LES TOILES ROSES

 

chenu.jpg Photo (c) Jérôme Lavadou.


Sans aucun doute, j'aimerais à m'afficher...

Lucie Chenu

 

Pour la vingt-deuxième livraison de cette série de textes basée sur les hypothèses "Si j'étais homosexuel(le)" pour nos ami(e)s hétéros gay-friendly et "Si j'étais hétérosexuel(le)" pour nos ami(e)s gays hétéro-friendly, j'accueille avec un intense plaisir Lucie Chenu, qui fait partie de ma vie littéraire hors de ce blog et cette thématique. Lucie Chenu est une écrivain, anthologiste, et éditrice française travaillant dans le domaine de la littérature fantastique, de la fantasy et de la science-fiction. Elle a reçu le Prix Bob Morane à deux reprises (2008 et 2009) pour son activité d’anthologiste. Elle a été quelques années, active dans l'édition professionnelle tout comme dans le fanzinat (Horrifique) et le webzine (Univers & Chimères). Elle a co-dirigé la collection "Imaginaires" des éditions Glyphe de 2007 à 2009, date à laquelle elle a démissionné afin de se consacrer à ses propres écrits. Elle me fait (et nous fait) l'honneur de participer à cette série et, surtout, en réaction à l'homophobie vous offre une nouvelle... qui montre, si besoin en était, que hétéros et homos sont humainement liés envers et contre tous les haineux... Merci, ma chère Lucie...

 

 

Si j’étais homosexuelle, sans aucun doute, j’aimerais à m’afficher. Je ne supporterais pas les regards des bien-pensants – pas plus que je ne les supporte, maintenant, alors que je ne suis « que » hétéro. Je jouerais la provoc, pour mieux me défendre. Je défilerais à la Gay pride, même si la musique qui l’accompagne n’est pas ma tasse de thé. J’enragerais… j’enrage déjà.

Si j’étais homosexuelle, j’aimerais à explorer ton corps et le mien, riant de leurs ressemblances, m’étonnant de leurs différences. Si j’étais homosexuelle, je penserais tout savoir de ton désir, je le croirais semblable au mien. Et pourtant ! Je me tromperais sûrement. Parce que tu serais femme, comme moi, tes seins réagiraient de la même façon que les miens aux mêmes caresses ? Parce que tu serais femme, comme moi, mes doigts, ma langue, entre tes lèvres te procureraient la même jouissance qu’à moi, tes doigts, ta langue ? Je rêverais de te pénétrer jusqu’au plus profond de toi, et je le ferais – il y a des joujoux marrants pour cela. Je m’introduirais doucement, guettant tes réactions, la montée de ton plaisir. Et puis nous échangerions. Ah oui ! Pouvoir échanger nos rôles, dans l’amour comme en d’autres moments !

Si j’étais homosexuelle, peut-être m’apercevrais-je que le monde ne se vit pas en noir & blanc, en bite & trou.

Si j’étais homosexuelle, je ne pourrais pas mettre en cause, à chacune de nos disputes, ton genre et ton machisme ! Peut-être serais-je obligée de me remettre en question, chaque jour.

Si j’étais homosexuelle, serais-je vraiment une autre ?

 


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Bienvenue à Paris !

(nouvelle inspirée de faits réels)

 

 

Willkommen, bienvenue, welcome !

Fremde, étranger, stranger.

 Gluklich zu sehen, je suis enchanté, Happy to see you,

bleibe, reste, stay

in cabaret, au cabaret, to cabaret !


John Kander, Cabaret (1972, Bob Fos


Prison ferme. Quatre mois, autant dire une éternité. Martin se tient voûté, la figure dans les mains. Il n’ose pas regarder le visage de sa famille venue du Havre, de ses amis entassés là pour lui manifester leur affection, leur soutien. Martin sent qu’on l’entraîne, vers il ne sait où, menotté. On craint sans doute qu’après avoir brisé cette foutue vitrine, il ne détruise le Palais de Justice !

