Les humeurs mensuelles de Bernard Alapetite
Il y a bien longtemps que j’ai découvert le travail de Pierre et Gilles exposé sur des cimaises ; ce fut lors de leur deuxième
exposition personnelle, en novembre 1986, à la galerie Samia Saouma. J’ai inexplicablement raté la première, en 1983, à la galerie Texbraun que pourtant je connaissais pour y avoir découvert
Bruce Weber. Chez Samia Saouma, ce n’était pas vraiment somptueux et j’avais eu du mal à trouver la galerie bien cachée dans les parages de la Samaritaine. Que de chemin ils ont parcouru pour
parvenir jusqu’à la galerie nationale du Jeu de paume où sous le titre double je, on peut admirer la rétrospective de leur œuvre, jusqu’
au 23 septembre.
Gays et vivant en couple, ces deux artistes ont toujours présenté, sans ostentation mais fermement, leur travail comme le fruit de leur amour,
né en 1976 d’un coup de foudre à la fête donnée par Kenzo pour l'inauguration de sa boutique parisienne de la Place des victoires. Ils n’ont eu de cesse ensuite que de surtout magnifier
l’homosexualité, rarement de manière évidente, sinon dans la plupart de leurs autoportraits communs ou dans une pièce comme Romance de 1985, mais souvent de façon indirecte par
la sensualité de leurs photos peintes qui transforment leurs modèles en icônes désirables mais toujours tenues à distance du spectateur par la mise en scène référencée, étonnamment inventive, de
leurs images.
Il ne faudrait pas oublier que l’œuvre de Pierre et Gilles a eu une fonction, si ce n’est subversive, du moins provocatrice. C’était avant le coming out, avant que les gays ne deviennent une
communauté et un pouvoir économique. Les images de Pierre et Gilles bousculent les tabous de la société sous des airs légers : couleurs saturées et pimpantes (surtout à leurs débuts, aujourd’hui
la palette s’est obscurcie), étoiles, poissons, fleurs... Une naïveté et une insouciance assumée pour mieux aller à l'essentiel.
L’essentiel... pourtant plus haut j’évoquais la galerie Texbraun, un beau lieu qui fut malheureusement éphémère en raison du décès prématuré, causé par le sida, de ses deux créateurs, et je ne
vois aucune allusion au sida dans toute la production de Pierre et Gilles, alors que d’une part, ils n’ont pas hésité à embrasser de grands thèmes tragiques comme la déportation des homosexuels
par les nazis avec Le Triangle rose ou la guerre en Irak avec Iraq war ; d’autre part, il est indéniable que cette kyrielle d’images est aussi une
traversée, certes par des chemins de traverse, de l’histoire et de la sensibilité gay de ces trente dernières années ; enfin, on sait que Pierre et Gilles, par leur participation et leurs dons
d’œuvres lors de ventes au bénéfice d’associations aidant les malades, sont tout sauf insensibles au fléau… il n’en reste pas moins que cette absence devrait interroger le visiteur...
Je ne suis pas sûr que beaucoup de ceux qui vont aller voir double je 1976-2007, la somptueuse rétrospective du Jeu de paume
où l’on peut voir plus de 130 pièces sélectionnées parmi les plus incontournables sur les 700 environ que compte leur production, dont pour la première fois, tous leurs autoportraits depuis 1977,
aient conscience de la diversité de l’œuvre. Elle se vérifie pourtant à chaque tableau. Alors que l’on sait que la libido, et la libido homo spécifiquement, me
semble-t-il, se fixe sur un type particulier de physique et ceci parfois dans les moindres détails de celui-ci, par la diversité anatomique des modèles choisis par nos deux admirateurs de jeunes
corps mâles. Ils nous en offrent un éventail quasi exhaustif : bruns, blonds, noirs, jaunes, bronzés, pâles, fins, musclés, fessus, imberbes, barbus, circoncis ou non... rien ne manque dans
ce grand magasin de la beauté éphébique qu’est l’œuvre de Pierre et Gilles. Mais ce serait un crime contre l’intelligence de la réduire à cela. Les femmes ne manquent pas, en majestés ou
lascives, ingénues ou salopes... Mais ces corps iconifiés (jamais l’expression icône gay ne s’applique mieux qu’aux mises en écrin que sont les images dans lesquelles ces diaboliques duettistes
font subir souvent des cures de jouvence et des liftings miraculeux à nos stars qu’aucun de nos docteurs Mabuse de la chirurgie esthétique n’oserait imaginer) dessine le panthéon des trente
dernières années du gay parisien moyen. Les tableaux sont d’abord une mise en situation, une mise en scène autour de la personne à iconifier. Une mise en scène que l’on a vu se complexifier au
fil du temps.
