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JE SUIS LE FILM HARVEY MILK (2009) DE GUS VAN SANT

ET JE SUIS LÀ POUR VOUS MOBILISER

 

Un film analysé et décrypté par
Marc-Jean Filaire

Enseignant en Lettres modernes à l’université de Nîmes

 



Harvey Milk était encore il y a quelques mois une célébrité locale à San Francisco, une figure mythique pour le seul public gay californien. Le film de Gus Van Sant est en train de donner une envergure mondiale à celui qui fut le premier élu politique américain ouvertement gay. La reconnaissance par des récompenses très enviées comme l’oscar du meilleur acteur attribué à Sean Penn pour interpréter le personnage a aidé à rendre célèbre le film avant même sa sortie en salle. Certes, le film n’est pas décevant et mérite les louanges et les prix reçus mais, s’il a conquis dès les premiers jours de sa diffusion en salles un véritable succès, c’est aussi par les qualités esthétiques d’une composition intelligente et simple, d’un discours engagé et accessible au grand public. L’image de l’homme politique, que propose Gus Van Sant, est séduisante parce qu’elle s’inscrit dans une historicité mais aussi dans une actualité militante sans pour autant donner le sentiment d’être agressive, alors même qu’elle s’affiche comme partisane. La réussite de la réalisation repose principalement sur la pensée même de l’homme qu’elle donne à voir : être audible et visible par tous et pour tous.


 

 

La composition du récit

Commençons par observer ce qui semble être un des éléments les plus artificiels de la fiction : Harvey Milk assume le rôle du narrateur de sa propre existence. Le film débute par la vision du personnage en train d’enregistrer le récit de son histoire en exprimant l’hypothèse que cet acte pourrait être utile au cas où lui-même viendrait à mourir. Même s’il est vrai que des tels enregistrements ont été faits par un homme qui craignait, à juste titre, d’être assassiné, peut-on faire plus artificiel pour introduire un récit biographique que de donner la parole au mort ? L’acte parle de lui-même et se refuse toute légitimité réelle : cet épisode ne se raccorde à aucun moment de la narration générale et la cuisine où se fait l’enregistrement n’est qu’une transposition pied-de-nez d’une incertaine antichambre de la mort. Tout cela n’est que comédie, mise en spectacle, à la manière pseudo-antique : Harvey est le prologue de sa propre histoire, de ce qui pourrait être une tragédie contemporaine, si l’on voulait faire de cet homme un héros moderne. Pourtant, Gus Van Sant se refuse cette facilité un peu trop drama-queen, et propose d’inscrire l’histoire à raconter dans l’énergie de la vie et non dans l’inertie de la mort – nous sommes loin de la tragédie moderne et pathétique de Brokeback Mountain (1) –, afin de respecter l’image d’un homme qui s’est consacré à rendre l’existence de ses semblables plus vivable, dépassant les épreuves politiques et personnelles qui auraient pu le briser. C’est Harvey Milk, revivifié par un Sean Penn tout en nuances, qui se raconte, un Harvey Milk qui se rit de la mort.

Ainsi, le personnage devient lui-même le grand imagier, le marionnettiste ordonnateur du récit : c’est en écoutant ses paroles que l’on entre dans son histoire, que l’on accède aux images. Le film est presque entièrement composé de flash-back, scandés par quelques retours à ce moment de l’énonciation verbale située dans le hors-temps énigmatique d’une mort refusée et les images du film jaillissent de la simple expression du souvenir réduit à des bribes : le passé remonte à la surface d’un temps qui n’est pas celui d’Harvey mais celui de notre présent de spectateurs. L’histoire des gays, dont Harvey Milk semble tracer le sillon dans la terre de l’Histoire des hommes, échappe à tout effet de mode – temps limité et soluble – pour accéder à une humanité que les sociétés tardent à lui reconnaître. Les gays existent depuis plusieurs décennies – nous ne parlons pas ici de pratiques érotiques mais du concept ethno-urbain – mais le film de Gus Van Sant est certainement le premier à faire état de leur existence politique de manière aussi explicite. On peut se demander cependant pourquoi Gus Van Sant a préféré se retirer dans l’espace le plus secret de la création et tenté de réduire l’idée de son implication. Assurément, l’engagement militant de Harvey Milk suscite une modestie de la part du cinéaste qui rend un hommage humble mais sincère. Son film est une œuvre qui accorde à l’homme évoqué toute sa place sans chercher à se faire le reflet d’un réalisateur qui se montre en creux dans une esthétique affichée. Film pour grand public – ce qui influe sur l’esthétique d’ensemble (2) –, le travail de Gus Van Sant n’interpose pas la figure de l’artiste entre le personnage et les spectateurs.

C’est donc l’homme dans sa totalité qu’il s’agit de donner à voir, dans son action politique et dans sa vie privée. Le film n’estompe pas la part intime de celui qui s’est consacré aux minorités, et pas seulement aux minorités gay. La part privée de son existence apparaît dans le film, les deux amants Scott Smith (James Franco) et Jacques Lira (Diego Luna) sont présents et parfois dans des scènes intimes qui permettent au grand public de ne pas appréhender uniquement Harvey Milk comme un être désincarné. Cet aspect de sa vie, même si elle n’occupe pas la plus grande partie du film, révèle la dimension humaine de celui qu’il aurait été si simple de faire passer pour une icône. On appréciera les proportions de la composition d’ensemble qui accorde aux engagements politiques une place prépondérante sans qu’elle soit absolue et qui représente avec une certaine exactitude le temps qu’occupait la politique dans le quotidien d’un homme qui a fait passer avant son confort personnel les intérêts populaires.

Dès lors, la composition du film et son alternance entre récit et flash-bash permet de comprendre l’image du personnage que dessine Gus Van Sant : à la fois il rend toute son humanité à quelqu’un qui sera assurément plus connu à titre posthume que de son vivant et à la fois il lui assure une dimension d’archétype gay, de modèle de la lutte contre les discriminations. Le Harvey du film est un pur personnage fictionnel avec tout ce que cela peut supposer de projection psychologique tout en étant en même temps un reflet si fascinant de l’homme réel, que certains de ses amis ont été profondément émus par l’interprétation de Sean Penn, qui n’avait jamais eu l’occasion de le rencontrer avant son assassinat en 1978. Le classicisme est ici à son comble, l’artifice fictionnel est si complet qu’il se fait passer pour naturel.



 

 

La prise de parole

Revenons aux scènes où le personnage enregistre le récit de son passé. Si le Harvey fictionnel spectacularise ainsi l’existence du véritable Milk, il met surtout en scène sa parole. Le cinéma, héritier du théâtre, préfère le dialogue : un échange de répliques donne davantage de crédibilité à la parole filmée, elle semble être plus naturelle, mais ici l’histoire du personnage jaillit non de l’illusion cinématographique mais d’une voix qui raconte devant un micro une vie passée, et c’est ce récit qui se fait image. Il y a là un niveau narratif supplémentaire à ce que nous avons l’habitude de voir au cinéma : habituellement nous nous contentons de saisir le récit en actes et de découvrir les événements en regardant ceux qui les accomplissent mais, dans le cas présent, s’ajoute la médiation, en apparence inutile, du personnage narrateur de sa propre vie. Le public reçoit le spectacle d’une histoire qui se dit historique mais qui dévoile le fonctionnement créatif de la fiction ; pour devenir un récit filmique, la vie de l’homme a été triée, synthétisée, ordonnée pour devenir celle du personnage, et c’est ce que rappelle la présence du Harvey-narrateur. Quel est le sens de ce fonctionnement narratif qui fait que le récit en images est préalablement annoncé par des mots ? Très certainement, faut-il voir dans ce procédé le moyen de mettre en scène la parole et surtout la prise de parole. Celle-ci n’est pas un acte anodin et Gus Van Sant montre que prendre la parole n’est jamais un acte gratuit : sur le plan humain, l’enfant qui prend peu à peu la parole dans un monde de mots refonde la singularité humaine et sociale ; sur le plan politique, le représentant qui harangue la collectivité ne peut pas se permettre d’être inconséquent ; sur le plan artistique, le créateur sait qu’il repense une parcelle du monde et participe à sa connaissance. Donner la parole à Harvey Milk pour qu’il raconte sa vie, c’est lui rendre, par delà la mort, la parole qu’il a su prendre, alors qu’il était de ceux à qui ont ne la donne pas.

Ainsi, le film donne à revoir de façon répétée les moments où Milk débute ses discours. Il commence par donner son nom et ajoute qu’il est là pour mobiliser ceux qui l’écoutent. En tant que représentant d’une minorité culturelle, il prend la parole et donne alors à voir une image auparavant inexistante : qu’un homosexuel parle en public n’est pas une nouveauté dans les années 70 mais c’en est une lorsqu’il parle en tant qu’homosexuel militant et l’acte qui est donné à voir fonde une réalité révolutionnaire. Le film multiplie cette image au sein de sa narration comme pour en assurer la possible reproduction, tout comme il la duplique à chacune de ses diffusions en salles. L’acte de Milk acquiert une portée exemplaire au même titre que son discours engagé. Ainsi, l’impact de celui-ci se redouble dans l’acte de son accomplissement. Comme le personnage le dit au cours du film, il a vécu trop longtemps dans le placard, il lui faut en sortir d’abord en son nom propre mais aussi au nom de tous ceux qui souffrent de ne pas pouvoir le faire. Il est nécessaire de créer un précédent pour rendre possible sa réitération. La prise de parole individuelle devient prise de parole collective mais elle rend possible la transformation de l’acte singulier en acte pluriel : chaque personne peut s’inscrire dans la voie ouverte et devenir à son tour l’origine d’un mouvement reproductible par d’autres. Il ne s’agit plus alors d’un acte égoïste pour s’assumer individuellement mais d’un acte altruiste qui ouvre la voie à tous ceux qui ne veulent plus d’un modèle préétabli et uniformisateur : si une personne qui appartient à une minorité contrainte au silence prend la parole une première fois, c’est chaque membre de cette communauté qui prend possession d’un devoir de parole.

Le film de Gus Van Sant est d’une indéniable portée politique et pas seulement parce qu’il y est question d’élections ; il se pose comme porte-voix de ceux que la classe politique n’écoute pas. À travers l’expérience particulière de Harvey, le film responsabilise l’acte de prise de parole politique et rappelle son implication dans la vie des citoyens. En opposant à l’écran les images d’archives d’Anita Bryant et les vues fictionnelles du personnage joué par Sean Penn, c’est la parole politique qui s’expose dans toute sa violence. En effet, en politique, prendre la parole peut être un acte violent et destructeur. Les propos des opposants ne font pas que refuser aux minorités un droit à la parole, ils tentent de les renvoyer au néant du silence ou, pour le dire autrement, de leur imposer une mort symbolique, puisqu’elles sont niées dans leur existence. Au-delà de la seule revendication de quelque droit pour les gays, c’est le droit à la reconnaissance de chacun des membres d’une société qui s’affirme dans ce film.

En outre, l’acte artistique qu’est la création d’un film, voire de toute œuvre, s’expose comme un acte politique. Il est impossible de créer hors de tout contexte socioculturel et tout sujet d’art se raccorde à un temps et une histoire dont ne peut pas faire totalement fi l’artiste. Peindre un couple d’homme, à l’heure actuelle et dans nos sociétés, est un acte à portée politique mais il peut rester relativement discret ; filmer la vie d’un militant homosexuel pour un film à large diffusion est un acte revendicatif de la part d’un réalisateur qui ne cache pas son homosexualité. Après plus de trente années, les gays ont suivi le chemin ouvert par les premiers militants et ont fait que leur existence ne soit plus tenue sous silence ; ce que donne à voir Gus Van Sant correspond au message politique de son personnage : désormais, il est impossible de nier l’existence des gays et des lesbiennes, leurs revendications sont des réalités au même titre que les autres, que l’on veuille ou non leur accorder l’égalité sociale qu’ils demandent en prenant la parole.



 

 

La valeur des images

Néanmoins, la prise de parole est insuffisante dans une société de l’image, il faut être vu pour être reconnu ; n’a-t-on pas fait de la formule « vu à la TV » un label de pseudo-qualité ? Et pour être vu, il faut se montrer ; évidence apparente et pourtant loin d’être acquise pour les minorités sociales. Si Milk monte sur une table ou sur des marches pour haranguer la foule, c’est pour être entendu mais aussi pour être vu. Un gay qui montre son visage dans les années 70 n’est pas une action courante. Un tel geste public dans la société américaine, où paraître gay est aussi mal vu que de l’être, doit être compris comme un acte politique dangereux, et Harvey en a fait les frais. L’acte d’exposer son visage peut se comprendre symboliquement comme la mise en lumière d’un miroir pour les gays et les lesbiennes qui sont désormais en mesure de se reconnaître dans une personne singulière qui parle pour eux, qui se montre pour eux. Aux yeux de la majorité, il existe désormais un visage de référence qui garantit une humanité à l’homosexualité, laquelle peut échapper désormais à l’aveuglement des uns et le non-dit des autres. Ainsi, il fait partie du travail collectif de se dire et de se montrer en tant qu’homosexuel pour faire savoir au plus grand nombre que la vie sociale est une constante proximité de l’homosexualité. Un membre de l’équipe politique de Milk est incité à révéler à son père qu’il est gay, car si les plus militants ne sont pas les premiers à assumer leur différence, il n’est pas possible d’engager ceux qui se cachent à se dévoiler.

