L’année où mon père naquit (deux jours avant Charlton Heston), le cinéma était encore muet. Cette année-là (qui n’est pas l’année 1962), en France, Alexandre Millerand tente d’instaurer un régime
présidentiel (il a échoué). En Angleterre, le prince Albert, duc d’York (futur George VI) est encore en lune de miel avec son épouse, la future Reine Mère. En URSS, Lénine n’a plus que trois mois
à vivre. À Istanbul, Abdülmecid II, dernier Calife de l’islam, contemple mélancoliquement le Bosphore depuis le palais de Dolmabaçe. Aux États-Unis, les gangsters s’enrichissent grâce à la
lucrative économie souterraine née de la Prohibition. En Ethiopie, le ras Tafari Makonnen, dont le titre et le nom donneront naissance à un style de coiffure très populaire à la Jamaïque, n’est
encore que l’héritier de l’impératrice Zaoditou. De même, au Japon, Hirohito ne règne pas encore. La Société des Nations tente de faire de la cacophonie internationale un concert harmonieux (elle
n’y parviendra jamais). Dans l’Allemagne vaincue, Hitler est envoyé en prison où il va rédiger Mein Kampf. Le révolutionnaire Mexicain Pancho Villa est assassiné. Et Walt Disney
n’a pas encore créé Mickey Mouse.
C’est dire si mon père n’est pas né de la dernière pluie. Curieusement, l’expression s’applique à quelqu’un que l’on dit bien informé de quelque chose. Ici, je fais volontairement un jeu de mots
par antiphrase car il me semble que c’est tout le contraire.
Je ne me souviens plus si j’ai déjà dit dans ces colonnes que je n’ai jamais fait de « coming-out ». La raison est fort simple : je ne me vois pas aborder un sujet aussi sensible
en étant célibataire. Cela reviendrait à accréditer la thèse selon laquelle un homosexuel est un être instable, pas sérieux, etc. Personne ne demande à un jeune homme célibataire qui est attiré
par les femmes de clamer un jour à la table dominicale qu’il est hétéro. Et pourtant, s’il le faisait, combien de parents penseraient alors : « Ouf, mon fils est normal. Simplement il
n’a pas encore rencontré la femme de sa vie » ? Posez-vous la question, ou mieux, posez-la aux parents qui ont des enfants dont le célibat se prolonge… À l’inverse, lorsqu’un homo sans
compagnon révèle son « orientation sexuelle », la réaction n’est pas la même. Il est déjà difficile de passer pour un anormal (au sens où, est considéré comme normal celui qui adopte le
comportement de la majorité), sans qu’il faille rajouter une louche aux idées reçues.
Je suis donc parti du principe que je n’avais rien à dire, et que l’évidence sauterait aux yeux de chacun. Un homme beau et intelligent qui ne présente jamais de charmante (ni de laide)
demoiselle à ses parents ne peut que faire partie de ces êtres à part que leur sens esthétique conduit à aimer leurs semblables (j’adore quand je fais des phrases joliment tournées). Il y a
quelques années, j’ai eu avec ma mère une conversation à mots couverts du voile de la pudeur sur ce sujet délicat. Elle en ressortie persuadée que je suis bisexuel. Conviction que partagent notre
voyante qui me voit un jour marié et père de trois enfants, et Daniel qui pense que je suis un hétéro refoulé. Le fait est que j’ai commencé ma carrière sentimentale de façon très classique. Mes
petites copines de l’école primaire, Nathalie (de 6 à 9 ans) et Odile (de 9 à 11 ans), peuvent en témoigner. Nathalie a même raconté à son mari que j’avais été son amour d’enfance. Alors,
n’importe qui peut se dire que si le train a déraillé quelque part, il suffit d’un peu de travail pour le remettre sur la bonne voie. Mais revenons-en au sujet.
S’agissant de la perception de mon père, un homme un peu distrait et souvent « dans la lune », qui s’est créé un univers familier et routinier bien à lui,
je m’en suis ouvert un jour à mon frère. Curieusement, le père de la sublime Eva me confia alors que notre distingué géniteur « n’était pas né de la dernière pluie » et que, sous la
trompeuse apparence d’homme distrait et inattentif, il était parfaitement au courant de ma situation. Dont acte. Jusqu’à cette conversation que nous eûmes il y a deux semaines lors de mon séjour
dans la maison familiale. Comme il s’inquiétait (ce qui lui arrive assez souvent) de savoir si j’étais heureux, je lui fis une réponse de normand des plus évasives, mais qui laissait néanmoins
transparaître le poids que représente la solitude. Il me dit alors :
— Il faudrait que tu trouves une femme.