 

Casseur. Délinquant. Pour l’exemple. Les mots s’enchaînent et tournent et retournent dans ma tête sans aucune logique. Je ne comprends pas. Je ne sais pas ce que je fais là. J’ai mal, j’ai peur. J’ai froid. Peter. Comment va-t-il ? Va-t-il s’en sortir ? Où m’emmène-t-on ? J’entends l’avocat qui me parle, il a l’air soucieux, comme si c’était de lui qu’il s’agissait. Sans doute que ça la fout mal pour un commis d’office de n’avoir pas su convaincre le juge.

 

Dire qu’il y a quelques mois, tout allait si bien…

 

***

 

« Un jeune homme de 22 ans a été condamné hier à huit mois de prison dont quatre mois ferme pour avoir brisé des vitrines de magasins lors d'une manifestation anti-Sarkozy qui avait dégénéré, lundi soir à Paris, dans le quartier de la Bastille. » AFP 11/05/07

 

Julien repose la dépêche d’un air dégoûté. Trois lignes. Trois lignes pour condamner un homme, pour lui coller sur le dos l’étiquette à jamais indélébile « délinquant ». Alors que trois pages ne suffiraient pas à raconter, à expliquer comment ce « jeune homme de 22 ans » est devenu un casseur. Ni pourquoi. L’envie le titille d’en savoir plus, d’enquêter sur ce cas. Ça tombe bien, il n’a rien d’autre à faire. Tous les collègues se sont rués sur les politiques comme autant de nuées de mouches sur un tas de crottin ; les réactions face à l’élection de Sarkozy ne sont vendeuses que si elles émanent de gens connus. À Julien Durand le menu fretin. De toute façon, un freelance n’a d’autre choix que de suivre ses intuitions s’il veut bouffer – la rançon de la liberté.

Ça ne devrait pas être difficile de trouver les coordonnées du jeune homme, de ses parents, de son travail. Quelques coups de fil, quelques recherches sur le net, et bien sûr le PV de l’audience en comparution immédiate. Bien que sec et dénué de tout semblant de vie, un tel document est précieux pour qui sait s’en servir et Julien est passé maître dans l’art de l’investigation.

Sa décision prise, Julien descend en vitesse les escaliers, jette à Estelle, sa compagne et photographe attitrée, un « prends ton appareil et viens ! » auquel cette dernière, en vraie pro, répond au quart de tour en attrapant sa sacoche et les clefs de l’antique R5. Le moteur chauffe déjà quand Julien s’installe à côté de la conductrice après avoir prévenu la concierge qu’Estelle et lui partaient en reportage pour un temps indéterminé et qu’ils comptaient sur elle pour arroser les plantes et nourrir le chat.

En chemin, Julien brosse à Estelle un tableau de la situation. « Ce gars, Martin Dufy, casier judiciaire vierge, condamné à huit mois de prison dont quatre mois ferme pour avoir brisé une vitrine. Je veux savoir pourquoi il a fait ça, comment il en est venu à ce geste. Ça peut plaire à l’Hebdo, quand le public aura fini de s’intéresser aux réactions des politiciens. »

Estelle écoute, acquiesce de la tête, sans dire un mot, les yeux rivés à la route que lui trace Julien, à grands mots nerveux. À lui la parole, à elle le visuel. Ils se complètent à merveille, dans le boulot comme dans la vie.

Julien a décidé de commencer par le Havre. Il veut sentir d’où vient Martin, humer l’air marin mâtiné d’effluves pétrolières qui l’a nourri depuis l’enfance, comprendre comment Dufy a pu devenir un émeutier ou un pillard. Il veut faire sa connaissance, en quelque sorte.

 

***

 

« Qu’est-ce que vous voulez savoir ? Mon fils, c’est un gentil gars, pas une de ces racailles. Jamais il n’aurait lancé ce pavé, je ne sais pas ce qu’il s’est passé, ça n’est pas lui, ça… »

La femme renifle et s’essuie les yeux avec un mouchoir à carreaux qu’elle a sorti de la poche de son tablier. Julien l’écoute respectueusement, consolateur. Il a l’habitude, mieux vaut laisser parler les gens, ne pas poser les questions qui fâchent, ne pas les braquer. Petit à petit, madame Dufy se détend et raconte son fils, son brave petit gars, comme elle dit.