Ils puisent leur inspiration aussi bien dans les mythes gréco-romains, même les moins célèbres comme cette légende d’Arion qui nous vaut une de leurs plus belles réalisations de 2007, que dans le
fond biblique, l’Histoire de France, la vie des saints ou leurs voyages quand ce n’est pas le fronton de l’Olympia. Si la culture populaire, qu’elle vienne d’Europe ou d’Asie, est à l’origine de
nombreuses œuvres, ils revisitent aussi la culture classique comme le montre la série de la mort d’Abel, inspirée par la sculpture d’Emile Feugère des Forts que l’on peut voir au musée d’Orsay
(une confrontation entre les deux œuvres y a été organisée au printemps
dernier).
Autant de figures du patrimoine culturel qu’ils détournent, recyclent avec malice pour le plaisir de nos yeux, tout en délivrant indirectement un message politique. Ce dernier passe mieux
lorsqu’il est crypté à l’aune des mythes comme dans David et Jonathan que lorsqu’il est directement asséné comme dans Vive la France. Pierre et Gilles sous des
dehors légers parlent aussi du monde qui les entoure. Ils ne sont pas imperméables à la triste actualité : guerres, pollution, misère... Leurs images pimpantes délivrent des messages de
tolérance mais avec moins de hargne que Gilbert et George avec qui ils ont bien des points communs, à commencer par l’utilisation conjointe de la peinture et de la photographie.
Le rituel opératoire est immuable. Pierre photographie. Puis Gilles peint, retouche l’image. Chaque tableau est préparé avec minutie comme ils
l’expliquent : « C'est du sur-mesure. On construit l'idée sur un modèle que l'on a envie de photographier. On commence toujours par de petits dessins. On décide de la coiffure,
du stylisme, puis on construit le décor et on met au point l'éclairage. Le jour de la prise de vue, tout est prêt. On passe souvent un très bon après-midi. La photo faite, Gilles peint dessus.
Pourquoi ? Parce que la peinture équilibre les choses et les idéalise aussi. » Après que leur envie de travailler sur une personne se soit cristallisée. Gilles fait un dessin qui sera
la base de discussion pour la création des décors, des costumes et du maquillage. La photographie est réalisée à l'atelier, où le modèle vient poser au milieu du décor ; elle donne lieu à un
tirage unique, qui est ensuite peint. L'œuvre n'est vraiment achevée qu'après création d'un encadrement spécifique, conçu par les artistes comme une extension de l'image. Depuis peu, les clichés
sont numérisés et retouchés par couches successives de peinture et de glacis afin d’atteindre, par un surcroît de réalité, l’image parfaite. Enfin, elle est imprimée sur toile. La technologie
numérique permet paradoxalement aux artistes de s’approcher plus encore de cette tradition picturale classique, à laquelle l’œuvre est si fortement attachée qui doit beaucoup aussi à la grande
tradition des retouches enjolivantes, hier du studio Harcourt et aujourd’hui toujours en vigueur dans les studios photographiques des pays d’Orient, en particulier l’Inde, où le couple a souvent
voyagé. Les deux artistes utilisent de plus en plus, pour la mise en valeur de leurs modèles qui, célébres ou inconnus, ne font qu’endosser un rôle, le leur ou un autre, toutes sortes d’objets
extraits du caravansérail pour bibelots qui leur sert de nid qui, lorsque j’eus le privilège d’y être introduit m’évoqua la demeure extravagante de Pierre Loti à Rochefort, par la prodigieuse
accumulation d’images et d’objets dévorant la moindre place disponible de ce vaste espace. Il est amusant de repérer les accessoires qui musardent d’image en image.
J’ai par deux fois été invité à me rendre dans la thébaïde colorée des maîtres. À chaque fois j’y fus annoncé par le jappement joyeux de deux chiens, puis accueilli par le sourire de mes hôtes.
Pendant qu’ils me guidaient vers une grande pièce où nous attendait le café convivial, j’eus la surprise d’être survolé par un petit perroquet vert en qui je reconnus l’oiseau juché sur l’épaule
d’Etienne Daho sur la pochette de l’un de ses premiers disques.
Ces visites avaient pour but de leur demander de bien vouloir créer une image dont la reproduction servirait de visuel pour la jaquette du DVD d’un film que je produisais. En ce qui concerne la
captation de Vie et mort de Pier Paolo Pasolini, ils furent d’emblée favorables à retravailler avec Salim
Kechiouche qu’ils avaient déjà photographié autour du film de François Ozon,Les Amants criminels. On peut ainsi voir dans
l’exposition les tableaux qui s’y rattachent, Les Amants criminels, Alice et Luc, Le renard et Said, ces deux dernières avec
Salim.
