LES TOILES ROSES



LA PRÉSENCE
Pascal Faure

 
Pascal Faure travaille dans le domaine informatique et en parallèle réalise des captations musicales ainsi que des documentaires autour de ses thèmes de prédilection, la musique, la nécessité des mélanges culturels, la citoyenneté. Par l’intermédiaire de Yasmine Belmadi qu’il avait interviewé dans le cadre d’un documentaire sur les rêves et les réalités des jeunes, il rencontra Salim qui lui confia en 2002 la construction et la maintenance de son site d’acteur.

 
Au fil des années, Salim a proposé des personnages qui expriment tous le mystère de la présence : moment de l’apparition, présence aux autres, permanence de la présence après le départ. Chez Ozon, c’est clair, mettre fin à son existence est l’unique condition pour que le couple des Amants criminels puisse perdurer, et manger son corps amènera à la libération, physique et sexuelle. On est très proche des croyances primitives sur les bienfaits de l'anthropophagie. Chez Morel, Salim est une sorte de dieu Mercure : il a constamment un désir d’envol, sublimé chez l’apprenti poète d’À toute Vitesse ou réalisé en parapente vertigineuse avec Le Clan, ainsi que cette capacité à intercéder entre les dieux ennemis, gardiens de nuit dans Premières Neiges ou frères de sang dans Le Clan. Chez Salis, le jeune peintre en bâtiment passe un moment dans l’autre monde, celui d’un élève d’une Grande École, tout en n’ayant pas trop d’illusion sur la légitimité de sa présence. Chez Schweitzer, le Gigolo trouble femmes et hommes parce qu’il n’appartient à personne et certainement pas à lui-même ; la version longue, Archives de Nuit, beaucoup plus rugueuse, montre en une longue scène le gigolo face à la solitude de sa propre image pour injurier le monde entier. Au théâtre, le destin de Pier Paolo Pasolini sera scellé au moment même de l’apparition de Pino Pelosi : la mise en lumière de la pièce et la bande annonce du dvd ont particulièrement souligné cet instant. Chez Giliberti, le kamikaze Jihed est déjà au seuil de sa mort et on ne sait pas vraiment si David aura réussi à le ramener à son humanité, au Centième Nom. Chez Besset, Osman, en véritable cheval de Troie, va achever la destruction de la boboïtude lettrée des Grecs. Et chez Saint Hamont, l’arrivée fracassante du jeune homme ambitieux dans cette famille juive pied-noir ne restera pas sans conséquence. Du côté des peintres et des photographes-peintres, la présence à l’autre ne concerne que l’artiste : chez Pierre et Gilles, Giliberti, Rousseau ou Nabil, il est frappant de constater la solitude du modèle Salim, confronté uniquement à la mise en scène très personnelle de chacun. Tous ses personnages ont un rendez-vous avec le destin, ils ont la volonté farouche de le faire plier si c’est pour eux-mêmes ou de transformer celui des autres. Lorsque j’avais retranscrit l’interview faite en 2003 et visible sur son site, j’avais été étonné par la récurrence de l’expression « je suis arrivé, il(elle) est arrivé(e) ». Il suffirait donc d’arriver en un lieu pour qu’il se passe quelque chose ; il est vrai que si on a la chance de constater cela pour soi-même, devenir comédien est la bonne voie. On pense à la didascalie « il entre », « il sort » et son équivalent au cinéma « dans le cadre », « hors cadre » ce qui, transposé au réel, signifie « il devient présent au monde et agit », « il s’absente du monde et demeure ».



