LES TOILES ROSES
Marie Fritsch
Libraire et chroniqueuse de son état, Marie est ici pour vous faire partager ses cours de cœurs littéraires ou cinéphiles. Parce que la culture, véritable passerelle entre les genres et les idées, permet d'échanger, évoluer, aller plus loin, et que c'est jusqu'à aujourd'hui le meilleur moyen d'entamer le dialogue et d'estomper les solitudes modernes.
Parle-leur de batailles, de rois et d'éléphants
Mathias Enard
Actes Sud (2010), 153 p., 17 €.
Dans le dernier roman de Mathias Enard, il n’est de certitudes qui résistent à l’épreuve du doute… et de l’ambiguïté omnisciente. Les faits sont détournés de la réalité ; la fiction règne en maître et, telle une araignée, tisse sa toile autour des personnages et des quelques détails empiriques tirés de la grande histoire. L’auteur imagine que le jeudi 13 mai 1506, Lodovico Buonarroti Simoni Michelangelo alors âgé de 59 ans, débarque à Constantinople, invité par le sultan Bajazet pour dessiner les plans d'un pont qui reliera la ville à ses faubourgs. Leonardo da Vinci vient d’être renvoyé pour cause de non satisfaction et de mésentente avec les instances dirigeantes. Le peintre, et sculpteur florentin, s'improvisera architecte pendant plusieurs mois, hébergé par le négociant Maringhi et épaulé par Mesihi et Manuel, poète et traducteur de leur état.
Ce voyage de Michel-Ange à Istanbul a-t-il existé ? Difficile à dire, d’autant plus que le pont sera enseveli quelques années plus tard dans un tremblement de terre sans pareil qui secouera la ville et fera des centaines de morts. Alors dans le doute, laissons-nous mener par le bout de la plume de Mathias Enard, au royaume des possibles et des plaisirs en tous genres.
À Constantinople, le travail demandé à Michel-Ange est plus qu'un pont. C'est le ciment d'une cité. Un pont politique qui doit faire date dans l'histoire de la ville. Par extrapolation, on peut voir dans ce projet, une tentative par le sultan de mettre bout à bout toutes les cultures présentes dans la ville et au-delà. Les francs, les arabes, les juifs, les latins. Fasciné par l'architecture musulmane, Michel-Ange s'extasie sur la mixité des cultures et des populations. Des années plus tard, on retrouve dans son œuvre l'influence de son voyage à Istanbul. Son regard est transformé par la ville et l'altérité qu'il y pressent. De la coupole Saint-Pierre à la bibliothèque de Medicis, les lumières, les formes, les ombres, les points reliés les uns aux autres en d'infinies arabesques, tout concoure à dire que Michel-Ange fut marqué au plus profond de son inspiration par son séjour dans la ville du sultan.
En plus d'être une histoire merveilleuse, le roman de Mathias Enard est aussi une belle réflexion sur le geste créatif. Sur la naissance de la beauté. « Combien faudra-t-il d'œuvres d'art pour mettre la beauté dans le monde ? », s'interroge Michel-Ange. Il s'ingénie à travailler la ville comme une matière pour en faire surgir une forme parfaite. Truffé de termes techniques et/ou métaphysiques, le récit s'orne d'une véritable ode à l'architecture et d’une recherche esthétique absolue.
L'artiste ne trouve son contentement que dans l'art. C'est un esthète qui craint la bestialité, la trivialité et la laideur. Le corps et ses fluides le font fuir…
C'est pourtant au détour d'une nuit d'amour que jaillira le premier d'une longue série de dessins pour l'élaboration du pont. En s'adonnant au dérèglement des sens auprès d'une beauté andalouse au sexe indéterminé, Michel-Ange attise la jalousie de Mesihi, secrètement amoureux de lui. Ce dernier passe le plus clair de son temps aux côtés du sculpteur, fasciné. Michel-Ange n’est pas beau, son attitude ne prête guère aux confidences ni à la complicité amicale ou amoureuse. Pourtant le charme opère. Mesihi reste discret sur l’objet de son désir, se montre tout simplement dévoué corps et âme. Un fidèle compagnon dont l’artiste, tout préoccupé qu’il est par son labeur, ne devine pas les intentions. Le désir du florentin s'enracine au-delà des genres et des corps, une fois encore, c'est son aspiration à l'essence même de la beauté qui le troublera et manquera de le perdre. « La beauté vient de l'abandon du refuge des formes anciennes pour l'incertitude du présent ». Le refuge des formes anciennes pourrait être ici celui des étiquettes et des genres. Le corps désiré est celui d’un(e) danseur(se) croisé(e) lors d’une fête paillarde donnée par un riche négociant de la ville. Michel-Ange est ensorcelé par le mouvement du corps et par la voix de cette beauté andalouse. Une chorégraphie du désir s’instaure entre les deux artistes. Il accepte d’être ainsi troublé car il pressent que le désir se mêle à l’inspiration et le renvoie à cette quête éperdue du langage esthétique qui doit ensuite le guider dans son travail. ***
Cette nuit d'amour donne au récit une densité toute particulière. En effet, dès les premières pages du roman, Mathias Enard donne la parole à ce(tte) danseur(se) qui passera auprès de Michel-Ange deux nuits sans égal. La créature s'inspire de son passé et son pays perdu pour raconter à l'artiste les batailles et le désir, les rois et la beauté. Les guerres détruisent les continents, les corps ne peuvent s'unir que brièvement. Le seul moyen de faire exister éternellement les êtres et les choses est de raconter une histoire les contenant tous. D'où le très beau titre choisi par Mathias Enard, Parle-leur de batailles, de rois et d'éléphants, un genre d'aphorisme capable de rendre l'homme heureux le temps d'un conte ou d'une histoire. Les histoires rendent à l'existence son incarnation. Subsiste à travers l'abolition des frontières géographiques et temporelles, ainsi que de celle des genres féminin/masculin, la poésie d'un peuple ou d'un corps. La grâce d'une voix, d’une danse ou d'un regard.
Mathias Enard imprime au texte mouvement et expression. Il donne un visage aux mots et s'exprime dans une langue baroque et pleine de reliefs. L'entame du roman se fait à la seconde personne du singulier. Une sorte de harangue magnifique à l'artiste englué dans ses croyances et les impératifs du présent. Une invitation au désir et à l'amour universel. L'entrelacement des sources de narration donne au récit matière et intensité. L'écriture est chatoyante, peuplées de senteurs et de figures. Les bassins linguistiques se mélangent, l'arabe, le grec, le persan et le franc se succèdent au cœur d'une ville prématurément européenne. Le Constantinople de Michel-Ange est une cité aux multiples visages, tolérante, peu regardante sur les mœurs de ses habitants. On imagine une telle ouverture d’esprit dans un monde plus contemporain. Un monde où l’individu, avant d’être masculin ou féminin serait un tout, indivisible et pluriel.
Un roman troublant, entre fable et réalité. Un moment de la vie de Michel-Ange que l'on connaît mal, et une plongée au cœur même d'une ville mystérieuse et épicurienne. Parle-leur de batailles, de rois et d'éléphants se situe à la croisée des genres pour le plus grand bonheur du lecteur avide d'histoires et de culture, dans un esprit d’ouverture où les différences sont sources de plaisirs et d’enrichissement personnel et collectif.