Néanmoins, avant de prendre une décision, ils voulurent voir la pièce qui serait le support de leur travail. On voit là tout le sérieux et la vigilance des deux artistes. Conquis par le texte et
le jeu des acteurs, ils firent la photo espérée pour laquelle je ne donnai aucune indication et que je ne suis pas peu fier de voir exposer au Jeu de paume, étant à l’origine d’une telle
réussite.
J’eus moins de chance avec ma deuxième requête. Reçu avec autant d’amabilité, j’étais cette fois accompagné par Benoît Delière que je venais de
diriger dans Comme un frère. Je leur demandai de faire une image balnéaire, à leur convenance, du garçon. Ils
posèrent de nombreuses questions à Benoît puis le firent se déshabiller pour jauger sa plastique. Je leur fis parvenir ensuite le premier bout à bout du film. Malheureusement l’image rêvée ne se
fit pas, mais cette démarche me confirma avec quel soin ils envisageaient un travail, tenant à connaître la personne qu’ils auraient à mettre en scène et ne se préoccupant pas seulement que de
son physique.
J’eus d’autres expériences professionnelles avec Pierre et Gilles qui furent également riches d’enseignements. Lorsque j’acquis les droits pour
l’édition en DVD de l’émouvant documentaire Paragraphe 175, il me sembla évident que le Triangle
rose de Pierre et Gilles n’en pouvait être que la jaquette. Ils furent très heureux de ma proposition et l’affaire fut faite. Lors de la parution du DVD, le distributeur pour la France
auquel j’avais acheté les droits vidéo me téléphona, furieux, me disant qu’il était inadmissible d’avoir accolé à un tel film une image aussi racoleuse !!! Par cette réaction, on peut mesurer que
l’œuvre de Pierre et Gilles continue à déranger dans bien des milieux. Et s’ils sont parmi les artistes français les plus cotés et aussi les plus populaires, ils sont loin de faire l’unanimité
dans le milieu de l’art, non seulement par l’homo-érotisme qui se dégage de leur production mais aussi du fait que leur travail se rapporte aussi bien à la photographie qu’à la peinture (Gilbert
et George connaissent les mêmes problèmes). Il n’y a qu’à voir le peu de tableaux de Pierre et Gilles achetés par les instances nationales de l’art, que ce soit les musées ou les FRAC. L’honneur
français est sauvé par les acquisitions privées, en particulier par celles de François Pinault que Pierre et Gilles ont portraituré en Capitaine Nemo, qui comme pour Rebeyrolle se montre plus
perspicace que l’État.
Lors de la réalisation de la captation de la pièce Vincent River, je visualisai immédiatement quel chef-d’œuvre
Pierre et Gilles pourraient réaliser à partir de celle-ci. Je m’en ouvris aux protagonistes de la pièce, arguant que si la belle affiche réalisée par le talentueux Vincent Flouret était parfaite pour le théâtre, elle me semblait moins idéale pour un DVD. Devant la levée de boucliers unanime, je fis presto marche arrière.
Je pense toujours qu’il y a là matière à merveilles, qu’en pensez-vous Pierre et Gilles ?