La question se pose de savoir quelle image donner des homosexuels ? La rumeur et la diffamation se sont chargés d’en fournir de particulièrement dégradantes (3), la caricature et l’avilissement ont souvent été les moteurs de ces clichés collectifs, qui ne reposaient que sur l’ignorance et la crainte irraisonnée. Avec Harvey Milk, l’homosexualité s’est trouvé un visage qui n’a positivement rien d’exceptionnel, c’est le visage de monsieur Tout-le-monde, et encore plus après le relooking personnel, qui marque l’abandon du style hippie pour se fondre encore mieux dans l’apparence d’un Américain moyen. On peut penser à l’épisode politique des crottes de chien : comme n’importe qui, Harvey risque de marcher dedans. Ainsi, avec sa nouvelle image, chacun peut se voir en le voyant ou, plutôt, voir son représentant, l’homme susceptible de se montrer et de parler au nom de ceux qui aimeraient mais n’osent pas le faire. C’est déjà l’affirmation d’un droit à l’indifférence plus qu’un droit à la différence. Certes, on peut discuter le choix d’un tel parti pris pour la conformité, qui estompe les différences que certains gays revendiquent encore aujourd’hui. Cependant, pour les années 70, alors même que la « révolution sexuelle » est passée sur les USA, le choix de ne pas choquer par une allure originale était certainement le plus tactique. À l’inverse de sa véhémente adversaire Anita Bryant, Harvey refuse d’être dans l’agression, il est dans la défense des opprimés et la revendication de l’égalité. Les propos discriminants de la très médiatique starlette ne créent qu’une colère croissante et, dans une certaine mesure, renforce les partisans de Milk. La crédibilité politique du candidat est garantie par la respectabilité de son image.

Décider de faire un film sur Harvey Milk consiste à étendre cette image de respectabilité et de non-différence. Dans la continuité du succès de Brokeback Mountain, le film pour grand public de Gus Van Sant s’affirme en tant qu’œuvre délibérément partisane de la reconnaissance des gays. L’amour dans le film d’Ang Lee, la politique dans celui de Gus Van Sant sont des supports tout aussi valides pour créer des représentations cinématographiques de l’homosexualité mais d’un côté la fiction se faisait reflet idéalisé de l’amour entre deux hommes, de l’autre la  fiction est le reflet d’une réalité politique ; d’une part un personnage fictionnel est mort peut-être assassiné pour des raisons homophobes, d’autre part un homme réel est mort pour des raisons peut-être d’homosexualité refoulée. Fiction et réalité se font face de manière d’autant plus troublante que le film de Gus Van Sant est lui-même une fiction de la réalité. La réussite commerciale d’un film à thème gay repose-t-elle sur le seul fait que la mort de l’homosexuel garantit la préservation des valeurs anciennes (c’est-à-dire hétérosexuelles) ? Adapter les combats de Harvey Milk qui mènent à son assassinat assure-t-il le succès d’un film moralement visible parce que le gay, nécessairement pervers, meurt à la fin ? L’analogie entre les deux films seraient hâtive et l’esprit transgressif de Gus Van Sant réduit à néant si l’on concluait ainsi. L’affirmation de la volonté de vivre oppose très nettement Harvey à Ennis (Heath Ledger) : ce dernier est figé dans une névrose autodestructrice et la mort de Jack (Jake Gyllenhaal) est la conséquence fatale de son impossibilité à assumer son homosexualité ; par opposition, le meurtre de Milk est la conséquence de sa volonté d’assumer la sienne. Ainsi, la dynamique des deux films est inverse : la mort dans Brokeback Mountain enfonce le survivant dans la solitude, alors qu’elle unit tous les partisans de Milk dans un cortège de plusieurs milliers de personnes. Le – possible – meurtre de Jack est une image fugitive et fantasmée, elle ne pèse pas dans l’économie du film ; le meurtre de Harvey est une scène plus longue, ralentie et signifiante : Harvey, amateur d’opéra, meurt en regardant par la fenêtre la façade de l’édifice consacré au spectacle, il ne meurt pas dans les cris, dans la peur, dans le repli du corps sur lui-même mais dans l’ouverture au monde – tel est ici le symbole de la fenêtre – et à l’art – l’opéra. C’est par le spectacle que son combat peut perdurer et c’est par le cinéma, équivalent filmique de l’opéra, que le discours de Milk est relayé. Gus Van Sant, avec une indéniable modestie, prend le relais du politicien et rend toute sa dimension politique à l’art visuel, jamais réductible – quand l’œuvre est bonne – au simple divertissement.

 

Le film donne donc à voir et à entendre, telle pourrait être notre conclusion ; n’est-ce pas une évidence au cinéma, depuis que celui-ci est parlant ? Disons que l’œuvre de Gus Van Sant affirme une évidence de façade : le film sur Harvey Milk donne à voir et à entendre Harvey Milk, tautologie simplette. Toutefois, pour celui qui s’attarde sur le film, l’évidence ne l’est pas et Harvey Milk, déjà sublimé par l’interprétation de Sean Penn, est lui-même transcendé par le travail de Gus Van Sant. A travers le personnage – et non pas l’homme assassiné en 1978 – c’est le rôle artistique du cinéma que le réalisateur donne à observer, peut-être à comprendre. Créer une œuvre qui sera vue et entendue de par le monde n’est pas un acte innocent, tout comme prononcer un discours politique : le cinéma est un outil de son temps et participe de l’édification des masses. La vacuité, l’inconséquence, les préjugés n’y sont pas acceptables, parce qu’ils imposent sur le public des images et des paroles qui le façonnent ou le blessent, alors que, choisies avec audace et intelligence, elles pourraient le grandir. Harvey Milk est un film conscient de ce qu’il montre, de ce qu’il fait entendre, de l’impact idéologique qu’il peut produire. Et Sean Penn lui-même a dit que le référendum américain pour la proposition 8 aurait eu un autre résultat si ce film était sorti quelques mois plus tôt.

 

(1) Voir mon article sur le site Les Toiles Roses.
(2) On lira avec profit un commentaire des procédés formels utilisés par Gus Van Sant sur le site Matière focale.
(3) Voir mon ouvrage L’Ado, la folle et le pervers – Images et subversion gay au cinéma, chapitre II notamment (p. 63-100).


INTERVIEW DE MARC-JEAN FILAIRE
par Daniel C. Hall



Daniel C. Hall : Marc-Jean, pourrais-tu te présenter à nos lectrices et lecteurs et nous dire ce qui t’a conduit à écrire L’ado, la folle et le pervers, un essai publié par les éditions H&O ?

Marc-Jean Filaire : Si le cinéma n’est pas, chronologiquement, ma première passion, il s’est mis à occuper une place de plus en plus importante dans mon existence, notamment grâce à la multiplication des DVD, que je consomme en grande quantité. À côté de la littérature, que j’enseigne depuis plus de dix ans, les arts visuels sont une source de réflexion et de travail certes mais de plaisir avant tout. Comme auparavant la peinture, l’architecture, la danse contemporaine et plus récemment les réalisations plastiques contemporaines, le cinéma est devenu une nécessité dont il fallait que je parle. C’est donc à partir de travaux scolaires que j’ai commencé à développer mes premiers articles et même à partir d’une question d’élève la toute première fois (« Final Fantasy : The Spirits within – Rêve intime et rêve collectif », www.fffans-fr.com), à laquelle je voulais fournir une réponse complète. Par la suite, d’autres exercices pédagogiques m’ont amené à développer plus particulièrement une réflexion sur la question des genres (« Pour une approche féministe de Sleepy Hollow de Tim Burton » et « Les enfants de la pluie (2002) de Philippe Leclerc ou les rapports entre hommes et femmes »).

De plus, j’apprécie le cinéma pour grand public avec des effets visuels ou spéciaux ; j’aime l’idée baroque du spectacle total avec texte, image et musique, dans lequel nous pouvons échapper à nous-mêmes et aux contingences de notre réalité. Cependant, cette attitude n’exclut pas d’aimer revenir à un film (ou un livre) et prendre le temps d’en comprendre les motivations et les enjeux. Le cinéma de divertissement me plaît par son apparente facilité et donc sa capacité à véhiculer des idées accessibles au plus grand nombre mais il me fascine aussi par son danger à donner des images, à singer la réalité, à créer des clichés, qui sont tout à la fois les reflets d’une vérité changeante et les fondements d’une iconographie moralisatrice en perpétuelle élaboration. Le projet de mon livre s’ancre à la fois dans ma joie de spectateur naïf et mon inquiétude de commentateur perplexe : il m’apparaissait essentiel – n’est-ce pas une déformation professionnelle ? – d’expliquer à l’aide d’exemples précis combien il est nécessaire de demeurer critique face aux images si nombreuses de notre environnement sans perdre le plaisir premier de la découverte.

D’un point de vue plus pratique, j’ai eu la chance, lorsque mon projet s’est imposé comme incontournable et alors même qu’il n’en existait pas encore une ligne, de recevoir le soutien d’Henri Dhellemmes et d’Olivier Tourtois des éditions H&O, qui ont approuvé l’idée d’un livre sur la représentation cinématographique des homosexuels avec un entrain très encourageant.

 

Explique-nous la manière dont tu as conçu cet ouvrage et quel objectif tu recherchais ?

Au risque de me répéter, il fallait que l’ouvrage soit pédagogique, donc facile d’accès : le choix de présenter des analyses de quelques films induit assurément un resserrement de la perspective générale et le passage sous silence d’œuvres que d’aucuns auraient voulu voir traiter, je le conçois. Pourtant, pour le pratiquer avec mes étudiants, seul le discours ancré dans des exemples concrets permet de bien percevoir la subtilité d’une approche artistique et de comprendre des notions abstraites, lesquelles peuvent ensuite être réutilisées pour interroger d’autres œuvres. L’ado, la folle et le pervers, comme son titre l’annonce, pose des schémas, inévitablement réducteurs, dont il s’agit de négocier les frontières, toujours floues, toujours à redéfinir. Je ne dis pas qu’il faut combattre les clichés avant qu’ils n’apparaissent – désir donquichottien – car on ne peut remettre en cause que ce qui est établi ; quant aux images, même caricaturales, elles sont utiles à notre propre construction, néanmoins ils doivent être repensés et souvent combattus. Aucun bon sentiment ne suffit à cette tâche, qui demande du temps et des mots, qui exige aussi de remettre en cause des certitudes et, plus solides encore, des habitudes.

 

Quel public penses-tu viser ? Qu’écrirais-tu afin de donner envie à notre lectorat de te lire ?

De fait, le public gay et tout particulièrement les hommes seront certainement plus intéressés a priori par le sujet. Toutefois, le livre n’a pas été conçu comme un manifeste et cible peut-être d’abord un public qui n’a paradoxalement aucun lien avec la culture gay. Mon espérance – certainement vouée à ne demeurer qu’une espérance – serait d’amener ceux qui ne perçoivent pas la violence des clichés homophobes à s’interroger sur leur représentation personnelle des gays. La postface de Zoé Carle est structurée autour de ce regard extérieur : une femme hétérosexuelle accepte de suspendre la logique prémâchée de notre société hétéronormée pour repenser ce que sont les homosexuels dans leur infinie variété et hors de tout cadre moralisateur. Certes, cette réflexion exige une relecture des schémas sociétaux et donc un effort sur soi pour se défaire d’une norme prétendument ancestrale, et si de rares personnes – j’en connais déjà quelques uns – s’attellent à cet exercice alors ce livre a une raison d’être.

Quant au public gay, je ne l’exclus évidemment pas, je le considère comme déjà convaincu – ce qui est encore une espérance. Cependant, je sais que certaines approches de films que je propose pourront paraître quelque peu décalées par rapport à l’estime qu’il est convenu d’avoir en tant que gay à l’égard de certains films connus. Sans prétendre imposer une vérité nouvelle sur des œuvres traditionnellement appréciées (Philadelphia) ou détestées (Cruising), je propose de les relire avec le recul des années pour montrer qu’une lecture trop affective fausse la valeur que la foule a pu leur attribuer lors de la sortie en salles : un film mythique comme La Cage aux folles a connu plusieurs relectures au fil des dernières décennies et Les Nuits fauves n’ont pas encore épuisé les interprétations. Se méfier des clichés homophobes est un préalable qui ne doit pas s’essouffler dans une catégorisation aveugle des films distingués en bons et mauvais parce qu’ils proposent un regard compatissant ou critique sur les homosexuels. Avec une œuvre cinématographique, on n’en a jamais complètement fini ; j’apprécie souvent de revoir un film et de constater combien j’ai eu tendance à être influencé par l’état d’esprit du moment, passant à côté d’aspects plus complexes. Combattre les préjugés d’une société à l’égard d’une de ses minorités devrait induire une certaine autocritique au sein même de cette minorité et cela n’empêche pas de soutenir un discours militant.

 

À ton avis, faut-il être gay pour pouvoir décrypter les films à thématique explicite ou implicite ?

