LES TOILES ROSES
par Stéphane RIETHAUSER
1. L'espoir brisé de la Révolution bolchevique
En Russie, la Révolution bolchevique a radicalement modifié le climat politique et social. Les actes homosexuels sont dépénalisés par Lénine le 12 décembre 1917, avec la promulgation du nouveau code pénal révolutionnaire. Le Docteur Grigori Batkis, directeur de l'Institut d'hygiène social de Moscou et membre de la Ligue Mondiale pour la Réforme Sexuelle, publie en 1923 La Révolution Sexuelle, ouvrage dans lequel il proclame "l'absolue non-ingérence de l'Etat et de la société dans les affaires sexuelles." Influencé par le travail de Hirschfeld, Vladimir Nabokov, le père de l'écrivain auteur du sulfureux roman Lolita, qui était hétérosexuel, avait quant à lui lancé au tournant du siècle une campagne pour dépénaliser l'homosexualité en Russie. Pressentait-il que son deuxième fils, Sergej Nabokov (1900-1945), allait être envoyé, non par les Russes, mais par les Nazis, en camp de concentration pour cause d'homosexualité en 1943, et qu'il y mourra d'épuisement en 1945 ?
L'arrivée au pouvoir de Staline ôtera tout espoir de succès à ces recommandations. Dès janvier 1934, sans base légale, sous prétexte de combattre un "produit de la décadence bourgeoise" et la "perversion fasciste", le dictateur procède à des purges homosexuelles, puis instaure l'article 121 du code pénal le 7 mars 1934, punissant les actes homosexuels de 5 ans de prison, une sanction soutenue publiquement par l'écrivain Maxim Gorki. En même temps, Staline protégera toujours quelques personnalités utiles à son régime, comme Sergei Eisenstein, le plus grand cinéaste russe, qui n'a jamais été inquiété pour son homosexualité. Il faut dire aussi qu'il la refoulait plus qu'il ne l'exprimait, ne l'exprimant que dans ses dessins ou de façon voilée dans certaines scènes marquantes de ses films. En 1929 à Berlin, il visite pendant de longues heures l'Institut Hirschfeld, par "scrupule scientifique". Au sujet de l'homosexualité, il dira à sa biographe Marie Seton "qu'à tous égards l'homosexualité est une régression".
Aux cœurs de Verlaine et de Rimbaud
L'Amour qui n'ose pas dire son nom
dessins de Sergei Eisenstein Il faut attendre un décret du Président Boris Eltsine le 27 mai 1993 pour que l'article 121 du code pénal instauré par Staline soit aboli et que soit rétablie la légalité des relations entre personnes de même sexe en Russie.
2. L'émancipation homosexuelle en Allemagne
La guerre de 1914-1918 a redessiné la carte de l'Europe et a provoqué de profonds bouleversements sociaux dans la plupart des nations européennes. Avec la dissolution de l'Empire austro-hongrois, et en Allemagne la naissance de République de Weimar en 1919, s'ouvre une nouvelle ère politique et sociale en Europe centrale.
En Allemagne, au lendemain de la guerre, le socialiste allemand Kurt Hiller, qui deviendra le bras droit de Magnus Hirschfeld, décrit les homosexuels comme une minorité qui mérite la protection des autorités au même titre que les minorités ethniques, que le Président américain et fondateur de la Société des Nations Wilson s'engage à protéger. C'est sous l'impulsion de Magnus Hirschfeld que va renaître le mouvement de libération homosexuelle. A cette époque, le cinématographe est un moyen d'expression nouveau. Hirschfeld profite de l'air du temps et se lance dans la production du premier film traitant de l'amour entre hommes, ou plutôt du "problème homosexuel". Le 24 mai 1919, Anders als die Andern (Différent des autres) sort à Berlin, réalisé par Richard Oswald, avec l'acteur Conrad Veidt et Magnus Hirschfeld lui-même. Le personnage interprété par Veidt rencontre un maître chanteur qui le séduit avant de le ruiner.
Anders als die Anderen (1919) Il est envoyé en prison où il a la vision d'une procession de rois, de savants et de philosophes persécutés pour des questions de mœurs qui défilent avec une bannière où est inscrit "§175". Hirschfeld conclut le film par un discours en faveur des personnes du troisième sexe. Anders als die Andern est interdit de projection à Munich, Stuttgart, ainsi qu'à Vienne. Quelques années plus tard, les nazis brûleront la plupart des copies du film.