Martin a grandi sur les hauteurs de la ville, à Sanvic, un quartier tranquille. Il a passé toute son enfance dans une maison étroite coincée entre deux hautes bâtisses grises, avec un petit jardinet où traîne encore un vieux tricycle rouillé. Une scolarité sans histoire, une adolescence un peu terne, c’est ce que Durand déduit des confidences de madame Dufy. Un rayon de soleil, pour éclairer cette fadeur : l’amour du beau et un don pour la peinture que ses parents ne peuvent nier. Malgré le spectre du chômage, Martin sera artiste.

Julien repart de Sanvic muni des coordonnées de l’École Supérieure d’Art où Martin a fait ses études et du nom de l’un de ses professeurs, Leroux, qui a bien connu le jeune homme. Il sent en lui l’excitation de la traque, de la piste. D’un simple sourire, Estelle a obtenu l’autorisation de photographier la maison, le tricycle et la mère.

La rencontre avec Leroux s’avère décevante, le professeur s’irrite de ce qu’il ressent comme une intrusion. « Vous voulez quoi ? Salir ce garçon ? Vous croyez que vous ne faites pas assez de dégâts, comme ça ? » Et sans s’expliquer davantage, il leur claque au nez la porte de sa salle de classe. Durand jure : « putain, merde ! C’est quoi cet a priori sur le journalisme ? Ça lui vient pas à l’idée qu’on puisse vouloir faire du bon boulot ? Après ça, les gens râlent parce qu’on n’est pas bien renseignés, faut pas s’en étonner s’ils refusent de nous parler ! » Dépité, il quitte l’école à grandes enjambées sans s’apercevoir qu’Estelle n’est plus à ses côtés.

Estelle s’est attardée dans l’enceinte de l’école. Elle admire photos et dessins affichés sur des panneaux consacrés aux œuvres des élèves et tombe en admiration devant un portrait à la sanguine représentant un jeune homme au visage torturé. Elle se rapproche pour déchiffrer la signature, n’est pas vraiment étonnée de lire « Autoportrait – M. Dufy ». Un sifflement s’échappe de ses lèvres : celui qui a fait ça n’est pas un délinquant ordinaire, il n’est pas non plus un jeune sans histoires. Il faut avoir rencontré la souffrance et l’avoir apprivoisée pour peindre ainsi.

Alors qu’Estelle est plongée dans sa contemplation, une fille d’une vingtaine d’années vient se poster à ses côtés.

« Qu’est-ce que vous lui voulez à Martin, l’autre journaliste et vous ? »

Sans détourner les yeux de la figure écarlate, Estelle murmure :

« Savoir. Comprendre. Expliquer. »

Ces quelques mots ont suffi, elle en apprendra plus sur Martin en quelques minutes de conversation avec Malika qu’en deux heures avec sa mère.

Martin se savait gay depuis l’adolescence et ça ne lui avait jamais posé de gros problème. L’École Supérieure d’Art où il poursuivait ses études s’avérait un milieu extrêmement ouvert et ses copains rockers se fichaient éperdument de ses préférences sexuelles tant qu’il n’essayait pas de les draguer. Après tout, ça leur laissait plus de chances avec les filles. Quant à ses parents, il évitait soigneusement le sujet. Ça ne les regardait pas, point barre. Malika étant la meilleure amie de Martin, ils croyaient plus ou moins qu’il y avait quelque chose entre eux. Estelle soupçonne que la jeune fille était secrètement amoureuse de lui, mais ça n’est pas son affaire.

Quelques mois auparavant, Martin était parti vivre à Paris. « Monté à la capitale », comme on disait encore dans cette province pourtant peu éloignée de la dite-capitale. Il s’était tout d’abord installé dans une de ces chambres de bonne insalubres qu’on y comptait par milliers. Peu importe, il s’y plaisait, s’accommodait des locaux exigus, quoique ayant eu un mal de chien à y installer sa table à dessin. Il était arrivé en septembre dans l’espoir de vivre de son art. Ses professeurs de dessin avaient bien tenté de le mettre en garde, il avait envoyé bouler leurs arguments et vendu quelques toiles à Montmartre. Hélas, les touristes étaient repartis et les gens du cru n’avaient que faire d’un peintre de plus. Martin avait vite compris qu’il lui fallait gagner sa vie d’une manière ou d’une autre. Débrouillard, il avait dégotté un job de serveur dans une boîte de nuit, le Gay Titi. Il y avait découvert la solidarité de la communauté BGL, mais aussi l’ostracisme que ses membres subissaient.