Heureusement non. Les gays sont ni bien ni mal placés pour comprendre les films qui les prennent pour sujet, ils sont simplement partisans. La complexité du sujet est déjà de définir les frontières de l’homosexualité et il me semble toujours naïf d’entendre des propos qui posent des vérités sur les limites d’une sexualité, sur ces préférences, sur ces comportements ; ces dernières années ont vu fleurir un nouveau discours tout aussi sclérosant sur l’hétérosexualité, comme si elle n’était pas aussi diverse et insaisissable. Les gays ne me semblent pas plus à même de comprendre les films sur l’homosexualité, ils sont simplement plus renseignés sur les codes culturels que véhiculent les multiples sous-groupes en relation avec l’homosexualité mais comprendre n’est le monopole d’aucune sexualité. En revanche, on peut espérer que les gays par leur expérience (jamais facile) d’acceptation d’eux-mêmes et de confrontation aux codes hétérosexués sauront mieux s’inscrire dans un travail de lecture distanciée et critique ; peut-être est-ce là encore une simple espérance.

 

À la lecture de ton essai (qui m’a passionné), j’ai été surpris par la différence entre une analyse très clinique et un peu distanciée (universitaire ?) des films et de nombreux propos fortement militants pour lutter contre l’homophobie. Est-ce volontaire ?

La question est complexe. J’ai du mal à estimer dans quelle mesure j’ai pu être conscient d’une écriture qui se voulait à la fois objective dans sa forme et subjective par le traitement d’un sujet si intime. Assurément, l’enseignement de l’analyse littéraire, mâtinée d’un goût certain pour l’approche stylistique, m’a appris à me tenir à distance de l’objet d’étude mais je sais aussi que les impressions les plus affectives peuvent également être les clefs d’une lecture subtile qui ressent avant de comprendre. Le tour de force serait de ne jamais se laisser entraîner d’un côté ou de l’autre : l’exercice est périlleux, il est donc profondément jouissif. Je ne doute pas que l’on me trouvera souvent partisan, le préfacier lui-même, Didier Roth-Bettoni, pose ce point de vue comme préalable à la lecture de L’ado, la folle et le pervers mais il sait lui aussi, pour avoir écrit un livre essentiel sur le sujet, que l’on ne peut pas être absolument objectif, ce qui est d’ailleurs le propre de l’écriture. Nous sommes trop impliqués dans le thème pour nous défaire totalement de notre individualité. Néanmoins, j’ai essayé de retenir mes emportements parfois, mon enthousiasme à d’autres moments et j’ai cherché au maximum à être conscient des moments où je laissais parler en moi la voix intime, le plus brièvement possible.

Et, il faut l’avouer, le projet est en soi partisan : on ne peut pas analyser des images sans avoir déjà établi une catégorisation et donc une interprétation. Donner le nom de folle ou de pervers à un certain nombre de personnages filmiques, souvent très différents, constitue une typification qui porte un jugement : le cinéma a constitué un catalogue d’images homosexuelles plus ou moins négatives, rarement positives, et les commenter en tant que figements visuels d’une morale induit un parti pris. Je ne refuse pas d’admettre que je défends la cause gay dans mon ouvrage mais je refuse d’être catégorisé comme quelqu’un qui n’aurait pas réfléchi aux répercussions sociales et politiques des clichés cinématographiques. Le cinéma ne propose que des images, il ne peut faire que cela, c’est sa nature, néanmoins il doit être conscient de celles qu’il choisit, comme le spectateur doit l’être dans sa réception : ce dernier n’a pas à être passif devant l’image, sa réflexion doit l’entretenir dans une activité, sans renier son plaisir.



En tant que gay, penses-tu que la transmission de notre histoire, de notre souffrance et de notre culture est importante ? Ne sens-tu pas un vrai désintérêt de la part des jeunes gays d’aujourd’hui ?

Le paradoxe du désintérêt probable des jeunes gays pour ce que les générations précédentes appellent la « culture gaie » est certainement dû en partie à une amélioration relative de la représentativité des homosexuels dans notre société. Soyons prudents, je ne fais pas l’apologie d’une société où être homosexuel(le) serait aussi aisé qu’être hétérosexuel(le) mais, dans l’espace complexe des référents collectifs, on peut reconnaître que la présence des gays et des lesbiennes n’est plus niable, voire, comme l’explique Éric Fassin, suscite une redéfinition des normes pour l’ensemble du groupe social.

En revanche, on peut être désappointé devant la dilution des références fondatrices d’un groupe qui s’est cherché une unité en établissant un réseau de connexions entre des artistes et des œuvres, qui étaient élevés au statut d'icônes gaies. J’ai été interloqué lorsque sur le site « Cultures et questions qui font débats » de Jean-Yves Alt, un commentateur se disait étonné de voir apparaître la tête de James Dean sur la couverture de mon ouvrage, alors que depuis longtemps son ambiguïté sexuelle a été révélée. Cette remarque me semble révéler une dissolution culturelle par manque de curiosité. La recherche de modèles gais n’a plus la nécessité d’autrefois. C’est en soi le signe d’une évolution sociale relativement positive mais aussi celui d’une uniformisation culturelle par des médias complaisants que tous les efforts éducatifs, quand ils existent, ne peuvent que difficilement combattre. En travaillant sur des films anciens comme sur des films récents dans L’ado, la folle et le pervers, j’ai cherché à croiser les supports de reconnaissance gaie et à donner le goût de voir et de revoir certains films qui pourraient tomber dans l’oubli et d’autres qui tendraient à se figer dans leur propre légende.

 

Quel est ton film « gay » préféré et pourquoi ? Quel film « gay » conseillerais-tu aux hétérosexuels afin de mieux nous comprendre et sans les choquer et pourquoi ?

Je n’ai pas véritablement de film gay préféré, même si plusieurs films ont su retenir mon attention au fil des années. Je pourrais essayer de trancher et dire qu’il s’agit de Mort à Venise mais il me semble échapper à toute catégorisation et surtout celle trop restrictive de « gay ». C’est certainement un des films dont aucune analyse n’épuise les qualités esthétiques. À côté de ce film, bien d’autres constituent une nuée dont l’attrait varie au gré du scénario, de la composition, du discours. Le choix de plusieurs films analysés dans mon livre est motivé en partie par un goût personnel : Cabaret de Bob Fosse est une œuvre exceptionnelle, tout comme La Corde d’Alfred Hitchcock, pourtant il y a plus gay que le premier et moins homophobe que le second. Malgré un travail de deux ans sur les images des gays dans le cinéma, ce n’est pas la thématique gay qui retient mon attention pour juger un film ; d’ailleurs, il n’est pas rare que ce thème soit développé dans des films médiocres.

Par conséquent, je ne me vois pas conseiller un film particulier, susceptible de faire tomber les écailles des yeux hétérosexuels car aucun film n’est porteur d’une vérité indiscutable : tout film est toujours une stylisation, une réduction de l’immense variété des réalités homosexuelles. En revanche, je conseillerai de voir beaucoup de films où apparaissent des gays et des lesbiennes, mais aussi des transgenres, des bis, des incertains pour prendre conscience de l’ampleur de la violence sociale qui est imposée aux personnes d’orientation non exclusivement hétérosexuelle. Seule la rencontre de la différence peut ouvrir à une redéfinition de son propre cadre de pensée. Écrire L’ado, la folle et le pervers m’a aidé à refuser les frontières préétablies sur les sexualités et à ne pas étiqueter une personne sans prendre le temps d’écouter son histoire individuelle. Ainsi, aujourd’hui, contrairement à ce que je faisais dans les années 90, je ne me pose plus guère la question de la sexualité des gens que je rencontre, je ne crois plus au fantasmé gaydar et je suis heureux de découvrir que je me trompe de plus en plus souvent lorsque malgré moi j’essaie de deviner si je suis face à un gay, un ou une hétéro, une lesbienne, et cette erreur me réjouit : je constate que je n’ai aucun intérêt particulier à connaître les secrets d’alcôves de mes interlocuteurs. Si nos pratiques sexuelles nous définissent en partie, elles ne nous définissent pas complètement et l’ensemble de nos expériences est plus riche que nos seules expériences sexuelles, aussi variées soient telles.

 

Tu fais partie de l’équipe de Les Toiles Roses. Qu’est-ce que cela t’apporte et pourquoi te fais-tu si rare ?

Pouvoir publier sur un site comme Les Toiles Roses est une aubaine qui correspond à la manière dont je conçois la transmission des savoirs. Le savoir est gratuit. Faire don au plus grand nombre de son savoir, le mettre à disposition sans en attendre une contrepartie me semble correspondre à ce que peut faire de plus humaniste l’espace d’Internet. Lorsque je propose l’analyse d’un film, j’espère évidemment qu’elle sera lue et commentée, mais je pense aussi à la possibilité qu’elle soit réutilisée, notamment par des collègues enseignants – je sais que certains ont exploité mon étude de Sleepy Hollow, par exemple – ou par des étudiants : j’ai eu des discussions très riches avec certains des miens qui n’étaient pas d’accord avec mon approche de Spiderman 2 ou qui trouvaient enfin quelqu’un de « vieux » à qui parler de leurs impressions sur Shortbus.

En revanche, je ne produis pas de l’analyse au poids ou au fil d’une plume légère et mon temps de rédaction, de correction et de relecture est toujours long. De plus, je ne peux absolument pas travailler sur un film qui ne me fait pas réagir personnellement ; un temps certain d’assimilation et d’imprégnation m’est nécessaire avant que s’impose à moi le besoin de mettre en forme une réflexion. Tant que je n’ai pas trouvé exactement pourquoi mes pensées reviennent dans les jours qui suivent la visualisation à ce film, qui est d’abord – heureusement ! – un divertissement, je ne peux rien mettre en mots. Ensuite, viens l’étape de la prise de notes, étape de décantation, où il faut que j’ai à tout moment et n’importe où de quoi écrire les premiers mots, qui seront l’ébauche de l’analyse. Alors seulement, il me semble que je me libère d’une charge personnelle tout en offrant à d’autres un regard attentif sur un point de détail, une infime parcelle de sens sur une œuvre immensément plus complexe : il y a une véritable joie intime à s’effacer derrière les mots. Si je me fais rare sur Les Toiles Roses, c’est donc d’abord parce qu’arriver à la formulation me prend beaucoup de temps, et d’énergie. Certes, cette année est aussi extrêmement lourde en travail de préparation de cours mais cela est de peu d’intérêt ici. J’espère l’an prochain pouvoir être plus présent.

 

Si tu devais réécrire ton essai, le referais-tu à l’identique ou changerais/ajouterais-tu des catégories et des films ?

En m’appuyant sur un commentaire judicieux de Didier Roth-Bettoni, je crois qu’il faudrait s’interroger sur l’image du vieil homosexuel, figure récurrente et discrète depuis longtemps, mais aussi prendre le temps d’observer l’image naissante du beur, qui est apparue au cours des années 90. Le travail reste à faire, comme il reste à élaborer une étude similaire sur les lesbiennes. Il me plaît de croire que ces projets seront bientôt proposés en librairie par d’autres amateurs de cinéma, afin que la discussion sur la représentation des sexualités continue de progresser et d’aider à faire mieux connaître la minorité si diverse à laquelle nous appartenons.

Derrière les masques :


SPIDER-MAN 2 (2003) de SAM RAIMI
OU LA REVANCHE DE L'AMBIGUÏTÉ

 

Un film analysé et décrypté par
Marc-Jean Filaire

Enseignant en Lettres modernes à l’université de Nîmes

 




Si quelqu’un osait dire que Spider-Man est gay, la foule des adeptes de comics monterait au créneau et hurlerait au scandale ; et l’on n’entendrait plus ceux qui avouent à voix basse qu’il n’est pas le seul superhéros à les faire fantasmer dans son costume moulant. Comment un homme qui a une petite amie peut-il être taxé d’une telle marque d’infamie ? Il ne peut y avoir que le regard impie d’un pervers pour apercevoir une telle abomination. Cependant...

Cependant, si je mets en lumière les ambiguïtés qui font que, à certains moments, dans les films de Sam Raimi, il est possible de trouver le jeune Peter Parker un peu déroutant dans ses rapports amicaux et amoureux, alors, peut-être, me laissera-t-on émettre l’hypothèse – subversive, il est vrai – que l’image érotique de l’homme araignée mérite qu’on s’attarde – mais pas trop longtemps – sur les failles de son hypervirilité. Ai-je pris assez de précautions oratoires ? Puis-je continuer sans risquer l’émeute ou la lapidation ?



J’admets tout de suite qu’il n’est jamais dit que Peter Parker est gay ; j’admets qu’il a une petite amie jolie ; j’admets que ses relations avec les hommes sont dénuées de gestes sexuellement explicites, j’admets que les apparences nient clairement l’homosexualité. Et pourtant je ne suis pas convaincu, et pourtant je continue à penser que l’étudiant binoclard et photographe entre deux missions héroïques n’est pas si niaiseux qu’on veut nous le faire croire, et pourtant je défends l’idée que sous le costume aux couleurs de la virile Amérique (rouge et bleu, comme Superman) se cache un jeune homme qui se cherche et ne sait pas trop où il en est avec son éros. Déjà, le premier épisode nous faisait les observateurs d'un adolescent qui se réjouit de se voir si beau en son miroir, qui cache à sa tante May que seul dans sa chambre il projette à répétition des fils collants sur les meubles, qui annonce à sa petite amie préférer la quitter plutôt que de la faire souffrir par l’aveu de sa vraie nature. Pas facile d’être un superhéros et d’en garder le secret. Pas facile d’être gay et d’en garder le secret.



