LES TOILES ROSES


de  Nico Bally

 

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Photo © Mélanie Fazi


L'ÉTRANGE CAS DU DOCTEUR

STRAIGHT ET DE MISTER QUEER

 

Nico Bally a publié une multitude d'histoires étranges sur divers supports, du webzine à l'anthologie, en passant par le livre photo-musical.

Après avoir sillonné les villes les plus exotiques et palpitantes du globe (Dunkerque, Manchester), il vit aujourd'hui à Lille où il fête tous les jours son non-anniversaire (trente ans tout rond) avec un lapin gay, une chatte blanche déguisée en chatte noire, et la fée Clochette.

En marge de l'écriture, il travaille comme contrôleur de contenu pour Recisio Music malgré de longues études en sciences, informatique et philosophie. Il respecte les lois du TATBAR (Touche À Tout, Bon À Rien) en s'adonnant à la photographie naïve, la musique noise-ambiant expérimentale, les courts-métrages DIY, l'auto-pornographie, le rot tonal et la peinture sur vélo.

Pour Les Toiles Roses, il élargit ses univers fantastiques-oniriques en développant les thèmes LGBT qu'il avait trop souvent mis de côté.

 

 

Le bureau du Docteur Straight ressemblait à n'importe quel bureau d'universitaire, sans qu'on puisse deviner sa spécialité. Dans les tons bruns, confortable, quelques diplômes encadrés, de la déco ethnique indéfinissable, et des livres partout, certains méticuleusement rangés, d'autres ouverts et couverts d'annotations.

Brian ne s'y sentait pas à l'aise. Lui qui avait toujours l'air détendu, « cool », lui qui semblait au-dessus de tout et de tout le monde, se sentait ici à l'étroit. Sur l'armoire, un crâne – qui semblait ne pas être en plastique – le regardait d'un air distant.

« Excusez-moi de vous avoir fait attendre ! » lança le Docteur Straight en entrant enfin dans son bureau.

Brian se leva pour lui serrer la main.

Straight correspondait aux descriptions. Pull épais, pantalons de velours, lunettes d'intello, et coiffure de vieux célibataire. Il ne devait avoir qu'une trentaine d'années, mais son allure était celle d'un homme qui a décidé de ne plus avoir d'âge, quitte à paraître plus vieux.

« À quoi dois-je votre visite ? demanda-t-il à Brian.

Hmm, c'est plutôt une visite de courtoisie… J'ai entendu parler de vous.

Oh, vraiment ?

De vos recherches, surtout. Vous travaillez sur les comportements sexuels ?

Oui, absolument. J'essaie de localiser et isoler certaines perversions pour pouvoir mieux lutter contre elles.

Les perversions, oui. C'est un peu pour ça que je viens... Dans mon quartier, il y a un homme... Un homme qui, depuis quelques semaines, est devenu une star dans plusieurs bars et boîtes. »

Le Docteur s'enfonça dans son siège, l'air soucieux. Il jeta un regard au cadre où une photo de sa femme rappelait à chacun qu'il était un mari comblé.

« Ça n'est pas difficile de gérer une vie de couple lorsque l'on est aussi occupé que vous, Docteur ?

Au contraire, un couple a besoin de respiration, de liberté. Mais éclairez-moi plutôt sur la raison de votre venue. Qui est cet homme dont vous me parlez ?

Il est gay.

Hmm…

Cela fait partie des perversions contre lesquelles vous vous battez, n'est-ce pas ? demanda Brian.

Vous me parlez de vous, c'est ça ? Vous n'êtes pas le premier pédé à venir défendre votre cause. Vous pouvez sortir, à moins que vous ne préfériez que j'appelle la sécurité ? »

Le Docteur était on ne peut plus sérieux. Il avait déjà fait expulser des importuns de son bureau, de manière plus ou moins douce. Il ne pouvait s'empêcher d'espérer que Brian offre une quelconque résistance, qu'il ait une excuse pour user de la violence.

« Vous ne m'écoutez pas, lança Brian, J'étais cet homme, avant, c'est vrai. J'étais la star du quartier gay ; j'avais qui je voulais. Mais depuis quelques semaines, un inconnu qui se fait appeler Mister Queer affole tout le monde. Je ne suis plus que le numéro deux. »

Le Docteur commençait à transpirer, à s'agiter.

« Et quel rapport ai-je avec tout ça ?

Vous le savez très bien. J'ai vu ce Mister Queer. Je l'ai vu danser au Babylon, entouré des trois lauréats du King of Babylon.

Des quoi ?

Les plus beaux mecs de la boîte, élus par nous.

Vous êtes jaloux de la nouvelle pédale en vogue, et alors ?

Alors j'ai cherché à savoir d'où sortait ce Mister Queer. Je ne suis pas un célèbre professeur, comme vous, je n'ai pas la technique. Je me suis contenté de le suivre. Et devinez où il a baisé ces trois types ?

Je ne veux rien entendre de vos ignobles histoires de...

Ici ! Sur votre bureau ! Je n'ai jamais vu un lieu moins sexy, et pourtant il les a enfilés, et ils en redemandaient ! Vous verriez mon appart, vous auriez une érection direct… mais ce bureau ? À quoi ça rime ?

Vous délirez totalement ! J'appelle la sécurité !

Attendez ! »

Le Docteur resta immobile, son doigt immobilisé à mi-chemin de l'interphone.

« Je sais comment ce Mister Queer apparaît. Je peux le provoquer.

Je vous en prie, supplia le Docteur, Ne faites pas ça, pas ici !

Ah, vous avouez !

Oui. Oui, puisque vous m'y poussez. Pourquoi diable m'avez-vous suivi ? Je ne l'ai pas voulu, vous savez ! Ce sont mes recherches. Les cobayes humains sont interdits, alors j'ai testé mon propre remède. Pauvre de moi !

Et à chaque érection vous devenez Mister Queer. Jusqu'à ce que vos bourses soient vidées, et que vous repreniez la forme tranquille et sage du Docteur Straight...

Oui. »

Le Docteur semblait abattu, les bras ballants, les yeux larmoyants rivés au sol.

« Je suis là pour vous aider, lança Brian. Je n'aime pas la concurrence. Je ferai tout, moi aussi, pour faire disparaître ce Mister Queer.

Vous ne comprenez rien.

Comment ?

Depuis son apparition, je travaille sur un nouveau remède.

Et ça ne fonctionne pas ?

Pas encore. Mais je ne perds pas espoir. Je vous en prie, ne dites rien à ma femme. Rien à mes collègues. Tant que je n'ai pas trouvé la bonne formule !

À condition que vous fassiez profil bas. Je ne veux plus de vous au Babylon. Branlez-vous devant des vidéos, surfez sur Branletteaubureau.com, peu importe, mais restez ici. »

Le Docteur accepta immédiatement, serra la main de Brian, et le reconduisit jusqu'à la sortie.

 

Ce Brian serait bientôt un problème. Le Docteur devrait trouver un moyen de le régler, car bientôt son remède serait prêt, et plus rien ne l'obligerait à quitter cet état somptueux, ce moment de grâce infinie qu'il ressentait lorsqu'il devenait Mister Queer. Bientôt... Oui, bientôt, il se transformerait une dernière fois, et l'ennuyeux Docteur Straight resterait porté disparu à jamais.

 


© Nico Bally – 2010.

Tous droits réservés.

Direction littéraire de la série : Daniel Conrad & Pascal Françaix,

avec l'aide de Gérard Coudougnan.


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Mer 24 fév 2010 Aucun commentaire