Estelle avait haussé un sourcil.

« Ostracisme ? Il s’était passé quelque chose ?

– Je suis allée passer le week-end de la Toussaint à Paris, chez Martin. Le soir d’Halloween, il y avait une fête au Gay Titi. Pendant le numéro de Peter, des mecs l’avaient hué, insulté… Martin n’a pas supporté.

– Peter ? »

Peter, ses grands yeux bleus, ses cheveux fous, noirs aux reflets roux. Sa silhouette souple et son rire sonore. Malika raconte, des trémolos dans la voix et des étoiles dans les yeux, Peter, Martin, tout ce que ni les parents ni les profs ne sauront jamais.

Cette fois, c’est Estelle qui explique à Julien, tandis qu’ils rentrent à Paris bien plus tôt que prévu. Un Julien vexé de n’avoir pas découvert le job de Dufy – sûrement du black, c’est pour ça que ses recherches n’ont rien donné ! Peu importe, petit à petit, à mesure qu’il écoute Estelle, son article s’écrit dans sa tête.

Peter chantait et dansait, travesti. Au Gay Titi, il reprenait quelques morceaux du Rocky Horror Picture Show que le public scandait en chœur, tapant dans ses mains – le plus souvent à contre-temps – et jetant quelques poignées de riz de-ci, de-là. Dès qu’il le vit, Martin fut séduit. Mais c’est peu à peu, au cours des longues discussions, le soir, après la fermeture de la boîte, qu’il tomba réellement amoureux. Malika s’en souvient bien. Au fil de ses séjours à Paris, elle a vu évoluer la situation, amie et confidente à défaut d’autre chose.

Peter – en réalité Pierre Marchal – est titulaire d’une licence de lettres. Les fées qui se sont penchées sur son berceau ont été prodigues ; en plus de sa voix sensuelle et rauque, de son corps félin taillé pour la danse, elles lui ont accordé d’écrire des poèmes déchirants. On croirait, à les lire, qu’ils sont signés Verlaine ou Baudelaire. Martin se remet au dessin. Ses esquisses, acérées comme les traits de son visage, s’inspirent volontiers des gens de son entourage. Un soir qu’ils se sont attardés longuement à discuter autour d’un verre, Martin fait le portrait de Peter. C’est cette nuit-là qu’ils deviennent amants.

Quelques jours plus tard, Martin déménage ses toiles et ses pinceaux de sa chambre montmartroise dans l’appartement clair et ensoleillé de Peter, agréablement situé dans le Marais, non loin de la Bastille.

Les deux hommes vivent quelques semaines de pure félicité. De cette sorte de bonheur tellement parfait, tellement intense, qu’on se dit que ça n’est pas possible, qu’on va le payer un jour, mais qu’on s’en fout. Au-delà de l’union charnelle, ils partagent le même appétit de connaissances, la même envie de culture. Peter prête des livres à Martin qui l’entraîne dans les galeries d’art ou lui fait partager sa boulimie de cinéma d’art et d’essai.

Jusqu’à ce que le réel se rappelle brutalement à eux, quelques jours avant le premier tour des élections présidentielles. Le Canard Enchaîné révèle que, pour le candidat Sarkozy, « l’homosexualité, comme la pédophilie, c’était génétique ».

De la part de celui qui brigue le plus haut mandat, cette phrase fait peur, très peur. Qu’on puisse mettre sur le même plan l’homosexualité et la pédophilie… Martin a envie de vomir.

Les jours suivants passent en un tourbillon. Meetings, lectures attentives des journaux les plus divers, discussions passionnées et angoissées avec les amis, avec des militants de tous bords. Martin ne comprend rien à la politique, ça lui passe par-dessus la tête et l’économie est un truc totalement extraterrestre, pour lui. Il découvre l’inimaginable. Un rapport de l’INSERM commandé par le ministre-candidat sur le « trouble des conduites chez l’enfant ». Cette expertise devait permettre au gouvernement de mettre en place des mesures de dépistage précoce de « troubles du comportement » dans le cadre de la loi de prévention de la délinquance. Un système de repérage des futurs délinquants parmi les enfants de maternelle.