Le deuxième volet de la saga marque une nouvelle étape dans le processus psychologique du jeune adulte qui cherche à comprendre ce qu’il est, ce qu’il se doit et ce qu’il doit à ceux qui l’entourent. Si, dans le premier épisode, Peter Parker faisait l’expérience de son propre corps, comme tout jeune garçon qui se réveille à l’adolescence dans un corps d’homme, l’épisode suivant est le récit allégorique du même homme en quête de son identité sexuelle : pour le dire autrement, Peter Parker s'attelle à trouver sa place au sein d’une société normée en refusant les modèles préétablis susceptible de nier son individualité.


 

Soi et les autres : singulier vs pluriel


Sans affirmer que le protagoniste est un homosexuel, il est néanmoins possible de repérer dans son parcours personnel des similitudes avec le parcours que nombre de jeunes gays connaissent au cours de leur adolescence avant d’assumer sans honte leur désir. En effet, Peter Parker perçoit son existence comme un mensonge perpétuel dans la mesure où il ne peut même pas avouer à ses proches ce qu’il est réellement. Sa vie sociale est celle d’un ado mal intégré, qui se fait bousculer au sens propre comme au sens figuré : il se sent invisible, personne ne le voit tel qu’il est vraiment, tout au plus le remarque-t-on comme le nerd, bon en tant qu’étudiant en sciences mais rasoir en tant que condisciple. On retrouve là le complexe du garçon mis à l’écart parce qu’un peu bizarre, pas assez viril pour appartenir à l’équipe de sport, pas assez semblable aux autres pour qu’ils veuillent l’intégrer à leurs jeux communautaristes. La seule reconnaissance qu’il peut attendre du groupe est celle de sa marginalité, de sa différence. Pour exister, il faut au jeune homme construire sa propre vie hors des milieux traditionnels : pendant que les autres s’amusent dans les fêtes de leur âge, Peter Parker retient l’attention de son professeur de sciences ou du brillant docteur Otto Octavius ; alors que la majorité vit le jour (université, bureau) ou le soir (théâtre), il renaît la nuit dans son costume qui dissimule son identité. Toujours en rupture de ban, il se cherche de nouveaux repères et surtout de nouveaux pères pour combler l’absence du sien, parce qu’il est attendu qu’un garçon se construise sur le modèle d’un homme solide et viril. Le personnage met du temps à comprendre qu’il peut échapper à cette normalisation et que la figure féminine de sa tante a peut-être plus à lui apprendre que tous ces pseudo-pères qui voudraient faire de lui un clone d’eux-mêmes – ce que Norman Osborn avait déjà tenté dans le premier épisode.



Sur le plan narratologique, on distingue les étapes d’un parcours assez proches de celles d’une acceptation de l’homosexualité à l’adolescence. Le parcours commence par une prise de conscience de sa différence et de son incapacité à satisfaire les attentes des proches, ce qui conduit à un certain désespoir face à une réalité sociale dont on se sent tout autant exclu. La première réaction devant cette incompatibilité est de nier ce qui est le propre de sa différence : en constatant qu’il ne peut pas être un parfait superhéros capable d’assumer sa vie cachée en même temps que ses activités de justicier, Peter Parker admet qu’il est possible de faire un choix, et il fait celui du déni, préférant la médiocrité du mimétisme social à la singularité héroïque. Combien de jeunes gays ont ainsi tenté d’aligner leurs activités et leurs pensées sur celles de leur entourage hétérosexuel ? Pour quel profit ? À retarder l’aveu de la vérité refoulée, on ne gagne que peu de temps avant le jaillissement de la souffrance accumulée. Dans le film, l’aveu fait à sa tante – mère de substitution – de son rôle dans la mort de l’oncle laisse croire que celle-ci pourrait renier Peter mais elle aussi progresse à la suite de cette révélation : elle accepte de dépasser la douleur de son veuvage et de regarder vers l’avenir sans en vouloir à celui qui, un instant, l’a déçue mais qu’elle sait aimer au-delà de ses imperfections. Bien des parents, à notre époque, acceptent, malgré tout, que leur enfant soit « différent » mais il leur faut souvent du temps. Reste à admettre que l’on peut avouer à ses proches (Mary Jane, Harry) et même se montrer en public tel que l’on est (scène du métro) pour parvenir à un nouvel équilibre intérieur. L’adolescent, que ce soit Peter, une jeune lesbienne ou un jeune gay, sait qu’il est difficile de s’assumer différent au sein du groupe social : être singulier au cœur d’une pluralité dominante exige un courage, dont les membres de la collectivité ne savent guère estimer la force, surtout quand on est encore à l’âge tendre.


 

Soi et l’autre : masculin vs féminin


D’autres analogies sont encore à déceler pour montrer l’intérêt d’un film qui, sans une lecture des ambiguïtés, pourrait paraître plus que léger et dévolu au seul spectacle des scènes d’action et des effets spéciaux. Dans ses relations aux hommes et aux femmes, le personnage surprend parfois par ses réactions ou ses répliques. Ainsi, on peut s’attarder sur les difficultés relationnelles récurrentes avec les jeunes femmes, qu’elles soient fréquentées souvent ou non. Lors de la piteuse livraison de pizzas, on ne peut guère passer outre l’attitude d’impuissance de Peter devant une condescendante mangeuse de chewing-gum dont la mastication semble mettre en scène de façon ironique l’acte de castration par morsure. Mais toutes les femmes ne sont pas des vagins dentés qui humilient les hommes (gay) cachés dans leur placard (à balais) : en anglais le jeu de mot fonctionne autant qu’en français (placard/closet). Une autre jeune femme est à remarquer : la fille du logeur. Personnage attendrissant plus que tout autre – elle est même décalée dans ce film de divertissement –, Ursula (Mageina Tovah) frise la pâmoison à chaque fois qu’elle voit le jeune locataire. Pourtant, Peter ne semble jamais remarquer ses sentiments à son égard, et même lorsqu’elle lui apporte une part de gâteau et un verre de lait, adorables offrandes alimentaires, il semble ne pas percevoir l’attirance qu’elle a pour lui. Pour le dire plus simplement, il ne la voit pas, elle n’est jamais perçue comme une possible conquête ni même une rivale pour Mary Jane, tout comme les groupies qui appellent Spider-Man dans la rue. Certains verront là les manifestations de la fidélité de Peter ; il convient peut-être de remarquer qu’il est insensible aux charmes féminins, même lorsqu’ils s’offrent de façon si ostentatoire. Reste le cas de Mary Jane. Assurément, c’est vers elle que vont les sentiments du jeune héros, le film le répète assez. Toutefois, on ne peut nier que le manque de communication rend leurs rapports fort peu érotiques ; leur relation est principalement construite autour de la parole – ou de son inverse, le silence – et non du corps. Dans la continuité du premier épisode, leur relation est celle d’amis ; et même si Mary Jane montre un trouble certain face à Peter, dont elle veut recevoir le baiser (scène du salon de thé), lui se tient toujours à distance de la jeune femme, incapable de prendre l’initiative qui nous le montrerait attiré par un corps de femme. Et même quand elle abandonne son mariage avec un bellâtre insipide dont l’uniforme est le seul charme – c’est lui-même qui le dit ! – Parker est encore sur le point de fuir pour poursuivre une nouvelle mission. Le film d’aventures nous avait habitués à des héros plus entreprenants ; on est loin de James Bond et même de Superman, qui n’est pourtant pas un tombeur.



Qu’en est-il des jeunes gens que croise ou fréquente Peter ? Encore une fois, il faut nous attarder sur une rencontre brève, laquelle se construit à contretemps de la femme aux pizzas. Lors de la première perte de ses pouvoirs, Peter est obligé de prendre l’ascenseur pour descendre d’un immeuble ; il y rencontre un charmant jeune homme, qui le complimente sur son costume, que l’on sait particulièrement moulant. Qui aurait l’idée de préciser dans une telle situation que l’inconvénient principal de celui-ci est de remonter l’entrejambe ? Serait-ce la première chose à dire à un inconnu ? On peut en douter, d’autant plus que dans les séries ou les films américains, la cabine d’ascenseur est fortement connotée comme un espace de fantasmes, de rencontres érotiques. Et pourquoi le jeune homme après ce bref échange appuie-t-il sur un bouton ? Serait-il en train de remettre en marche l’ascenseur arrêté entre deux étages ? Du honteux placard avec ses balais récalcitrants à l’ascenseur avec son jeune homme entreprenant, Peter Parker suit une évolution qui se colore d’un érotisme plus qu’ambigu. L’autre homme, dont le charme est indéniable, est Harry, l’ami d’enfance, le rival déçu d’avoir été quitté par Mary Jane, celui dont le père aurait voulu Peter pour fils. Que de raisons d’être dans une relation passionnelle ! Harry est beau, il est riche, il est entreprenant et sa haine pour Spider-Man est absolue, puisqu’il le croit l’assassin de son père. Pourtant, malgré l’acharnement à vouloir détruire celui qu’il a désigné comme son ennemi mortel, lorsqu’il découvre que Spider-Man et Peter ne font qu’un, il ne peut accomplir sa vengeance, impuissant devant le corps presque dénudé de celui pour qui il a laissé partir celle qu’il aimait ; et quand il lance Dr Octopus à sa recherche, son dernier cri est une recommandation impérative : ne pas faire de mal à Peter, alors qu’il semble moins pressé de sauver Mary Jane. Éros et Thanatos ont partie liée dans cette affaire d’amitié particulière. Autant ne pas penser à tous ces détails incongrus et aller au théâtre ; pour voir quelle pièce ? Celle que joue Mary Jane bien sûr, The Importance of Being Earnest (L’Important d’être Constant), une pièce d’Oscar Wilde. Comme auteur hétérosexuel, on a fait mieux !

 


Haine de soi vs amour des autres


Devant tant d’incertitudes, on comprend l’attitude de Peter Parker lorsqu’il décide de redevenir un être « normal », de rentrer dans le rang et dans la norme. N’est-ce pas plus simple en apparence ? Bien sûr, il faut détourner le regard quand un autre adolescent se fait agresser par deux brutes et oublier que c’est encore aujourd’hui le lot de nombreux garçons tabassés parce qu’ils sont gays ; bien sûr, on a tous une vieille amie confite d’amour pour celui qui est depuis toujours un ami délicat et sensible ; bien sûr, on peut se réfugier dans les jupons d’une mère ou une tante (sans jeu de mots) à qui l’on dit, les yeux embués de larmes, qu’on regrette de ne pas être le fils ou le neveu qu’elle espérait avoir. À vouloir être un autre, c’est contre soi que se retourne la violence. Combien de temps cela peut-il durer ? Jusqu’à l’acte manqué, le geste ou le mot qui dit en un instant tout ce qu’on aurait voulu enfouir et oublier. Qu’est-ce qui pousse Peter à retirer son masque alors qu’il a sacrifié une part de lui-même pour rester un héros anonyme ? Au milieu de la foule d’un métro, il se donne à voir, malgré lui, à un moment où retirer son masque n’était en rien une nécessité. Le geste trahit le désir ; le dévoilement avoue la volonté d’être reconnu comme une et non plus deux entités juxtaposées et distinctes : Spider-Man est Peter Parker et Spider-Man a un visage humain. Et là, quel étonnement ! Aucune haine particulière ne vient de la foule, aucun rejet n’est mis en œuvre pour l’exclure du groupe. Quelqu’un dit simplement qu’eux-mêmes, les témoins de cette révélation, ne diront rien de cette vérité qu’ils connaissent désormais. Les craintes de Peter Parker étaient-elles pleinement justifiées ? N’y avait-il pas dans sa dissimulation une emphase due à sa propre peur d’être rejeté ? Tout amateur de film d’épouvante le sait, ou toute personne qui a traversé une ville la nuit, la peur engendre la peur et le risque ne nous paraît plus grand que parce que notre inquiétude l’est aussi. La reconnaissance publique de l’humanité du héros et de sa similitude avec des gens normaux (quelqu’un dit : « il n’est pas plus vieux que mon fils ») rappelle ce que pour beaucoup de personnes la révélation de l’homosexualité d’amis a pu être : elle n’a pas changé pas grand chose ; le constat se limite à une différence infime qui débouche sur une certaine indifférence. Et le danger qui menace ceux que l’on aime fait oublier qu’ils sont quelque peu différents de nos attentes : les passagers du métro qui veulent s’opposer à DOctopus, en vain, reflètent l’attitude nouvelle de ceux dont on menace les proches, les enfants, les amis gays et lesbiennes, ils s’interposent et disent leur refus.



Il reste à comprendre la fin de ce film. Une lecture gay-friendly de Spider-Man 2 a toutes les chances d’être perçue comme une violence faite à la narration, si l’on affirme que le jeune héros, heureux d’être choisi par celle qu’il aime, est un homosexuel qui se cache. Indiscutable. Pourtant, connaissons-nous beaucoup de héros qui préfèrent partir à l’aventure au moment même où la belle les rejoint en abandonnant son ex-fiancé le jour de ses noces ? Tiraillé entre son devoir envers la communauté et son bonheur personnel (conflit cornélien par excellence), le jeune héros est content d’entendre sa bien-aimée l’inciter à vivre pleinement sa vie secrète : les dernières images du film montrent sa traversée de la ville comme l’expression ostentatoire d’une joie immense. On serait tenté de voir en Mary Jane l’épouse idéale de l’incertain, tiraillé entre deux sexualités (1), laquelle accepte que l’homme aimé fricote avec des truands la nuit et revienne après chaque escapade. Peter Parker serait-il donc bisexuel ? Ce serait encore trop catégoriser le film et le personnage. Il s’agit plutôt d’un film sur les moyens de ne pas perdre ceux que l’on aime : Mary Jane ne peut assurément pas être le seul objet d’intérêt de Peter, doit-elle perdre les chances d’un bonheur en refusant les concessions ? L’époque contemporaine fait l’apologie des arrangements, les héros de cinéma ne sont plus si monolithiques et les passions si absolues qu’il y a un demi-siècle : de nos jours, dans une société où tout est objet potentiel de commerce, le bonheur a un prix négociable et même les superhéros sont prêts à le discuter, en exigeant une assurance. Assurément, nos idéaux en sortent diminués mais les chances de bonheur sont, quant à elles, accrues.