Personnellement, lors de moments de désœuvrement, je passe parfois devant une télévision allumée. On m’y fait comprendre en boucle quelques concepts simples : si j’étais un habitant plutôt d’une banlieue urbaine, plutôt modeste et plutôt d’une culture musulmane, l’extrême droite serait obsédée par moi, la droite aurait la manie de diligenter chez moi des journalistes-policiers et des policiers-militaires pour me traquer sans relâche, la gauche pendant vingt ans m’aurait malencontreusement oublié et l’extrême gauche aurait le cynisme absolu de ne pas s’intéresser à mes révoltes du fait qu’elle n’y discernerait pas une dimension politique. Toutes chaînes confondues on me diffuse aussi une ribambelle de séries policières qui m’expliquent deux choses : en quelques clics de souris et un peu d’ADN on sait absolument tout de moi, et le droit de m’abattre n’est pas totalement entériné par ces couilles molles de juristes mais bon, l’efficacité avant tout. La Bonne Nouvelle Télévisuelle est claire : il va falloir faire son deuil de la liberté individuelle pour des raisons supérieures. Cette pornographie permanente de la non-liberté, non-égalité, non-fraternité, je me demande souvent comment elle peut être supportée. Je sais que l’absence de considération – des autres, des citoyens – choque des sensibilités comme celle de Salim et il y a bien là une absence totale de considération. Évidemment nous en avons parlé ; il a « l’habitude », mais j’ai compris aussi que pour lui le principe de réalité est toujours supérieur aux représentations. Le maëlstrom anxiogène des médias ne l’intéresse pas puisque ce n’est pas vrai, sa vie l’intéresse puisqu’elle est vraie. « Ma vie est un roman qui m’intéresse beaucoup » écrivait Berlioz. Et si sa vie professionnelle peut devenir un exemple pour les autres, c’est sa meilleure réponse parce que, en effet, il vient plutôt d’une banlieue urbaine, plutôt modeste et plutôt d’une culture musulmane. Je trouve assez piquant ce principe de réalité de la part de quelqu’un dont le métier est la fiction. Si vous relisez son interview, vous verrez que sa décision finale de devenir comédien est partie d’une situation éminemment concrète en Algérie ; ce qu’il nous dit c’est que l’imaginaire nous permet – lui permet – d’être directement présent à la réalité des autres. Ce que Salim nous disait, il faudra s’en souvenir les soirs de couvre-feu, dans nos États sécurisés et auto-contrôlés : « (…) les gens vont vers le jeu, le soir après le couvre-feu ils se réunissent, ils prennent des bidons, ils improvisent un orchestre, ils chantent, ils imitent des grands chanteurs, ils font du folklore. C'est du théâtre. Ils ne le savent peut-être même pas eux-mêmes, ils le font instinctivement, naturellement. Dans une île déserte, à cinq, six, vous allez faire du théâtre, vous allez faire de la comédie. Ce sera un exutoire, la place au rêve, pour sortir de la vie comme elle est. Pendant les dix minutes où tu pleures de rire, tu es le plus heureux du monde. » Je pense que sur scène, Salim a en tête cette nécessité de la présence aux autres, pour les amener autre part. Il y a coïncidence entre cette spécificité du théâtre et son propre engagement de comédien, cela donne du sens. On aimerait parfois demander à certains comédiens s’ils ont réfléchi une seconde aux raisons pour lesquelles ils sont devant nous plutôt qu’ailleurs : c’est creux ; ils délivrent leur petite prestation comme tout bon prestataire de service, ils font des cabrioles si les projecteurs éclairent leur narcissisme et puis… voilà. Comme quelques-uns de mes contemporains, j’ai des « pratiques » culturelles et avec le temps, la mauvaise habitude de me poser des questions. Pourquoi diable ce réalisateur a passé deux ans de sa vie à faire ce film fatiguant (réponse : parce que sa fatigue est forcément sublime et si le spectateur ne le comprend pas c’est qu’il est un veau), pourquoi donc cet acteur surjoue-t-il à ce point (réponse : parce qu’il craint que le myope spectateur ne le voit pas), pourquoi accepte-t-on de montrer plusieurs scènes avec un micro voltigeur en haut de l’image (réponse : parce que le spectateur ne va quand même pas sortir de la salle pour si peu). Et donc lors de ces moments pénibles je repense à la scène made in Algérie à la Kusturica que décrivait Salim, il y a là l’expression de la nécessité, de l’absence de mensonge et conséquemment du respect des autres. On voit bien la cassure : le message ressassé par nos élites avec l’obséquieuse participation des médias, c’est l’exact contraire, c’est de dire que la fraternité est synonyme de faiblesse, la raison commande désormais, il faut bannir l’empathie, ce sentiment de fillette, il faut contraindre les autres et s’en protéger. L’apologie de l’affrontement est le fondement de ce message, elle déborde de la télévision allumée que j’évoquais plus haut, et nous serions donc insensés de le refuser. Les temps sont semble-t-il venus, il va falloir choisir son camp : être raisonnable et absent aux autres, ou déraisonnable et présent aux autres.