Des enfants, putain, merde ! Un gamin qui tire les nattes de sa voisine doit-il être considéré – et traité – comme un futur violeur potentiel ? Et ça n’est pas tout. Le projet de « franchise médicale » obligeant les plus malades à payer plus, ce qui va à l’encontre du principe de solidarité, à l’encontre de la Fraternité, pourtant inscrite au fronton de la République… Les reconduites à la frontière de familles d’enfants « sans papiers » pourtant scolarisés, au mépris des promesses… Des familles gazées au lacrymo à la sortie de l’école !

Julien interrompt Estelle d’un ton sec :

« Épargne-moi ton laïus, je le connais par cœur. Et ça n’explique pas comment il en est venu à casser cette vitrine. »

Voyant sa compagne se renfermer dans son mutisme habituel, il reprend, d’un ton contrit :

« Je suis désolé, ma puce. Mais je ne vois pas le rapport.

– Pour Martin, c’était une évidence. Malika m’a parlé de cette période, elle m’a dit combien il avait changé.

– On en saura plus au Gay Titi. Tu nous as ramené une précieuse information, quand-même ! »

Estelle sourit, satisfaite de voir ses mérites reconnus. Le trajet de retour vers Paris s’effectue en silence, un silence rêveur, pour elle, nerveux, pour lui. Comme à leur habitude.

Il est près de vingt heures quand ils arrivent. La boîte n’est pas encore ouverte au public, mais le personnel y est sûrement. C’est la bonne heure.

La façade du Gay Titi est sobre. Rien qui évoque La Cage aux folles. Une fois entrés, cependant, les Durand se croient transportés sur une autre planète tant le décor est étrange. Les couleurs, les formes, tout est choisi pour surprendre. On arrive à grand-peine à identifier un comptoir de bar étincelant, sur lequel un petit homme fluet à l’air morose passe et repasse un chiffon immaculé. Sa voix de basse surprend. À voir son gabarit, on l’aurait attendue haut perchée.

« Vous désirez ?

– Pourrions-nous parler au patron ?

– C’est moi, Thierry Brugeaud, dit Titi, pour vous servir. Quoique ce ne soit pas encore l’heure et que vous ne ressembliez guère à ma clientèle habituelle, rit-il.

– Nous voulions vous poser des questions au sujet de Martin Dufy… »

Contrairement au professeur de dessin, Titi s’éclaire.

« Martin, oui, un garçon gentil comme tout, bosseur et pas chiant. Ses dessins ? Bof, j’y connais rien, moi, en dessin. C’était joli, oui, et ressemblant mais… comment dire ? Ça ressemblait plus à l’idée qu’on se fait de la personne, qu’à la personne elle-même. Beau, mais déroutant. »

Pendant que le bonhomme parle, Estelle se promène dans la salle aux murs turquoise, s’imprégnant de l’atmosphère des lieux. Elle a l’impression de pouvoir ainsi revivre en esprit des événements passés. L’œil attiré par une toile exposée en vis-à-vis de la scène, elle s’avance.

« Ah, ça, c’est le portrait de Peter que Martin a fait. Attendez, je l’éclaire. »

Brugeaud tamise l’éclairage de la salle, puis allume une rangée de spots. L’effet est saisissant. L’homme qui surgit ainsi du mur est d’une beauté à couper le souffle. Il séduit, instantanément. Un regard charmeur, un sourire coquin, une fossette, une seule, au coin de la joue. Mais derrière ce sourire, on sent une profonde anxiété. C’est le portrait d’un écorché vif qui brandit l’autodérision comme une carapace.

« C’est Peter, tel qu’il était avant Martin, précise Thierry Brugeaud.

– Avant ? interroge Estelle. Parce qu’après ?…

– Martin l’a transformé. Il en a fait un homme heureux. Martin a, en quelque sorte, pris sur lui l’angoisse de Peter. Mais maintenant… allez savoir ce qu’il deviendra !

– Maintenant ? Quatre mois sont vite passés, intervient Julien. Ça n’est quand-même pas si dramatique.