Et que nous importe que Peter Parker soit gay, bi, hétéro ? La question s’évacue d’elle-même car là n’est plus le problème. Si les amours cinématographiques d’un homme et d’une femme possèdent des zones d’ombre qui font penser que l’un des deux est homo ou bi et que cela ne choque plus, c’est que les différences moralisatrices commencent à s’estomper dans la société occidentale grâce à l’affirmation d’un discours gay assumé, ce qui est une bonne nouvelle. En réalité, une lecture gay-friendly de Spider-Man 2 n’a d’intérêt que dans la mesure où toute perspective analytique nouvelle suscite une réactivité de la part des spectateurs et des lecteurs et donc une réflexion ou un débat. En reprenant le titre de l’ouvrage d’Éric Fassin, nous pouvons affirmer aujourd’hui qu’il y a bien « inversion de la question homosexuelle », c’est-à-dire que la société doit se redéfinir parce que les homosexuels qui osent faire entendre leur voix l’obligent à se repenser. Et même dans des divertissements aussi légers que Spider-Man 2.


Fiche technique : Avec Tobey Maguire, Kirsten Dunst, Alfred Molina, James Franco, Rosemary Harris, Daniel Gilles, J.K. Simmons, Donna Murphy, Dylan Baker, Bill Nunn, Elizabeth Banks, Bruce Campbelle, Stan Lee, Vanessa Ferlito, Aasif Mandvi et Cliff Robertson. Réalisation : Sam Raimi. Scénario : David Koepp, Alfred Gough, Miles Maillar, Michael Chabon et Alvin Sargent. Directeur de la photographie : Bill Pope. Compositeur : Danny Elfman. Durée : 127 mn. Disponible en VO, VOST et VF.


 

(1) Je renvoie à ma définition de ce type de personnage à la sexualité double dans L’Ado, la folle et le pervers – Images et subversion gay au cinéma, H&O éditions, 2008.
Derrière les masques :


SHORTBUS (2006) de JOHN CAMERON MITCHELL
 SHORTBUS AVIDE OU COMMENT FAIRE SON PLEIN

 

Un film analysé et décrypté par
Marc-Jean Filaire

Enseignant en Lettres modernes à l’université de Nîmes

 

 

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Fiche technique :

Avec : Sook Yin Lee, Paul Dawson, Lindsay Beamish, PJ Deboy, Raphael Barker, Jay Brannan, Peter Stickles, Alan Mandell, Adam Hardman, Ray Rivas, Bitch, Shanti Carson, Justin Hagan, Jan Hilmer, Stephen Kent Jusick, Yolonda Ross, Jed Samson, Daniela Sea, Miriam Shor, Rachael Cyna Smith, Paul Oakley Stovall, Lex Vaughn, Justin Bond. Réalisation : John Cameron Mitchell. Scénario : John Cameron Mitchell et le collectif de comédiens. Image : Frank DeMarco. Montage : Brian A. Kates. Musique : Yo La Tengo.

Durée : 102 mn. Disponible en VO, VOST et VF.



Le film Shortbus semble faire état d’une libération sexuelle qui serait le propre de l’époque contemporaine et dont la boîte de nuit de Justin Bond poserait le cadre idéal. Cependant, par la focalisation qu’il exerce sur quelques personnages en particulier, le scénario tend à montrer que vers ce lieu hors normes convergent une multitude d’êtres en crise et aux prises avec leur sexualité. Sous les apparences de la liberté acquise persiste une inquiétude qui touche toutes les sexualités et dont l’ambiance festive du Shortbus ne peut effacer la réalité. Justin Bond ne dit-il pas lui-même en regardant ces clients faire l’amour : « C’est comme dans les années 60, l’espoir en moins » ? Tous ceux qui viennent là sont avides/à vide d’illusion(s) et d’un plaisir – pascalien divertissement – qui estomperait la vacuité du monde extérieur miné par un Ennui chronique, une désespérance ontologique à la nature humaine. Monter dans le Shortbus, car scolaire spécial « pour les surdoués et les déficients », aide à avancer vers le dépassement de la crise individuelle mais ni l’itinéraire ni le terminus ne sont les mêmes pour chacun.

 

 

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La place du mort


Le premier personnage qui apparaît au début du film est James, ancien call boy devenu maître nageur et vivant en couple avec Jamie ; malgré l’amour que lui porte ce dernier et dont il est tout à fait conscient, James prépare son suicide et son remplacement au sein de son couple. La démarche entreprise de voir une conseillère conjugale avant d’« ouvrir » leur couple à un troisième homme n’est qu’une tactique de James pour permettre une transition moins douloureuse à Jamie, qu’il ne souhaite pas laisser seul après sa mort. Malgré son traitement médical, James vogue dans un état de dépression qui paraît sans cause apparente mais dont la souffrance est ancienne et préexiste certainement à ses années de prostitution. Sa douleur se structure autour d’un vide intérieur qu’il ne peut combler et que sa relation de couple ne parvient pas à estomper. Au contraire même, l’omniprésence de Jamie, toujours prévenant, contribue à entretenir le sentiment d’être dépossédé d’une place réelle dans le monde ; Jamie aimerait que James pense à lui quand il se masturbe ; Jamie finit les phrases de James dans le cabinet de Sofia ; Jamie ne veut pas trouver un amant dans la boîte de nuit si James n’en trouve pas. À vouloir être le compagnon parfait, Jamie contribue a occuper la place que James peine à remplir, oubliant que, pour sortir de l’état dépressif, il faut une volonté et une prise en charge personnelles. La scène d’autofellation du début montre de manière visuelle le repli de James sur lui-même, dont le corps dessine une spirale, métaphore de son état d’esprit.

C’est au cours de la conversation avec Severin que l’on perçoit mieux le désespoir du personnage qui rappelle qu’à l’époque où il vendait son corps, il connaissait sa valeur, définie par le tarif de la passe. En réalité, James connaissait son prix financier et non sa valeur intrinsèque ; présentement, il ne sait plus ce qu’il vaut, ce qui revient à croire qu’il ne vaut rien et qu’il pourrait être remplacé par un autre dans les bras de Jamie sans que celui-ci perde au change. Dans une société où tout peut se négocier, c’est la valeur humaine qui n’a plus de cote. L’être disparaît derrière l’argent, les sentiments sont estimables en prix, comme cela apparaît avec humour lorsque, après avoir giflé Jamie, Sofia dit qu’elle ne lui fera pas payer la séance de thérapie ; l’impact émotionnel est considéré comme effaçable en échange d’un somme établie. On peut se demander alors si l’homosexuel n’a pas le devoir de payer son intégration sociale, si finalement le libéralisme économique ne s’étend pas à l’orientation sexuelle : connaître le bonheur dans l’amour, homosexuel ou hétérosexuel, ne dépendrait-il que d’un investissement ? Ce n’est pas la thèse soutenue par John Cameron Mitchell, qui met en garde contre ce débordement déshumanisant d’une société consumériste. La suite du film estompe d’ailleurs progressivement la question de l’argent qui ne réapparaît temporairement que dans la bouche de Rob, lequel souffre d’être au chômage mais qui progresse dans sa crise personnelle sans faire appel à un quelconque financement. Quant à James, pour échapper à sa propre spirale autodestructrice, il lui faut découvrir qu’il a une valeur inestimable et une place à tenir mais aussi que son suicide pourrait ouvrir des béances dévastatrices chez ceux à qui il manquerait.


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Plein de vides


C’est donc au Shortbus que se réunissent nos personnages en quête d’eux-mêmes. Là, ils rencontrent tous les types de sexualité en un lieu où chacun est libre d’être pleinement lui-même. L’espoir motive l’entrée dans la boîte de nuit mais celle-ci ne garantit pas la résolution par magie des crises personnelles. Le Shortbus ne fournit que l’espace où chacun peut apporter sa béance affective, sexuelle, sociale pour se sentir momentanément moins seul. Rob n’y trouve pas d’emploi, Severin est toujours célibataire à la fin du film mais James peut y revenir apaisé et Sofia fait la rencontre qui lui permet d’accéder à l’orgasme tant espéré. Le lieu composite est la réalisation topographique et symbolique de ceux qui viennent y chercher refuge : il est composé d’une multitude de petites pièces plus ou moins thématiques, de vides disponibles et susceptibles d’être remplis par des êtres eux-mêmes porteurs d’un vide affectif qu’ils cherchent à occuper d’une présence, celle d’un autre aimé, celle de soi si peu aimé. Que ce soit la salle « Du sexe, pas des bombes » ou le « Palais des chattes », ces lieux n’existent et ne prennent sens que par la présence de ceux qui les occupent, leur raison d’être n’advient qu’à travers la réalité des personnes qui s’y trouvent réunis et unis dans un esprit de communion. Même le placard trouve sa nécessité et prend tout son sens grâce à la scène où James et Severin échangent quelques mots d’une rare sincérité : il convient pour chacun d’eux de sortir du placard, d’assumer leurs peurs et de les affronter, alors même que cet espace confiné – image de leur enfermement psychologique – les rassure un moment en créant une intimité qu’exacerbent leurs liens avec la prostitution.

D’autres espaces étroits relaient le Shortbus et offrent aux personnages des cellules de repli ou de solitude : le caisson d’isolement rapproche Severin et Sofia mais cette dernière est seule dans sa salle de bains trop petite pour s’allonger afin de se donner du plaisir ; de même, la chambre de Caleb est un espace étriqué où un homme habite seul depuis deux ans et vit une relation amoureuse par procuration voyeuriste ; de façon encore plus forte, la pièce louée par Severin pour entreposer ses affaires est un espace clos, où tous les éléments cosy de décoration ne peuvent compenser la vacuité affective dont souffre la jeune femme qui rêve d’une maison avec un chat à caresser. Ces cellules symboliques de vide, où un personnage s’enferme et souffre d’une béance intérieure qu’aucun lien affectif ne parvient à combler, se transforment en espaces carcéraux, d’autant plus violents qu’ils sont sans porte et sans barreaux. Seule la peur de l’inconnu enferre les protagonistes, reclus dans leur inquiétude et leur malaise, incapables de se rendre disponibles à de nouvelles sensations. Tout en le fouettant, Severin dit à Rob : « C’est dur de ne rien ressentir dans sa vie » et l’on ne sait si elle parle d’elle ou de lui, ou même de Sofia ou de James, dont les images apparaissent en alternance pendant la scène de flagellation. Enfermé dans la litanie de ses repères frustrants et oppressifs, personne n’ose franchir le seuil qui le libérera et tous s’attachent à la souffrance comme à leur croix de supplice.



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Renaître à la plénitude


Ainsi, c’est l’apologie de la conjonction que propose le film par la voix de Jamie. Il est celui qui interroge, qui questionne, qui cherche la réactivité de son interlocuteur. Il accepte l’innovation que lui propose James en venant chercher un amant commun au Shortbus, il veut « passer un cap » comme il le dit à Sofia lors de leur séance thérapeutique, il se régale à l’idée de voir un documentaire de trois heures sur Gertrude Stein comme de chanter l’hymne dans le cul de Ceth. Son énergie désordonnée peut agacer mais elle est profondément dynamique et, même si elle ne parvient pas à entraîner James, elle propose une appréhension du quotidien qui refuse l’enlisement et la routine, en d’autres termes qui refuse le vide. À sa manière, Rob recherche la même chose quand il se plaint de ne pas avoir un sexe plus gros pour donner un orgasme à sa femme, il veut être un être qui emplit, qui occupe une place dans le corps comme dans l’esprit de quelqu’un. Ceth aussi comble le vide qui mine le couple des Jamie, avant de s’attacher à Caleb, il appartient à la catégorie des personnages dont le rôle est de combler les espaces affectifs, tout comme le couple magnifique qui aide Sofia à remplir son vide d’orgasme.

À l’opposé de ces personnages positifs et orientés vers les autres, on constate que James, Caleb, Sofia et Severin sont des êtres en creux, tournés vers leur espace intérieur, physique et/ou psychologique, qu’ils ne parviennent pas à remplir. Le jeu des rencontres offert par le Shortbus permet des accointances qui redessine les couples et fait que chacun trouve son inverse et son complément. Severin, maîtresse dominatrice dans son travail, se laisse aller à une crise de larmes lors d’une séance avec Rob qui l’apaise en la prenant dans ses bras, allongé sur elle : le jeu S/M s’arrête et le personnage dominant n’est plus la jeune femme, qui trouve en Rob une force à même de la protéger de ses angoisses et de combler le vide de ses bras (on peut être déçu par le fait que John Cameron Mitchell ne prenne pas le temps de montrer combien ces deux personnages sont susceptibles de s’accorder, de même le baiser entre Rob et Bitch ne semble pas se justifier après la scène avec Severin). Sofia, pour sa part, trouve dans le couple qui la fascinait le support suffisant pour échapper à cette peur récurrente de mourir qui l’empêchait d’accéder à l’orgasme : alors qu’un seul partenaire ne suffisait pas à refouler l’angoisse mortifère de ne pas être pleinement une femme, les deux membres d’un couple lui offre une protection presque physique, en l’entourant de leurs corps, qui efface le vide environnant.