Pour être tout à fait précis, ce n’est pas la première fois qu’il me sort cette platitude, mais je crois que c’est la première fois depuis que mon frère avait levé
mes doutes sur son entendement. Autrefois, je lui répondais :
— De ménage.
Cette fois-ci, je suis resté interloqué mais, sans rien laisser paraître, j’ai haussé les épaules sans rien dire. Mon père a continué :
— Regarde, moi, par exemple…
Allusion au fait que je ne suis pas un cas désespéré puisque lui-même s’est marié à l’aube de ses 45 ans. C’est oublier que le mariage de mes parents n’a rien de
romantique, et que tous deux ont fait ce qu’il convient d’appeler « une fin ». Certes, ils ne sont pas les seuls dans ce cas de figure, et l’on trouve d’autres exemples dans la
famille ; mais ils représentent exactement le contraire de mon idéal conjugal. Par conséquent, que mon père prenne sa propre histoire en exemple pour me remonter le moral témoigne d’une
méconnaissance totale de ma sensibilité et de ma personnalité. Je ne peux pas dire que cet échange quelque peu surréaliste m’ait fait retourner dans un placard qu’au fond je n’ai jamais quitté.
Mais il m’a rappelé que, si les secrets et les non-dits sont source de confusion et d’incompréhension, il n’est pas non plus aisé d’aborder certains sujets avec un octogénaire qui n’est pas
forcément prêt à entendre certaines vérités. Je croyais pourtant que le fait que mon cousin Canadien (neveu et filleul de mon père) ait enfin levé le voile sur sa vie privée (mais lui vit une
relation de couple stable) m’aiderait subséquemment à franchir le pas, le moment venu. Je constate qu’il n’en est rien. D’autres que moi auraient répondu du tac au tac :
— Papa, arrête ton char, ne me dis pas que tu ignores encore que je suis homo.
Je n’ai pas eu ce courage. Je ne l’aurais peut-être jamais, en tout cas, pas tant qu’il n’y aura personne à mes côtés. D’autres pourront toujours m’opposer que j’aurais pu le faire à 18 ans. Mais
c’était impossible. Non seulement lorsque j’avais 18 ans la chose n’était pas évidente (car j’étais « amoureux » de Sylvie depuis deux ans même si je ressentais un trouble certain pour
mes petits camarades de même sexe, en particulier dans les vestiaires avant et après les cours d’EPS), mais en plus la société (et ma mère, avec une vision janséniste en blanc et noir du bien et
du mal et de la notion du péché) n’était pas aussi évoluée qu’elle l’est actuellement. Et quand bien même des progrès ont été accomplis, il est toujours difficile pour des adolescents de se
regarder tels qu’ils sont ou croient être, et d’affronter le regard de leur proche famille. Tout le monde n’a pas une maman comme Diane Keaton dans la comédie Esprit de famille (à un moment elle déclare qu’elle aurait aimé que tous ses enfants soient gays, mais un seul
garçon lui a fait ce plaisir).
Maintenant, peut-être que Daniel a raison, peut-être que la voyante a raison, je n’en sais rien. Peut-être que tout le monde a tort. Peut-être que je fais partie de ces gens qui resteront seuls
jusqu’à la fin de leurs jours. J’ignore où me conduit mon cheminement tourmenté. Je sais seulement que n’ai pas envie de suivre l’exemple de mes prédécesseurs et de faire une fin, je n’ai pas
envie de décider d’être avec quelqu’un simplement parce qu’un jour je me dirais que c’est ma dernière chance d’être en couple. Et par dessus tout, je ne veux pas que, de son côté, cette
hypothétique personne pense la même chose ! Même si, curieusement, cela produit des unions durables… J’ai juste envie d’être amoureux et d’être aimé de la personne aimée. Je veux sentir mon
cœur battre contre son cœur, et que nous prenions plaisir à nous endormir et à nous réveiller dans les bras l’un de l’autre. C’est tout.
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