– Pas si dramatique ? rugit Titi. Ah, mais vous ignorez tout, alors. Allez poser vos fesses, je vais vous raconter. »

Julien et Estelle vont s’asseoir à une petite table non loin de là. D’un geste preste, Titi attrape trois verres et une bouteille de bourbon qu’il leur sert, sans leur demander leur avis. Les deux autres, le ventre un peu creux – le repas avalé à la hâte au Havre est loin –, n’osent toutefois pas protester de crainte qu’il ne change d’avis. Mais Titi a besoin de s’épancher, comme un moulin à paroles au ressort depuis trop longtemps remonté. Durand n’aura aucun mal à reconstituer ce qu’ont vécu Martin et Peter, ces dernières semaines.

Malika avait raison, Martin s’était pris de passion pour les élections présidentielles. Il voyait le diable en ce candidat prompt aux amalgames, dénué de la moindre compassion. D’après Titi, découvrir en même temps la vie parisienne et ses aléas, l’amour et la politique, ça l’avait fait disjoncter.

 

***

 

Plus le temps passe, plus s’impose l’évidence : il ne faut pas, à aucun prix, qu’un homme aussi peu respectueux des Droits de l’Homme devienne le Président de la République.

Martin, qui n’avait jamais songé à la politique auparavant, se veut tout d’un coup militant. Pour lui, seule la gauche peut éviter le pire. Oui, mais quelle gauche ? La plus extrême, bien sûr. Celle de la banquière, du facteur ou du paysan. Peter argumente : pour que la situation de 2002 ne se reproduise pas, pour que Le Pen ne soit pas au second tour, une seule solution : voter utile. Martin se laisse persuader. Mais voter utile, c’est quoi ? Bayrou, insiste Peter, le seul à même de vaincre Sarkozy. Non, affirme Martin, il faut voter Ségolène.

Premier désaccord, première fracture dans l’union parfaite des deux amants. Peu importe, ce qu’il faut, c’est convaincre l’électorat de droite de ne pas voter Sarkozy qui devient pour eux le mal incarné. Pire que Le Pen car possible.

À leur grande surprise, Peter et Martin découvrent que beaucoup de leurs amis se fichent totalement des élections. Ou même, ont l’intention de voter Sarko. À croire qu’ils ne voient pas le danger ! Il faut donc persuader les indécis ou les je-m’en-foutistes d’aller voter contre. Ceux qui auraient dû se sentir concernés au premier chef, les habitués du Gay Titi, les écoutent d’une oreille distraite réclamant des chansons plutôt que des discours. Peter modifie son répertoire, remplaçant certains morceaux du Rocky Horror Picture Show par des chansons de Cabaret, de Bob Fosse, ce film qui dépeint la montée du nazisme dans le Berlin décadent du début des années 30. C’est peine perdue ; aucun des admirateurs du chanteur ne comprend le pourquoi du changement.

 

***

 

Ils se sont couchés tard, la veille, ou tôt, le matin. Se sont levés l’esprit embrumé et le corps délicieusement endolori. C’est l’après-midi, la fin d’une longue journée de travail pour les enfants de l’école Saint-Antoine. Peter marche en avant, pressé d’arriver au Gay Titi. Martin s’attarde devant la vitrine d’un photographe. Il envisage l’achat d’un appareil numérique, ce serait l’idéal pour exposer ses œuvres sur Internet. C’est maintenant le meilleur moyen de toucher le public et de se faire connaître. Qui sait ? Il pourrait démarcher les éditeurs, par exemple. Certains sont à l’affût de nouveaux illustrateurs, la BD est en plein essor. Martin avance en rêvant à l’avenir.

Seize heures trente, la sonnerie, la bousculade habituelle.

La fillette sort en courant poursuivie par les railleries d’un groupe de gamins plus forts qu’elle. Nombreux. En pleurs, elle se précipite, sans voir où elle va. Elle heurte Martin, trébuche, tombe du trottoir. Peter la rattrape in extremis au moment où une voiture fonçant dans le couloir de bus allait la renverser. Il la tient un moment contre lui, le temps de reprendre son équilibre.

«  Sale pédé ! Espèce de pédophile ! Lâche la gosse !

– Merci, monsieur ! Vous l’avez sauvée ! »

La mère embrasse sa fille tout en s’interposant entre Peter et le photographe surgi de sa boutique. L’erreur est dissipée, mais Peter et Martin s’éloignent l’amertume au cœur, celle que sèment les mots et les amalgames trop facilement jetés à la face, salissure inaltérable.