De leur côté les garçons redéfinissent les liens qui les lient. Caleb, dont la vie n’a de sens que dans ce qu’il tire de l’observation des Jamie a en réalité une existence bien creuse, vide de tout lien affectif – il vit seul – ou social – il travaille chez lui. Son voyeurisme n’a d’autre sens que compensatoire et son existence s’organise exclusivement autour de son objet de pensée (et de regard). Son agressivité à l’égard de Ceth tient moins de la sauvegarde du couple qu’il surveillerait comme un ange gardien que de la préservation de sa raison d’être. Refuser qu’un tiers interfère dans la relation des deux amants surveillés revient à protéger sa raison de vivre et à entretenir le succédané qui lui tient lieu de vie. Le spectacle d’une quotidienneté observée au téléobjectif offre un subterfuge qui détourne de l’hic et nunc exsangue et vidé de tout sens. Seul Ceth semble pouvoir lui offrir une présence qui l’écarte de son dérivatif et le ramène à lui-même. Quant à James et Jamie, la fin du film révèle qu’ils se correspondent mais il leur manque longtemps l’élément déclencheur qui leur permettrait de comprendre ce qui les rend chacun indispensable à l’autre. Tous deux passent par une étape de mort symbolique qui se définit pour Jamie comme la conscience de la perte et pour James comme une découverte de sa propre nécessité. Trop proches pour bien se voir, il leur faut une prise de distance qui se matérialise par la largeur de la rue, de chaque côté de laquelle ils se regardent après la tentative de suicide de James. De plus, se trouve désormais entre eux le film de ce dernier que Jamie découvre sur l’ordinateur de la maison. La prise de conscience dépend du médium artistique et visuel qui leur fait revoir de l’extérieur leur histoire. James voit, de chez Caleb et sur l’écran métaphorique de la fenêtre, la détresse de Jamie esseulé et perdu, pendant que celui-ci voit la détresse solitaire de son amant par le film qui ouvre la voie vers son intériorité impossible à mettre en mots. Cette intrusion médiatisée, que souhaitait James, compense l’impossible intrusion physique qui n’a été rendue possible que dans les bras de Caleb, l’homme qui était déjà entré dans son intimité quotidienne. La béance s’inverse en plénitude, James se laisse remplir de la présence de Jamie et il n’est nul besoin de filmer une sodomie pour comprendre que les barrières se sont effondrées. Le retour du couple au Shortbus marque alors sa renaissance.

Il ne reste plus au film qu’à exacerber l’idée advenue du vide rempli en montrant la foule d’une parade joyeuse investir le cabaret et se réjouir collectivement en une communion débridée et juissive. Sofia y connaît enfin l’orgasme qui semble se métamorphoser en pure énergie lumineuse qui se déverse sur New York victime d’un blackout. Son plaisir sexuel devient une force altruiste qui associe et relie les autres êtres et instaure une union qui passe outre la frontière des corps. Comme l’expliquait une des lesbiennes du « Palais des chattes » qui décrivait son meilleur orgasme, celui de Sofia se fait « énergie créatrice dans le monde [qui] se mêl[e] à l’énergie des autres » et change la cacophonie de la réalité humaine en un espace-temps de paix. Si l’on peut voir, de manière un peu simplette, l’orgasme comme le fondement de la communication rétablie entre les êtres, il est assurément plus pertinent d’estimer que Shortbus redit la nécessité du voyage introspectif comme préalable à la résolution des conflits interpersonnels : la rupture de communication avec le monde extérieur et ses acteurs ne peut s’estomper qu’au prix de la réconciliation avec soi-même. À chacun de résorber la violence qu’il exerce contre lui-même, laquelle creuse un vide d’estime autodestructeur, et de se présenter au monde dans toute la plénitude d’une conscience de soi apaisée.

Derrière les masques :


LES ENFANTS DE LA PLUIE (2002) de PHILIPPE LECLERC
ou LES RAPPORTS ENTRE HOMMES ET FEMMES

 

Un film analysé et décrypté par
Marc-Jean Filaire

Enseignant en Lettres modernes à l’université de Nîmes

 

 



Fiche technique :
Avec les voix de Frédéric Cerdal, Marjolaine Poulain, Fily Keita, Mélody Dubos, David Kruger, Gilbert Levy, Pascale Chemin, Yann Lemadic et Benjamin Pascal
. Réalisé par Philippe Leclerc. Scénario de Philippe Caza, d'après Serge Brussolo. Compositeur : Didier Lockwood.

Durée : 86 mn. Disponible en VF.


 


Introduction

La structuration formelle du récit des Enfants de la pluie répond à toutes les attentes traditionnelles du schéma d’un conte et en cela le film de Philippe Leclerc ne propose rien d’innovant. Pourtant, le regard qui est posé sur les rapports entre les hommes et les femmes assure à cette histoire sa particularité : alors que le conte ne fait le plus souvent que reprendre une représentation très normée des inégalités entre les sexes – considérées comme naturelles, Les Enfants de la pluie éclairent d’une lumière nouvelle cette vision hiérarchisée archaïque. Pour comprendre le caractère novateur du film, il est d’abord utile et signifiant de cerner les deux schémas ancestraux qui sont exploités en tant que supports référentiels. Cependant, relever les oppositions entre les deux mondes qui s’affrontent dans le récit n’aboutit qu’à révéler les déséquilibres propres à remettre en cause le parallélisme apparent et donc à dévoiler les motivations idéologiques qui fondent la hardiesse du discours implicite.



I. Une opposition symbolique

Dans le film de Philippe Leclerc, le principe organisateur des forces en présence est en apparence très simple puisqu’il fonctionne sur une opposition de deux forces contradictoires.

 

A. L’opposition des éléments

Les deux mondes en guerre que sont Orfalaise et Amphibole se définissent l’un par rapport à l’autre selon un principe archaïque d’opposition élémentaire : au feu destructeur tout autant que vivifiant s’oppose l’eau purificatrice et régénératrice.

La cité d’Orfalaise est installée dans une montagne dont elle occupe tout autant les parois extérieures que les profondeurs percées de galeries. La communauté qui habite le site est celle des Pyross, lesquels se caractérise par une accointance particulière avec le feu et la lave. Amphibole, pour sa part, est une ville construite dans une plaine, composée de nombreuses bâtisses qui rappellent le raffinement des palais vénitiens. Les toits ouverts laissent entrer l’eau qui alimentent des bassins où se reposent les Hydross. La première opposition entre les deux lieux est celle des éléments ignés et aquatiques (radicaux grecs pyr– et hydr– qui signifient « feu » et « eau ») mais elle est confortée par celle de la terre et de l’air, puisque le peuple qui vénère le soleil vit dans les galeries d’un mont pour échapper à la saison des pluies, pendant que celui qui rend grâce aux intempéries est réjoui par l’évanescence de la musique et la légèreté de la danse.

Une telle différence dans l’appréhension des éléments est due à deux natures différentes. Les Hydross sont des êtres à la peau verte ou bleutée et à la physionomie fluide caractérisée par les courbes ; certains d’entre eux, comme Chloé ou Solon sont d’ailleurs replets sans pour autant manquer de charme ni d’agilité. Ils consomment principalement des fruits dont la chair juteuse redit leur goût pour ce qui est aqueux. Quant à leurs ennemis, leur monde ne se compose que de couleurs « chaudes » : c’est l’ambre du sable, c’est le rougeoiement de l’incandescence qui grille la viande consommée, c’est encore l’ocre de la peau. Les corps sont noueux, élancés, tendus comme des arcs, et leurs traits sont anguleux. La dureté minérale des uns est l’envers de la souplesse végétale des autres.

Les noms propres eux-mêmes sont transparents : Orfalaise conjugue le métal à la pierre dans une image lumineuse que vient confirmer l’apparence de la cité, tandis qu’Amphibole se constitue en paronyme d’amphibie, qui signifie « capable de vivre dans deux milieux » et couramment « capable de vivre à l’air ou dans l’eau ». Dans le monde des Pyross, la mère du jeune héros, Skän, porte le nom de Béryl, terme qui désigne une pierre précieuse, alors que celle dont son fils tombe amoureux se nomme Kallisto, prénom issu de la mythologie grecque : si le mythe de Callisto n’appelle pas tout de suite des références marines, contrairement au paronyme – encore un – Calypso, il convoque néanmoins le monde sylvestre lié à Artémis et l’idée d’une jeune femme qui rompt la loi du groupe et y introduit la dissidence .

Cependant, il serait facile de ne montrer que les contradictions qui organisent la tension entre les deux univers si différents en apparence. Revenons sur le nom de Béryl : en tant que pierre précieuse, le béryl a la particularité de ne pas être d’une couleur unique, s’il en existe du jaune ou du pourpre, il en existe aussi du vert ou du bleu. Le nom du personnage semble porter en lui les couleurs du monde ennemi : remarquons que des morceaux de son vêtement, ses boucles d’oreilles et même les yeux bleus de Béryl répètent la dissidence politique et le refus de la rupture totale avec ce qui est autre. Quant au terme Amphibole, il cache une symbolique plus riche qu’il n’y paraît au premier abord : le mot existe en tant que tel et n’est en réalité pas lié à l’air ou à l’eau, bien au contraire, il appartient au lexique spécialisé de la géologie. L’analyse des oppositions élémentaires apparentes montre que si Béryl semble s’ouvrir à la cité adverse, c’est toute la cité adverse qui semble lancer des ponts vers Orfalaise.



B. L’opposition des cultures

Il apparaît évident que si la nature a distingué si nettement deux mondes, leurs développements culturels ne peuvent être que distincts. Ainsi, concevoir une opposition entre Pyross et Hydross conduit à leur chercher des référents culturels contradictoires. Les goûts pour les activités des deux camps se chargent des associations traditionnelles propres à ce que la culture occidentale attribue aux quatre éléments. Orfalaise, qui allie le métal à la pierre, se définit par des pratiques culturelles à valeurs chthoniennes : la maîtrise de la métallurgie et des explosifs occupent principalement la population et plus particulièrement les hommes. Le feu intervient également dans ces activités puisqu’il est indispensable à l’épuration de la matière qui sert à façonner les armes utiles pour la caste des chevaliers. À cela s’ajoute le dressage des klütz, qui demande une stabilité et une dureté physique et psychologique dont Djuba, la sœur de Skän, est le meilleur exemple : elle se tient bien droite au milieu de l’enclos avec son fouet et s’appuie fermement sur ses deux pieds ; la posture garantit son ancrage sur la terre ferme. Les Hydross préfèrent les jeux à toute autre activité : ils aiment, à l’arrivée de la saison pluviale, s’amuser, danser, chanter et rire tous ensemble. La souplesse de leurs gestes rappelle combien le monde aquatique est leur milieu, leur grâce naturelle porte la marque d’une culture de la chorégraphie. Le chant est aussi un élément primordial : cet art place le personnage de Solon dans une position sociale majeure puisqu’il est « gardien des légendes », c’est-à-dire qu’il assure la conservation de la culture collective en interprétant lors des fêtes les récits fondateurs de la communauté. Ainsi, les Hydross se définissent culturellement par rapport à l’art.

Un tel écart entre deux mondes pourrait amener à les mettre sur le même plan et à considérer qu’ils se valent et sont le support d’un affrontement justifié par la seule différence. Cependant, c’est au cœur de cette opposition que repose le conflit entre les deux univers, puisqu’il sous-entend une différence de nature, et que le sens du dessin animé est partisan. Contrairement à cette attente, qui se retrouve dans différents films de science-fiction ou d’animation, l’équivalence entre Orfalaise et Amphibole ne tient pas : tout le début de la narration se situe à Orfalaise et donne à voir un monde sévère où la vie est rude, structurée par le travail, et dominée par un ordre moral qu’impose une guerre dite « sainte ». Dès que se dévoile Amphibole, l’observateur découvre une ville élégante, ouverte sur le ciel et les alentours, avenante malgré les monceaux de sable qui l’envahissent, et non repliée sur elle-même comme une redoute perpétuellement défensive, ce qu’est Orfalaise. L’opposition formelle qui constitue la ville d’art par rapport à celle de la métallurgie apparaît tout de suite comme un lieu marquée par une aura positive, lequel se refuse à adhérer à l’image négative que véhiculent les Pyross. Le parti est donc pris rapidement de rompre avec l’idée d’un quelconque équilibre culturel entre les deux cités : Amphibole correspond aux valeurs que prônent les concepteurs du scénario ; comprenons que l’art prend le pas sur l’artisanat, la citoyenneté sur le clanisme, la culture sur la nature encore brute.

 

C. L’opposition des sexes

Plus discrètement, l’opposition élémentaire et culturelle sous-tend une opposition plus fondamentale, celle des sexes. En effet, les villes, par une accumulation de symboles, s’inscrivent dans un rapport conflictuel qui pourrait être celui de la masculinité et de la féminité.