L’exposition bénéficie du lieu exceptionnel du Jeu de paume qui a été récemment rénové. Pierre et Gilles ont pris un soin méticuleux et jubilatoire à nous offrir la meilleure part de leur œuvre
qui est indissociable de leur vie et de leur univers quotidien. Ils nous accueillent, dès l’entrée, avec une installation pleine de fleurs artificielles et de boules de Noël dans laquelle ils se
sont représentés en cosmonautes. La commissaire de l’exposition, Elena Geuna décrit ainsi le parcours proposé aux visiteurs : « On peut découvrir dans la grande salle du bas une
mini rétrospective qui remonte à 1976 avec les premières œuvres pop : des sujets enfantins, les grandes stars, des intérieurs de maisons. L’expo se poursuit avec le thème des corps divins avec
les sujets religieux et également la mythologie. La salle centrale du premier étage sera entièrement dédiée aux autoportraits. Une autre thématique très importante qui a démarré dans les années
80 est celle du travail en série : les jolis voyous, la rose et le couteau et bien sûr une évocation du monde de la mer. Ils sont tous les deux nés en bord de mer et ont toujours été fascinés et
repoussés par l’ampleur de l’océan. »
Pierre et Gilles ont choisi de présenter le fruit de toute leur carrière, non de façon chronologique mais thématique. Réunissant en une salle par exemple leurs autoportraits, pratique qu’ils
expliquent ainsi : « Les autoportraits ont jalonné notre travail depuis nos débuts. C'est un rituel qui nous permet de nous dédoubler, comme être face à un miroir ; ils nous
reflètent et nous montrent tels que nous sommes. Ce sont aussi des expérimentations, des recherches très personnelles que l'on ne peut réaliser qu'avec nous. »
Parmi les autoportraits, leur dernier a particulièrement retenu mon attention. Ils se sont représentés chacun en président de la République, un président très made in France pour Gilles alors que
Pierre pose en président militaire d’une république bananière à moins que ce ne soit en maréchal soviétique (!?). Malheureusement ces deux tableaux ne figurent pas dans le somptueux catalogue,
indispensable pour tous les amoureux de Pierre et Gilles, même si sa présentation (allusion à celui de Cocteau ?) n’est pas sans rappeler celle du Livre blanc (éditions Taschen,
1997, qui serait épuisé), avec une biographie illustrée semblable tout en ne reprenant pas toujours les mêmes images. Il est dommage que ce remarquable ouvrage ne reproduise que trop rarement les
tableaux avec leur cadre qui fait partie intégrante de l’œuvre, alors que ces entourages aussi précieux que surprenants figurent dans les derniers catalogues des expositions de leur galerie
parisienne, la galerie Jérôme de Noirmont. (Pour donner un exemple de la sophistication de ces entourages, un tableau dans lequel il y a des pâquerettes
voit sur son encadrement fleurir une multitude de petites pâquerettes en plastique en une farandole aussi champêtre qu’artificielle qui, paradoxalement, dans le rappel d’un motif annexe de
l’œuvre, renforce sa mise à distance avec le spectateur.
Dans ce bel album, la postface de Paul Ardenne réussit bien à extraire la substantifique moelle de l’œuvre de nos duettistes : « Appréhendée dans la totalité des figures qu'elle
met en scène, au-delà de la sphère homosexuelle à laquelle elle ne se contient pas, l'œuvre de Pierre et Gilles fait l'effet surtout d'un condensé d'humanité. Une humanité que l'on va dire
familiale, où les individus diffèrent, où les époques diffèrent aussi, où les thématiques également divergent mais où tout pourtant semble réuni. Ce tour de force agrégatif, rançon d'un style
homogène indéfiniment reconduit, a pour effet de cimenter la peuplade des corps pierre-et-gilliens, de l'unifier en dépit de ses dépareillements. »
On s’aperçoit du soin méticuleux qui a présidé à l’élaboration de cette rétrospective (qui a demandé deux ans de préparation) par de nombreux détails succulents, outre les cadres déjà cités, on
admirera sur les murs de l’escalier qui mène du rez-de-chaussée de l’exposition au premier étage, les reproductions des dessins de Gilles, inspirés de ceux qu’il fait en amont d’un tableau.
Tous sont de petites merveilles naïves et émouvantes. Il est amusant de remarquer que ces touchantes esquisses illustrent les pages de garde du catalogue en une mise en page et dans une couleur
pastichant celles des albums des années 50 des aventures de Tintin chez Casterman, parfait exemple du recyclage des mythes par Pierre et Gilles.
Sur la mezzanine, on découvre la seule (malheureusement) installation de l’exposition, un rideau de fraises encadre une Alice pré-pubère ravie de voir commencer à poindre ses seins. Heureusement
cette rétrospective n’annonce pas la fin de leur travail. Pierre confiait récemment : « Nos prochains travaux auront pour décor la banlieue. »
Je suis toujours attentif à la population que je côtoie, que ce soit au théâtre, au cinéma ou comme ici lors d’une rétrospective d’artistes.
Tout d’abord parce que cette observation peut réserver quelques plaisirs des yeux mais surtout parce que c’est une indication instructive, certes instantanée, de la réception d’une manifestation
culturelle. Par rapport aux visiteurs de l’exposition londonienne de Gilbert et George, il y avait au Jeu de paume plus de femmes, de couples hétérosexuels et moins de jeunes, un échantillonnage
plus hétérogène et moins pédé.
À propos de jeunesse, je constate que par rapport à leur rétrospective de 2004 à Séoul, ont disparu des murs les enfants et adolescents asiatiques rieurs qui les égayaient. Concession au
politiquement correct ?
Double je offre une promenade dans un imaginaire gay idéal qui
surprendra et émerveillera ceux qui ne connaissait que les reproductions du travail de ces deux grands artistes.
Tous les tableaux sont (c) Pierre et Gilles.
Toutes les photos sont (c) Bernard Alapetite
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