On transporte années après années dans notre petit théâtre intérieur les quelques instants que nous ont apportés les comédiens et les acteurs. Au fond c’est extrêmement étrange, pourquoi tant de communion avec ces personnes qui s’agitent pour de vrai et pour de faux dans ces lieux où nous ne restons qu’une paire d’heures. Il y a quelque chose d’enfantin dans les motivations, de part et d’autre : le comédien veut séduire son public, le public a besoin d’être séduit. Lors d’une répétition, une comédienne rappelait à l’ordre un autre comédien : « Joue ! il faut jouer maintenant ! », cette injonction m’avait frappé parce qu’elle avait le même degré d’absolue nécessité que dans la cour d’une école. Même s’il ne s’agit « que » de jouer, les artistes participent à la production d’objets culturels qui sont, pour quelques temps encore, des lieux inventés où on a l’impression d’apprendre le réel mille fois plus qu’à l’école. Le glamour qui les entoure – tapis rouge à Cannes, passages à la télé et photos paparazzitées –, qui peut prendre une place très importante dans la vie de fans, n’est pas le principal dans ce qu’ils nous donnent. Le vrai cadeau est bien leur présence, parfois sur des décennies, sur les scènes et les écrans ; ils nous racontent à chaque fois une nouvelle histoire, qui peut parfois rejoindre avec force notre propre histoire, ils parlent à l’enfant qui est en nous. On peut aimer revoir plusieurs fois un film alors même que l’on « connaît la fin » comme autrefois, avant de s’endormir, nous exigions de l’adulte étonné qu’il nous redise toujours le même conte. Ces artistes font partie de notre famille, et comme dans toute famille il y a ceux que nous préférons recroiser périodiquement plutôt que d’autres. Au printemps, lors des Grecs, la pièce de Besset, je me disais que Salim fait désormais partie de la famille des amateurs de théâtre et cinéma, qu’il est invité chez eux parce que d’un côté ils ont envie de le revoir et de l’autre parce qu’il s’est imposé. Il n’y a pas de hasard. Quand on connaît les détails de sa vie – l’interview du site en donne une idée – on comprend bien qu’il n’est pas né avec une cuillère en argent dans la bouche comme on dit, qu’il a franchi des murs au pied desquels d’autres sont encore en train de se lamenter. Le vécu donne une vraie épaisseur pour toucher le public et les pieds sur terre pour traverser les vapeurs du show-business. Lors de la construction de son site, j’ai préféré utiliser le terme « parcours » plutôt que le trop froid « CV » (qui en fait est proche : « chemin de vie »). C’est évidemment le parcours de Salim dans la peau de tous ces personnages mais en filigrane c’est aussi l’intersection du parcours des spectateurs avec le sien. Lapalissade : s’il n’y avait pas de parcours il n’y aurait pas de rencontre avec le public ni avec toutes les personnes qui construisent le théâtre et le cinéma. Certains parlent de la « grande famille du cinéma » avec ironie, parce qu’ils limitent ce monde aux seuls professionnels de la profession. Pour moi – et le lecteur l’aura compris – les frontières sont bien au-delà : ils ne sont pas seuls, il faut bien dans une famille qu’il y ait à la fois le petit frère saltimbanque et les parents admiratifs. En voyant le nombre d’internautes qui accèdent à son site, les durées de consultation et les pays correspondants, je me dis qu’il ne s’agit pas là d’une famille virtuelle ; Salim « est arrivé » dans le cœur du public et c’est une bonne nouvelle.

 Paris, octobre 2006
Pascal Faure


Note de Daniel C. Hall : Sans l’aide et la générosité de Pascal, la semaine consacrée à Salim n’aurait pas eu lieu. Dès la première heure, il a été à mes côtés. Ce dossier lui doit beaucoup. Nous avons travaillé dans la simplicité, la pudeur et l'amitié que nous inspire, de façon différente, Salim Kechiouche. Je n'ai qu'une hâte en montant à Paris, rencontrer Pascal, le remercier de vive voix et discuter des sujets qui nous tiennent à cœur et qu'il évoque si bien dans ce billet. Chokrane Pascal !

Toutes les photos sont (c) Michel Giliberti.
Tous droits réservés. Reproduite interdite.

Publiées avec l'autorisation de Salim et Michel.

Ven 27 oct 2006 Aucun commentaire