Les Pyross se définissent par un rapport exacerbé aux signes traditionnels de la virilité : peuple guerrier, l’entourage de Skän maîtrise des outils qui ont partie liée avec la guerre, le combat, le dressage, c’est-à-dire ce qui cherche à instaurer un rapport de domination. Les garçons de famille y apprennent à devenir chevaliers, ceux issus du peuple des écuyers ou des artisans du feu. Les corps eux-mêmes sont droits, les vêtements raides. Quant à la cité, elle est un mont au milieu du désert. Autant d’indices de la dimension phallique d’Orfalaise, ville dirigée par un homme. Les valeurs guerrières constituent le fondement d’une morale virile et d’une pensée misogyne ; après l’arrestation de Béryl, un homme anonyme dit d’ailleurs : « sans homme, une femelle n’a qu’à la boucler ». Plus qu’une bribe de discussion, cette formule est le reflet d’une conscience collective.

Pour leur part, les Hydross ne renversent pas les valeurs de leurs ennemis en une morale misandre ou en une société matriarcale. La féminité de la ville tient au fait qu’elle soit liée à l’eau – dont la symbolique féminine n’est plus à démontrer – et aux arts. On pourrait objecter que pendant des siècles le monde artistique a été détenu farouchement par les hommes, mais ce serait faire fi de la redéfinition symbolique opérée principalement au XIXe siècle : la culture bourgeoise, qui s’est construite dans l’effroi de la féminisation, a redéfini l’espace viril en le réduisant quasi complètement au corps et à ses activités (sportives, compétitives, guerrières), offrant dans le même mouvement au monde féminin l’espace intellectuel, qui lui avait été refusé pendant tant d’années. Orfalaise et Amphibole marchent dans les pas d’une telle dichotomie, devenue en apparence universelle et « naturelle ». La ville de l’eau et des arts se trouve donc parée des grâces féminines, de la délicatesse qui semble, encore aujourd’hui en Occident, être le propre de « l’éternel féminin ». Il ne faudrait cependant pas réduire Les Enfants de la pluie à une caricature des sexes, ce serait trahir la portée de l’œuvre et même son sens évident ; il faut, au contraire, comprendre que c’est à partir des lourds clichés culturels, ressassés au point d’être considérés comme fondateurs de valeurs et de normes, que la réflexion critique se met en place. En utilisant des données apparemment acquises et indiscutables, le travail de Philippe Leclerc est de miner de l’intérieur les référents porteurs d’un indéniable machisme : parce qu’il propose le rapport entre deux univers comme la relation conflictuelle « naturelle » entre l’homme et la femme, il ne blesse pas les esprits les plus traditionalistes, mais il montre aussi que le monde féminin, représenté par Amphibole, n’est pas l’ennemi que la légende ou l’habitude entretiennent et que l’affrontement guerrier, revendiqué par Orfalaise, doit sans cesse réduire à la soumission ou la destruction. Le fait que les deux jeunes héros soient un homme pyross et une femme hydross n’est qu’une manière simple et claire de mettre en scène une réflexion sur les conflits entre les deux sexes et leur possible résolution.


II. Opposition ou déséquilibre ?

Ainsi, à la lumière des symboles repérés, il convient de reposer le problème de l’affrontement entre la patrie de Skän et celle de Kallisto, dont les valeurs sont moins opposées que contradictoires, moins adverses qu’en passe d’être redéfinies par leur confrontation directe.

 

A. Les différences politiques

Les régimes politiques en place dans les deux États sont totalement différents et induisent donc une définition singulière des individus. Au sein des deux communautés, la personne n’a pas le même statut selon l’importance qui est accordée à la collectivité. À Orfalaise, le pouvoir est autocratique, Razza a tout du tyran manipulateur et despotique. Il gère l’État selon un objectif personnel et à son seul profit : la « guerre sainte » qu’il conduit est entretenue sans autre but que l’attrait du gain, lequel n’est jamais satisfait ; Razza dit à propos des pierre-soleil qu’« il n’y en aura jamais assez ». La structure sociale est hiérarchisée et pyramidale, la stabilité de celle-ci est garantie par l’exercice policier qui réduit au silence tout opposant au pouvoir souverain : Béryl, la mère de Skän, en fait les frais. Le caractère souterrain d’Orfalaise semble appeler l’évidence d’un monde carcéral extrêmement développé où la torture trouve sa place naturelle. On retrouve dans cette composition politique la structure habituelle d’un monde où règne la puissance patriarcale : un homme seul gouverne un peuple considéré comme un groupe d’enfants naïfs et enclins à croire la parole spectacularisée d’un maître au pouvoir indiscutable. Il n’est pas innocent de montrer une mère s’opposer à un tel exercice de la Loi : dans ce type de gouvernement, la femme n’a pas de place autre que celle d’une génitrice et toute intervention verbale est considérée comme dissidente, donc dangereuse et à éliminer. Enfants, femmes et hommes du peuple, tout le monde est enfant, c’est-à-dire étymologiquement infans « celui qui ne parle pas ». Le seul à pouvoir parler est le père tout puissant à la parole vide mais fascinante. Son pouvoir est pourtant instable, car il ne dépend que de la capacité à faire perdurer une oppression, c’est pour cela que les cultures patriarcales s’attachent tant à la naissance d’un héritier mâle capable de garantir la continuité d’un système tyrannique. À la mort de son fils Akkar, Razza, furieux et impuissant, tombe dans tous les excès de la dictature entraînant la ville entière dans une oppression sans bornes.

Du côté d’Amphibole, le système politique est bien plus simple et détaché de tout relent despotique ; il serait presque plus sincère de dire qu’il n’existe pas de réelle structure étatique dans le monde de Kallisto. Son père Solon semble jouer un rôle social reconnu, mais rien ne vient garantir que son statut ait quelque dimension politique ; il est simplement le « gardien des légendes », le garant de la mémoire collective, le récitant des textes cosmogoniques, le chantre de « la légende sacrée au temple de la lune ». Contrairement à Razza, Solon ne vit pas seul, il partage son existence avec Chloé, dont la rondeur du ventre rappelle la puissance procréatrice des femmes ; rien dans leurs rapports ne permet de dire que l’un possède un ascendant sur l’autre, leurs paroles se complètent lorsqu’ils s’adressent à Kallisto. Le seul autre membre de leur société qui se distingue est Trinitro, à la fois fou du roi sans roi et amuseur public. Peut-on alors dire qu’Amphibole est une anarchie ? Si à ce dernier terme on accole l’adjectif heureuse, on parvient à définir quelque peu un système politique dans lequel les joies et les jeux collectifs garantissent l’unité de la cité. Rien d’autre ne paraît nécessaire pour garantir la cohésion sociale. Le monde d’Amphibole, marqué du sceau de la féminité, n’est pas un espace inverse d’Orfalaise, où règnerait un matriarcat tout aussi oppressif, c’est plutôt le lieu où masculinité et féminité se complètent et s’accordent en refusant les valeurs traditionnelles accolées à ce que nombre de sociétés considèrent comme des statuts opposés. À Amphibole, il n’y a pas de rôles, il n’y a que des individus et, contrairement à l’État des Pyross, la société ne prime pas sur la personne, l’ordre sur le bonheur.

 

B. Des rapports différents à la violence

Dans la mesure où les deux mondes sont engagés dans une guerre, il convient de montrer que leurs rapports à la violence sont une clé d’interprétation propre à distinguer Amphibole d’Orfalaise. Précisons tout d’abord que l’idée de « guerre sainte » soutenue par Razza n’est qu’une formule oratoire qui n’a de réalité qu’à Orfalaise, il n’y est jamais fait allusion dans le camp adverse. De plus, l’idée même de guerre est une notion discutable dans la mesure où aucun combat n’est effectif. À chaque saison sèche, les Pyross envoient des chevaliers et des écuyers sur les terres ennemies afin de rapporter un tribut de guerre composé exclusivement de pierres-soleil. À l’inverse, les Hydross n’ont aucun chevalier, aucune armée et ils ne mènent aucun combat. Leur attitude est à peine défensive, ils se contentent d’attendre la saison des pluies suivante sous la forme de statues sans nul moyen de riposte ou même simplement de défense.

Les armées successives de Razza pratiquent, quant à elles, deux types de violence. Tout d’abord, les chevaliers brisent à l’aide d’une espèce de dynamite les statues nombreuses découvertes dans les murs d’Amphibole afin de voler les pierres-soleil que portent en eux les Hydross, lesquels multiplient les sculptures afin de se dissimuler lorsque leurs corps se statufient à la saison sèche. La violence est donc pratiquée contre des êtres sans défense, incapables ne serait-ce que de fuir. Skän, écuyer d’Akkar, est séduit par la beauté de Kallisto figée dans sa gangue de pierre et cherche à protéger la jeune fille de la destruction. Comme d’autres écuyers avant lui, il découvre que la « guerre sainte » n’est ni guerre ni sainte, qu’elle se résume à l’anéantissement d’un peuple impuissant dont les prouesses artistiques ne laissent de le séduire. La vérité dévoilée aux écuyers effrayés par celle-ci conduit à la seconde forme de violence.

En effet, pour éviter que ne se répandent dans Orfalaise le bruit que la guerre n’est qu’un artifice fallacieux pour aller saccager un peuple inoffensif détenteur de richesses, les écuyers sont, à chaque voyage, liés et abandonnés dans le désert où la « mort-pluie » les tuent dans d’horribles souffrances. Ainsi, la violence guerrière est orientée aussi contre les membres du camp en guerre. Destructrice tout autant qu’autodestructrice, la violence prônée par Razza ne satisfait que lui et son désir exponentiel de richesses, désir insatiable qui entraîne tout un peuple vers l’anéantissement dans la mesure où la vie ne peut s’entretenir avec pour seul objectif la jouissance d’un seul. Orfalaise est au bord de l’effondrement lorsque les Hydross leur apportent leur soutien pour échapper à la sujétion qui leur est imposée. De manière symbolique, l’arrivée de l’élément féminin assure la survie au monde masculin par le don de l’eau, élément autant purificateur que créateur.

 

C. La dissidence politique

En sus des deux grandes cités, il existe un troisième espace politique qu’il convient de ne pas oublier. Les écuyers des chevaliers pyross n’ont pas tous subi l’exposition à la « mort-pluie », certains, horrifés comme Skän de découvrir que la « guerre sainte » n’est qu’un massacre d’innocents, ont fui et se sont regroupés. Leur vie est devenue précaire, ils vivent reclus dans un temple à proximité d’Amphibole. Pourtant, ils ne sont pas devenus pour autant des parias car ils se consacrent désormais à aider, dans la mesure de leurs moyens, les Hydross lors de la saison sèche, lorsque les chevaliers reviennent pour leur moisson assassine de pierres-soleil. Ces dissidents, qui se nomment eux-mêmes « insoumis », tentent d’empêcher l’accès à la ville en s’attaquant aux cavaliers dans un défilé obscure et en leur volant le plasma, sorte de dynamite, prévue pour détruire les Hydross statufiés. Skän et Tob, son ami d’enfance, rejoignent ce groupe après avoir échappé à l’emprise des chevaliers dont ils dépendent.

Ils faut comprendre ce ralliement des deux personnages comme une étape intermédiaire dans leur parcours personnel. L’un et l’autre refusent d’adhérer au modèle idéologique imposé par Razza à la communauté d’Orfalaise, ils se retrouvent donc dans un état transitoire, puisqu’il ne peuvent pas prendre réellement part à la vie des Hydross, dans la mesure où le contact de l’eau leur est impossible, mais ils ne peuvent pas non plus retourner dans leur cité natale, puisqu’ils y sont officiellement déclarés morts (et officieusement condamnés par Razza à mourir, d’autant plus que Skän n’est pas sans responsabilité dans la disparition d’Akkar). Dans le cadre schématique du conte, on peut considérer qu’à cette étape de l’histoire Skän a rompu avec le pouvoir oppressant du représentant paternel qu’est Razza et qu’il a quitté l’espace maternel de l’enfance ; néanmoins, ses sentiments à l’égard de Kallisto ne suffisent pas à une installation hors de la terre natale : leurs différences sont encore trop évidentes pour qu’ils puissent envisager un avenir commun. En adolescents qu’ils sont, Skän et Kallisto se tiennent alors aux portes de l’âge adulte et de l’autonomie complète par rapport au monde de leur enfance.

Pourtant, c’est dans cet espace intermédiaire que la solution au conflit des peuples se manifeste. Sous la forme symbolique d’un diplo, Skän découvre que les mondes aquatique et ignée peuvent s’accorder. En effet, Krokmoth, dragon domestique de Kallisto, est un animal dont le corps s’accorde avec l’eau et se pétrifie à la saison sèche comme les Hydross, tout en possédant un jabot où un feu continu est entretenu. Ainsi, un être peut être lié en même temps aux éléments les plus opposés. Les Pyross ont, quant à eux, pour monture des brontos, animaux brutaux, dont la violence correspond à l’esprit de la chevalerie. De plus, ils sont carnivores et se nourrissent de chair de klütz, alors que les diplos sont herbivores. Le rapport à la dévoration des animaux domestiques catégorise encore les deux cités selon leur rapport au monde : la consommation ou la communion. Une nouvelle fois, l’apparente symétrie entre les deux mondes ne tient pas et c’est encore chez les Hydross que les perspectives de conciliation sont si fondamentalement enracinées qu’elles laissent espérer une issue au conflit.