IRS Hirschfeld 1930 Le 1er juillet 1919, Hirschfeld ouvre à Berlin son "Institut pour la Recherche Sexuelle" (IRS). Durant les dix années suivantes, l'Institut de Hirschfeld va rassembler sous son toit la plus grande collection d'archives traitant de l'amour entre hommes jamais réunie : plus de 20'000 ouvrages (des documents anthropologiques, médicaux, légaux, sociaux), et quelques 35'000 photos. L'Institut emploie quatre médecins et de nombreux assistants, qui donnent des consultations en tout genre, de l'avortement aux maladies vénériennes, en passant par l'homosexualité. Hirschfeld va lui-même continuer à publier d'innombrables ouvrages, tout en œuvrant inlassablement pour l'abrogation du §175. Il publie notamment en 1919 L'homosexualité chez les hommes et les femmes, ouvrage de plus de mille pages dans lequel il affirme notamment que 90 % de la population allemande voterait en faveur de l'abolition du §175 si elle était bien informée sur le sujet.
En 1920, le IRS de Hirschfeld s'associe avec la revue Der Eigene d'Adolf Brand et L'Association Allemande de l'Amitié pour donner encore plus de poids à la lutte contre la pénalisation de l'homosexualité. Puis, en 1921, Hirschfeld organise la première Conférence mondiale pour la réforme sexuelle. Peu après, il mettra sur pied avec l'aide de Havelock Ellis et du médecin suisse August Forel (1848-1931) la Ligue Mondiale pour la réforme sexuelle, une organisation qui comptera jusqu'à 130'000 membres dans le monde entier à la fin de la décennie.
L'Allemagne s'affirme alors comme le centre de l'émancipation homosexuelle en Europe et comme l'unique pays qui dispose d'une structure communautaire drainant des milliers de personnes se reconnaissant homosexuelles, avec des revendications politiques. Grâce à l'Institut de Hirschfeld et à sa Ligue Mondiale pour la réforme sexuelle, la lutte contre la pénalisation de l'homosexualité devient une cause pour laquelle des personnalités s'engagent. Un dialogue avec les autorités s'établit.
Photo IRS Hirschfeld En 1922, Hirschfeld remet sa pétition sur le métier. Il obtient plus de 6'000 signatures, dont celles de Albert Einstein, Léon Tolstoï, Hermann Hesse, Rainer Maria Rilke, Stefan Zweig, Thomas Mann, Emile Zola, Richard von Krafft-Ebing, Sigmund Freud, ou Max Brod, pour ne citer que les plus célèbres. Le Reichstag débat une nouvelle fois de ce texte qui demande l'abolition du §175, mais la demande essuie un nouveau revers. En parallèle, la libéralisation des mœurs s'accentue et la tolérance sociale gagne du terrain dans les centres urbains, surtout parmi les milieux favorisés. Très vite émerge une "scène" homosexuelle : les hommes qui aiment les hommes disposent de nombreux lieux de rencontre spécifiques, bars, clubs, dancings, où ils peuvent se retrouver en toute sécurité. A la fin des années 1920, on dénombre non moins de 300 bars et lieux de rencontre à tendance homosexuelle dans la seule ville de Berlin. Les gens viennent de toute l'Europe tenter leur chance et goûter aux charmes de la capitale allemande. Les terribles souvenirs de la guerre et l'image militariste prussienne succombent à la modernité. Berlin devient un bouillonnant centre avant-gardiste - Paris ou New York et leurs bals de folles font pâle figure à côté des nouveaux courants artistiques, de l'échange intellectuel, et des nouvelles formes de vie qui sont possibles dans la capitale allemande. La police des mœurs desserre son étau et n'observe plus que les mineurs et la prostitution.
On assiste à l'affirmation d'une certaine culture homosexuelle : techniques de drague particulières (parcs, ports), goût pour l'uniforme, apparition du style "camp" (travestissement, humour, flamboiement). Dans les kiosques, plusieurs magazines à caractère homoérotique sont vendus ouvertement, parmi lesquels Der Eigene d'Adolf Brand, ou Querschnitt. Un théâtre se spécialise même dans les pièces à thème homosexuel. Afficher un côté bisexuel, côtoyer lesbiennes et homosexuels devient à la mode. Une véritable conscience homosexuelle apparaît. Par le biais des arts et du spectacle, mais aussi par le travail politique de Magnus Hirschfeld, la société est confrontée de manière croissante à la thématique homosexuelle.
3. Des homosexuels toujours dans le placard
Même si après la guerre le mouvement d'émancipation de Hirschfeld a permis à une scène homosexuelle de voir le jour à Berlin et d'alléger le fardeau moral de bon nombre de personnes, il ne faut pas surestimer cette tolérance qui reste superficielle. Une vie sociale et culturelle est possible à Berlin pour une minorité de personnes seulement, et le fait de s'avouer homosexuel entraîne toujours dans la grande majorité des tracas familiaux, professionnels, voire juridiques. Les actes sexuels entre hommes demeurent punissables de prison, et le discours puritain de l'Eglise et de la presse ne tarit pas.
