornographie, le rot tonal et la peinture sur vélo.

Pour Les Toiles Roses, il élargit ses univers fantastiques-oniriques en développant les thèmes LGBT qu'il avait trop souvent mis de côté.

 

 

Qu'avais-je fait ?

Voulant braver la mort, j'avais profané la vie. Me croyant scientifique, je m'étais fait nécromancien. Clamant avec orgueil le nom de Prométhée, je n'étais devenu qu'un Faust raté.

Je voulais égaler Dieu, et donner la vie en prenant à la terre et au ciel. Mais je n'avais rien fait d'autre que coudre entre eux des morceaux de cadavres.

Et certes, oui, j'avais donné la vie à ce patchwork hideux. J'avais été fier, j'en avais joui, j'avais transcendé des siècles de médecine boiteuse.

Mais en contemplant ses yeux ce jour-là, je compris que ma créature, plus humaine que les humains, subissait un tourment qu'aucune autre âme ne pouvait saisir.

Qu'avais-je fait ?

En créant ainsi la vie, je m'étais chargé d'une responsabilité bien plus lourde que celle d'un simple père.

« Regardez-moi », m'a-t-elle dit.

C'est vrai que je détournais les yeux. Pourtant je connaissais ce corps par cœur. Je l'avais récolté dans différents cimetières. Ne pouvant confier ce travail à un autre, j'étais allé déterrer les cadavres assez frais pour me servir de matière première.

Les jambes ne manquaient pas. J'ai choisi les plus robustes. Celle du garde qui fut terrassé par une flèche lors de l'assaut de la prison. Le pauvre était si jeune. J'ai pris ses jambes et son torse. J'aurais emprunté son cœur s'il n'avait été transpercé.

Le bassin et les bras venaient d'un bûcheron à demi écrasé par un arbre. La gangrène et une amputation mal pratiquée l'ont achevé.

La tête venait d'un jeune poète mort de la syphilis. Je suis sûr qu'il aurait été ravi de se savoir ainsi recyclé.

Le cerveau provenait du crâne de mon ancien professeur, malheureusement décédé de pneumonie. C'était l'esprit le plus brillant que j'ai connu.

« Vous savez que je ne suis pas un homme », m'a dit ma créature.

J'ai d'abord mal interprété ses paroles.

Puis, comme elle portait sa main vers sa poitrine, j'ai compris.

Le cœur.

Les cœurs survivent mal à la mort. Le seul que j'ai pu trouver était celui d'une jeune femme violemment assassinée. L'organe était en parfait état.

La main de ma créature est ensuite descendue de son torse jusqu'à son entrejambe.

« Je ne suis qu'un tas de cadavres entretissés, m'a-t-elle expliqué. Cela me blesse, évidemment. Mais le pire est que votre assemblage est incohérent. Pourquoi m'avoir faite ainsi ? »

Je tremblais alors de peur et de culpabilité. Ma créature était dotée d'une force qu'elle ne soupçonnait pas encore. D'un coup, dans un accès de rage, elle pouvait m'aplatir.

« Qu'avez-vous fait ? »

J'ai balbutié une excuse. Je n'avais pas réfléchi, pas à ça. Je pouvais réparer... peut-être... enfin oui, je pouvais, je pouvais... trouver un nouveau cœur.

Mais il était trop tard pour cet organe. Il avait pris la parole en premier. Elle voulait devenir une femme, totalement. Une opération très simple comparée à ce que j'avais accomplis.

 

J'ai arpenté les cimetières à nouveau. Mais accompagné, cette fois-ci.

Nous avons choisi la poitrine d'une femme morte pendue, accusée de vol et de sorcellerie.

Le bassin venait d'une jeune fille, décédée après deux semaines d'une intense fièvre.

J'en fus surpris, mais elle accepta de garder les bras, les jambes, et la tête.

Après qu'elle fut endormie, j'ai hésité à la tromper, ne changer que son cœur, ou la tuer. Mais ça n'aurait pas été une façon honnête d'achever mon travail. Je lui devais le respect d'un père à son enfant, d'un Dieu à sa créature.

Que ferai-je après cela ? Diffuser mes travaux me semblait impossible sans avoir une preuve à fournir, et je me refusais à exhiber ma créature de place en place.

Je réalisais alors que je ne lui avais pas donné de nom.

 

L'opération se déroula bien.

Elle se réveilla, les yeux pleins de larmes, de reconnaissance, sûrement, pour ne pas l'avoir tuée ou trompée. Et pour ce corps enfin en accord avec son identité.

« Merci », a-t-elle murmuré.

Puis elle s'est levée, et m'a tourné le dos. Elle partait.

Où ? Je savais que nulle part dans ce monde on ne saurait l'accepter. Elle n'était que cicatrices.

J'ai voulu la prévenir.

« Attends ! Tu... Tu ne pourras pas vivre comme ça. Tu es... Tu es un monstre.

Plus maintenant… »

 


© Nico Bally – 2009.

Tous droits réservés.

Direction littéraire de la série : Daniel Conrad & Pascal Françaix.


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Lun 21 déc 2009 1 commentaire
Très jolie nouvelle.
Kamol - le 21/12/2009 à 16h31