 

***

 

Au matin du 22 avril, Peter et Martin voteront différemment, pour deux candidats que tout oppose et que seule rassemble l’opposition au favori. Martin fait l’aller-retour au Havre, ses parents sont ravis de cette visite dominicale ; ils le voient si rarement, maintenant. Ils seront déçus, Martin rentre tôt à Paris, il veut suivre la soirée électorale avec Peter, dans le fol espoir que leurs champions seront désignés pour s’affronter l’un l’autre, deux semaines plus tard. Ça n’est pas le cas, bien sûr. Mais au moins le pire est-il évité : Le Pen n’est pas au second tour. Mieux encore : son score est mauvais. Laminé, le Front National. Les Français ont compris le danger de l’extrémisme. Reste le plus dur : vaincre le candidat de l’UMP.

Quinze jours durant, ils vont suivre, haletants, tour à tour pleins d’espoir ou désabusés, le jeu politicien. Bayrou donnera-t-il une consigne de vote ? Les députés UDF lui seront-ils fidèles ? Les ténors du PS soutiendront-ils enfin la candidate choisie par leurs militants ? Et comment se reporteront les voix de Le Pen ? Les candidats d’extrême-gauche, au moins, sont clairs. Même Arlette qui appelle à voter Ségo. Du jamais vu !

Quinze jours pendant lesquels se réveillent, peu à peu, les fêtards du Gay Titi, quinze jours pendant lesquels la France entière bruisse de discussions passionnées, de craintes enfin exprimées, de haine longtemps refoulée.

Les étrangers en font les frais. Pour Martin, le plus remonté des deux, les homos, les différents de toutes sortes ne tarderont pas à les rejoindre sur la sellette médiatique. Aucune compassion pour ceux qui souffrent, chacun pour sa gueule, travailler pour engraisser encore plus ceux qui ont déjà tout ; ça c’est le mot d’ordre, soigneusement fardé, de l’UMP qui tel un agent d’assurances vend ce qu’il ne possède pas : l’espoir.

De l’autre côté, on se veut pragmatique, on se veut capable. On se la joue sécuritaire, aussi. Mais en douceur. On aime, on materne, on est à l’écoute. Ségo ne promet pas ce qu’elle n’a pas, elle est honnête – sans doute a-t-elle tort !

 

***

 

Dès dix-huit heures, les premiers sondages, interdits de publication mais que chacun peut consulter sur le net – les sites belges ou suisses connaissent des pics de fréquentation record – donnent Sarkozy vainqueur. Peter et Martin se sont rendus place de la Bastille, ils croient encore à un sursaut du peuple français, à la victoire de la gauche. Ils refusent de toutes leurs forces l’inéluctable : Sarkozy est élu Président de la République.

Une nuit d’angoisse, une nuit de cris et de révolte inutile. Martin, surtout, est en rage. Peter, de dix ans son aîné, en a vu d’autres. Pour le cadet, tout est perdu, pour toujours. La vie tourne au cauchemar. Peter l’accompagne encore, le lendemain soir, alors qu’il pleure une nouvelle fois la liberté perdue – Martin a toujours eu un talent dramatique prononcé ! Il n’est pourtant pas le seul. Des dizaines de manifestants sont réunis dans une même rage. Sentiment de frustration, de trahison. On s’est fait avoir. On nous a niqués profond. On nous avait promis…

Promis quoi ? Du bonheur, de l’espoir, de l’écoute. Promis qu’on tiendrait compte d’eux. De ce qu’ils pensaient, de ce qu’ils croyaient. Qu’on ferait ce qu’ils demandaient ou qu’au moins on leur expliquerait pourquoi. Sans les prendre pour des cons.

Bien vite, le ton monte. Des pavés volent, des voitures brûlent, comme la veille. Les flics encerclent le quartier, on entend les sirènes. Peter veut rentrer, ils n’habitent pas loin, à quelques rues de là, quelques centaines de mètres, à peine. Il prend la main de Martin, l’aide à se faufiler entre les jeunes qui courent en tous sens en réclamant… quoi ? De nouvelles élections ?