Stefan Zweig Comme aujourd'hui encore, c'est toujours la sacro-sainte protection de la jeunesse qui est invoquée à l'encontre des homosexuels. D'autre part, les problèmes économiques et la rancœur de certains à propos de la défaite allemande annoncent l'émergence de groupuscules d'extrême droite menaçants. L'homosexuel reste en majorité pétrifié de peur et de honte dans son placard, à l'image du personnage de Stefan Zweig (1881-1942) dans la Confusion des sentiments. Paru en 1926, le roman de Zweig narre les tourments intérieurs d'un professeur passionnément amoureux de son élève. Gardant le secret sur l'objet de ses désirs, l'enseignant ne s'accordera que quelques nuits de débauche dans une grande ville, et passera à côté de son existence. Il n'osera donner qu'un unique baiser "sauvage et désespéré comme un cri mortel" à son amoureux, avant de le chasser à jamais de sa vue. Le romancier autrichien dresse un vibrant portrait de la passion qui ronge cet homme. Mais comme dans Mort à Venise quinze ans plus tôt, il n'y a pas d'issue heureuse à une telle destinée. Un autre personnage, non fictif celui-ci, a fait l'expérience du placard et a été pris de remords tout au long de son existence : le philosophe Ludwig Wittgenstein. Né en 1889 à Vienne, il fait ses études à Berlin, puis à Cambridge, où en 1912 il fréquente la société homosexuelle secrète Les Apôtres. Wittgenstein est un original qui a dispersé un large héritage. On dit qu'à partir de l'âge de 23 ans il n'a plus jamais porté de cravate. Il a été tour à tour ingénieur, philosophe, maître d'école, jardinier, architecte et infirmier pendant la guerre. Il sifflotait des concertos entiers de Schubert (1797-1828), son compositeur favori - lui aussi amateur de garçons, mais moins refoulé que Wittgenstein.
Ludwig Wittgenstein En été 1913, Wittgenstein fait un grand voyage en Norvège avec son jeune ami de Cambridge David Pinsent. En 1914, bien qu'il soit réformé, Wittgenstein rentre en Autriche et s'engage dans les rangs de l'armée. Pendant la guerre, il rédige un journal secret. Bien qu'il ait ordonné de détruire tous ses carnets de notes, une inadvertance a fait qu'il en est resté deux, publiés en 1961. Wittgenstein note le 13 août 1916 : "Je suis encore en train de lutter contre ma mauvaise nature". Comme Louis II de Bavière, Thomas Mann, ou tant d'autres, Wittgenstein a conscience d'avoir un "problème", d'être une erreur de la nature. Il lutte contre ses penchants, peinant à trouver son bonheur dans un monde oppressant. Après la guerre, il finit son fameux Tractatus Logico-Philosophicus, qu'il publie en 1921 - et qu'il dédie à son ami David Pinsent -, ouvrage dans lequel il élabore sa théorie du doute radical, et notamment sa volonté de distinguer le langage, qui décrit la réalité du monde, du discours, qui cherche à en tirer les règles. Toute sa vie, il lutte contre ses penchants homosexuels, mais, revenu à Cambridge en tant que professeur, il s'entoure de jeunes intellectuels avec lesquels il a des relations platoniques. Johnston affirme que Wittgenstein s'habille de façon extravagante et qu'il est "un vieux garçon" qui aime citer sa femme de chambre et raconter des histoires de cow-boys, mais ne fait aucune allusion à son attirance pour les hommes. Pourtant, Wittgenstein a des aventures avec des jeunes voyous dans les pubs de Londres ou dans les jardins du Prater. Le conflit permanent entre morale et pulsions le mène au bord du suicide. Wittgenstein réfute la psychanalyse car il s'oppose au principe que le langage, si cher à Freud pour la cure, puisse ramener à l'inconscient. Mais on sait par le truchement de sa sœur qui est une patiente de Freud, qu'il demande au professeur d'interpréter ses rêves où les "bâtons et les serpents" sont une obsession récurrente. On ne connaît ni épouse ni aventures féminines à Wittgenstein. Son exécutrice testamentaire, le professeur Jean Elizabeth Anscombe, du Trinity College de Cambridge, s'est pourtant insurgée lorsqu'on a publié des extraits de son journal secret dans revue italienne en 1986, des révélations sur la vie privée du philosophe qu'elle a jugées "contraires à l'éthique du monde de la culture".
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NOTA BENE: les ouvrages utilisés pour ce travail sont répertoriés dans la bibliographie
Ce travail est l'oeuvre de Stéphane Riethauser. Il sera publié en 14 parties sur le blog Les Toiles Roses avec son autorisation. Qu'il en soit chaleureusement remercié. Stéphane est joignable sur le site de lambda éducation.
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Lun 18 aoû 2008
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