Ils remontent le boulevard Beaumarchais à pas pressés, toujours main dans la main, le cœur étreint d’une angoisse sourde, comme si l’univers avait basculé du côté obscur. Paris n’est plus que cris et hurlements, en cet instant. La ville lumière vire au gyrophare. Des silhouettes s’agitent, se font menaçantes, brandissent… des armes ? Que se passe-t-il ?

L’homme, là. Martin le reconnaît, c’est le photographe de l’autre jour. C’est aussi le gros beauf qui avait insulté Peter, la nuit d’Halloween. Il les reconnaît aussi. Il a le regard fielleux. Ils sont bien cinq ou six, il a la force pour lui. Le nombre.

Les coups pleuvent sur Peter, les insultes fusent. Martin est emporté dans ce tourbillon de violence, pourquoi lui résister ? Ils se défendent comme ils peuvent, encaissent la bastonnade sans mot dire.

Un coup de sifflet. Les hommes s’éparpillent. Peter est au sol, prostré. Il est blessé. Mort ? Martin a la haine. Il sent sous ses doigts des pavés descellés, en attrape un, le lance vers les silhouettes en fuite. En attrape un deuxième et, de rage, le jette dans cette putain de vitrine derrière laquelle trônent les appareils photo de l’enflure qui a tué Peter. Cet enfoiré, il va voir. Je vais lui défoncer sa boutique, moi ! Assassin ! Ordure !

 

***

 

Ils se sont mis à quatre pour le maîtriser. Flagrant délit, procédure de comparution immédiate après deux jours de garde à vue durant lesquels un médecin lui a injecté un calmant. Il lui a fallu une dose de cheval, sinon, il défonçait le commissariat. Faveur rare : les flics qui l’ont arrêté n’ont pas retenu les outrages à agent et autres horions, compte tenu des circonstances.

Peter n’est pas mort. Il a passé cinq jours dans le coma. Il s’est réveillé pour apprendre que son compagnon était en prison et que lui-même resterait probablement défiguré et handicapé sa vie durant. La gueule d’ange s’est faite gueule de démon, la grâce aérienne du gay dancer s’est assise dans un fauteuil roulant. Et, pire que tout, on n’a pas attendu qu’il soit guéri pour entendre son témoignage. Qu’aurait-il pu dire de plus que les policiers qui avaient assisté à la scène de loin avant de se décider à intervenir quand il était presque trop tard ? Légitime défense ? Contre une vitrine et des appareils photos ? Allons donc ! Soyez sérieux, monsieur Marchal. Et soyez heureux qu’on n’ait pas retenu la tentative de vol avec effraction à l’encontre de votre ami. D’ailleurs, si monsieur Dufy l’avait souhaité, il aurait parlé de l’agression, n’est-ce pas ?

Peter étouffe, il veut chasser cet avocat bouffi de suffisance mais il a besoin de lui. Maintenant qu’il est sorti du coma, il peut témoigner, expliquer. Il faut faire appel !

Mais l’avocat ne l’entend pas de cette oreille. Commis pour assurer la défense de Martin Dufy, il estime avoir fait plus que son devoir en se déplaçant à l’hôpital pour rendre visite à Pierre Marchal à son réveil. Voyons, monsieur Marchal, ne comprenez-vous pas que si monsieur Dufy m’a interdit de parler de l’agression, c’est qu’il ne souhaite pas que ses… que son homosexualité soit révélée ? Pensez donc, en prison… Et puis vis-à-vis de sa famille. Ne soyez pas si égoïste, pensez un peu à votre ami !

L’homme de loi s’en va, abandonnant Peter à son désespoir. Et à ses anxiolytiques.

 

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« Un homme de 32 ans est mort à l’hôpital des suites d’un accident survenu alors qu’il tentait de s’éloigner de la manifestation anti-Sarkozy, le 7 mai à Paris, dans le quartier de la Bastille. » AFP 18/05/07

 

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Ni l’Hebdo, ni aucun autre journal, ne s’est intéressé à l’article de Julien Durand. Une banale agression, en ces temps d’entre-deux élections, on a d’autres chats à fouetter. Les législatives se préparent, les alliances se nouent et se délitent : voilà qui est autrement passionnant.

 

© Lucie Chenu – 2009/2010


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Ven 29 jan 2010 Aucun commentaire