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III. Une nouvelle conception des sexes

Le pays de Kallisto et celui de Skän ne sont pas opposés, ils divergent dans leur rapport à la nature et à la vie. La résolution de leur conflit ne se trouve donc pas dans la suspension de l’affrontement mais dans la transmission des valeurs du monde pacifiste au monde guerrier, de la vallée féminine au mont masculin.

 

A. La condamnation de la violence

À ce stade de l’analyse, il devient clair que les scénaristes proposent un parti pris en faveur d’Amphibole, qui représente moins l’envers d’Orfalaise que son pendant positif, moins son adversaire que son sauveur. C’est dans la rencontre de ce qui semble son ennemi que la cité pyross peut espérer trouver le salut. La cité de l’art apparaît alors comme l’espace où la violence se résout dans un dépassement au-delà des forces brutes de la survie pour accéder à une vision sociale idéale, dans laquelle le choix individuel est toujours identique au choix collectif. Néanmoins, à l’image des diplos, un feu intérieur continue d’exister, mais il acquiert une valeur métaphorique : il n’est que le feu qui anime et ravive parce qu’il est contenu et maîtrisé, il ne se répand pas et ne détruit pas.

Par conséquent, l’on peut dire que le film Les Enfants de la pluie prône le refus de la violence et condamnent les comportements guerriers et conquérants. Il serait naïf, en revanche, de croire que nier la violence suffit à la faire disparaître : Amphibole n’est pas un monde d’où elle est exclue, puisqu’elle est une donnée inhérente à la condition des êtres qui vivent dans cette cité tout autant qu’à ceux qui habitent les profondeurs d’Orfalaise. Pourtant, sa manifestation n’y est pas identique : l’esprit combatif ne trouve pas d’ancrage culturel dans des schémas martiaux, il est détourné vers l’expression artistique et ludique qui fonde l’esprit communautariste hydross. À l’arrivée de la saison des pluies, lorsque leurs corps statufiés par la chaleur et la sécheresse recouvrent leur mobilité, les Hydross s’adonnent aux joies de la fête ; ils ont pour rite de reproduire le geste assassin qui décime leur population, en détruisant une statue monumentale. Ainsi, ils exorcisent la tentation de la vengeance qui pourrait les pervertir et les engager dans un processus de riposte et de destruction identique à celui des guerriers de Razza. Par ce moyen la violence est transférée : elle ne s’exerce pas contre des êtres vivants mais contre un symbole matériel dont la destruction – à l’instar de Monsieur Carnaval détruit par le feu – rappelle non pas la mort et l’anéantissement mais le renouvellement de la vie et le commencement d’un nouveau cycle.

Ajoutons à ce détournement de la violence, la divergence des discours qui accompagnent les actes rituels dans les deux cités et qui transposent dans le domaine du langage la perception de la réalité. Les paroles données à entendre aux membres de la communauté sont fondamentalement différentes et offrent le moyen de comprendre le possible attrait pour la violence. En effet, la parole de Solon, « gardien des légendes », est une parole significative et constructive, elle assure le lien avec le passé mythique de la cité et permet à chacun de savoir qu’il est membre d’un tout cohérent, alors que celle de Razza est une parole mensongère et fallacieuse, qui n’a pour but que d’assurer la négation individuelle au profit du seul dirigeant. Dans cette distinction entre une parole pleine et une parole vide, la seconde, baudruche linguistique, appelle un contenant de substitution : dans le cas de la « guerre sainte », illusoire, d’Orfalaise, la geste destructrice et faussement épique devient l’ersatz nécessaire à combler la béance du sens. Encore une fois, c’est Amphibole, en la personne de Solon, qui donne à la cité pyross le discours originel qui lui manquait et que la traîtrise de Razza remplissait de son verbiage, d’autant plus que le tyran est le responsable de la séparation ancienne des deux communautés, autrefois unies en un seul peuple : il est « le voleur d’âmes », « le séparateur » (un rapprochement est possible avec le terme diable de diabolos, « qui désunit »). C’est ainsi que la ville à l’énergie féminine fournit à la cité troglodyte la raison et les moyens de s’extraire du repli et de l’oubli, de rendre au « grand dragon cosmique » son unité originelle, temps ancien où l’eau et le feu « s’engendraient l’un l’autre inlassablement ».

 

B. Le rôle pacificateur de la femme

Cependant, il ne faudrait pas croire que la seule venue de la communauté hydross induit automatiquement un renversement total des repères pyross ; pour que la transmutation s’effectue, il fallait qu’il existât préalablement un ferment susceptible de favoriser l’éclosion de la nouvelle alliance entre les deux cités qui se met en place à la fin de l’histoire. Plusieurs indices laissaient comprendre que dans les entrailles d’Orfalaise couvaient déjà les prémices d’une disponibilité au changement. Béryl, la mère de Skän, en était la représentante principale et son exécution, comme toute exécution, ne pouvait pas faire disparaître définitivement l’esprit critique naissant d’une population infantilisée. D’ailleurs, c’est encore une femme qui lors d’un discours de Razza rappelle que les anciens propos contestataires de Béryl n’étaient peut-être pas sans fondement (« C’est Béryl qui avait raison »). Les femmes d’Orfalaise portent en elles l’élément salvateur que le peuple d’Amphibole vient par la suite mettre à jour. On ne sera donc pas étonné d’entendre que la divinité réunifiée possède une voix de femme.

À la conscience féminine de la contestation, il faut ajouter celle des hommes qui s’opposent au discours oppressif de Razza, c’est-à-dire tous les écuyers qui se sont échappés et ont rejoint les rangs de la dissidence. Après avoir découvert la réalité de la violence guerrière, en appartenant au camp des agresseurs, ces hommes ont compris la vanité du pouvoir qui les envoie détruire des vies et se sacrifier. Leur résistance au pouvoir devient une résistance aux forces de destruction, un moyen de préserver la vie, non plus simplement de soi, mais d’êtres différents, les Hydross, de « purs autres », des étrangers et cela sans un quelconque profit. Le désintérêt de leurs actes de protection ouvre la voie moyenne qui permet d’éviter une dichotomie caricaturale entre femmes et hommes : les femmes ne sont pas naturellement liées à la création ou la préservation de la vie et les hommes à sa destruction par les armes. Comme les deux cités qui se distinguent sans s’opposer, les femmes et les hommes ne sont pas présentés dans Les Enfants de la pluie comme fondamentalement différents. Chacun participe à l’entretien du lien social, à moins qu’une force vienne rompre cet accord d’individus, comme le fait Razza qui impose un discours paternaliste et séparateur : à travers la personne de Béryl, c’est la voix des femmes qu’il étouffe ; seuls les hommes sont engagés à partir pour la « guerre sainte ». Voilà deux indices d’une culture misogyne qu’Amphibole ne connaît pas, préférant laisser libre cours à l’autonomie des hommes tout autant que des femmes.

Pourtant, c’est bien à l’énergie féminine de la ville bleue que l’on fait appel pour donner une réalité à l’espoir de métamorphose sociale qui existe chez les habitants d’Orfalaise. C’est par un mouvement d’inversion des valeurs symboliques et sexuelles que l’issue se révèle aux personnages. Il faut retourner au bain originel, à la symbolique du liquide amniotique, pour purifier l’espace miné par la haine et la dévastation du féminin : l’entrée de Skän et Kallisto dans le bassin souterrain n’est pas un baptême mais une réconciliation avec le monde des femmes que le père dévorateur, Razza, a banni (il n’est d’ailleurs jamais fait allusion à la mère d’Akkar). Le signe des retrouvailles est deux fois pratiqué, puisque la sortie sous la pluie n’est que la reproduction d’un geste identique qui n’est plus cette fois intime comme dans la grotte mais collectif et social. Avec Skän, c’est tout Orfalaise qui se baigne dans l’eau nouvelle d’un temps libéré de la peur et de la violence, dessinant ainsi la figure d’un homme nouveau qui ne craint plus l’eau-femme et qui réconcilie les forces créatrices de la nature.

 

C. L’homme nouveau

Il se dégage peu à peu une image de la masculinité redéfinie selon des critères nouveaux, où le respect prime sur toute autre valeur sociale. L’opposition sexuelle se limite à n’être que ce qu’elle est en soi, une simple différence physique déchargée des apports culturels archaïques et hiérarchisants. Tob et Djuba ont incarné la première ébauche de cette nouvelle réalité, bien qu’ils aient été encore aux prises avec les contraintes communautaires qui les séparaient, obligeant l’homme à s’investir dans la violence militaire au nom de la collectivité et la femme à demeurer dans le cercle oppressif du pouvoir paternaliste de Razza, telle une éternelle mineure. Pourtant, dès le début du film, Djuba avait montré des capacités à s’assumer seule, à s’occuper du dressage des klütz avec une adresse hors pair, à remettre à sa place Tob s’il empiétait sur l’espace personnel de sa petite amie. Le nouvel idéal que mettent en place Kallisto et Skän dénoue la tension initiale qui préexistait aux rapports entre les sexes. Le jeune Pyross est d’autant plus prêt à accepter ce nouveau système de valeurs qu’il est le fils et le frère de femmes réfléchies et volontaires, qui ne laissent pas à d’autres, les hommes, le droit de décider de leur devenir. Ainsi, le premier aspect notable de l’homme nouveau est son statut d’égal par rapport à la femme.

Le second aspect que l’on peut dégager n’est plus d’ordre statutaire mais d’ordre intellectuel. Il est certain que le goût de la culture ne trouve qu’une place réduite dans l’univers pyross où les forces primales de la nature sont associées à la vision traditionnelle de la masculinité ; cependant, il n’en est pas complètement absent et la musique peut s’y donner à entendre exceptionnellement ; d’ailleurs le fait que Skän joue de la flûte hors de la cité semble redire le caractère dissident du personnage par rapport aux valeurs figées de sa communauté. Remarquons que la musique – laquelle, on le sait adoucit les mœurs, où plutôt révèle des mœurs adoucies – est un des moyens qui permet à Kallisto et Skän de « s’accorder » lors de leur première rencontre : ils jouent de conserve, niant en un échange musical la séparation culturelle qui les rend si différents en apparence. C’est donc un homme capable d’émotion esthétique et non défait de toute sensibilité culturelle, comme l’est Akkar, qui se donne comme modèle nouveau de masculinité. En outre, il possède également le courage, voire une capacité à se battre, mais celle-ci se manifeste exclusivement dans un rôle défensif et non agressif. La violence n’est qu’un recours ultime qu’il convient de refuser. Quant au courage, il n’est pas catégorisé comme exclusivement masculin : Kallisto ne manque pas de courage lorsqu’elle s’élance avec les siens en direction d’Orfalaise alors qu’elle risque d’y être reçue en ennemie. Qualité et compétences sont donc présentées dans Les Enfants de la pluie comme des données dégagées de leur étiquetage sexué : chacun est capable d’acquérir des compétences sans devoir rendre des comptes à tout son sexe.

Enfin, il faudrait ne pas être aveugle sur la signification des déplacements accomplis par les personnages principaux : si Skän revient sur sa terre natale après avoir subi l’épreuve du dépaysement, Kallisto, quant à elle, change de lieu, quitte sa cité pour suivre celui qu’elle aime. La différence notoire entre les deux personnages permet de comprendre que si la jeune Hydross semble abandonner sa terre, elle fait un choix qui n’est sous l’influence d’aucun pouvoir contraignant : elle assume, en tant que femme autonome, le changement. De plus, elle ne part pas sans emporter ce qui la définit, l’eau. Elle offre, en dot dirons-nous, l’essence de sa culture dans le but de la partager. Finalement, l’intrusion du monde féminin dans le monde masculin inverse le schéma sexuel de la « possession » de la femme par l’homme : l’élément hydross vient fusionner avec l’élément pyross en se défaisant de tout affrontement, afin de le rendre à nouveau fécond.


Conclusion

Les Enfants de la pluie est un conte qui a le mérite de ne pas céder aux facilités schématiques, lesquelles imposent dès le plus jeune âge des représentations statutaires et une hiérarchisation archaïsante des sexes. Certes, la distinction physiologique est évoquée sans être niée, mais elle ne s’allie pas à une vision culturelle clichéique qui instaure une relation de défiance et de peur entre hommes et femmes : l’exploitation de celles-ci par ceux-là n’a jamais empêché la crainte de l’altérité et de la différence. Dans son récit, Philippe Leclerc donne à comprendre l’exclusion des femmes, et plus largement de l’Autre, comme une erreur autant sur le plan de la nature que sur le plan intellectuel et politique, puisqu’elle n’aboutit qu’à l’autodestruction d’une société défaite d’une part vitale d’elle-même. Il est nécessaire d’admettre sa crainte pour s’en défaire et pour offrir à l’« étranger » la reconnaissance de son existence. Ainsi, c’est par l’acceptation de l’Autre que le moi trouve la garantie de son épanouissement.

 

Callisto, nymphe au service d’Artémis, est transformée en ourse pour avoir rompu son vœu de virginité, puis tuée d’une flèche ; Zeus, qui est celui qui l’a séduite, la transforme en la constellation de la Grande Ourse.

Amphibole : groupe de silicates à deux clivages faciles et parfaits (Le Robert).

Derrière les masques :


FURYO (1983) de NAGISA OSHIMA
ou L'ORDRE militaire À l'ÉPREUVE DE L'HOMOSEXUALITÉ

 

Un film analysé et décrypté par
Marc-Jean Filaire

Enseignant en Lettres modernes à l’université de Nîmes

 

 


Fiche technique :
Avec David Bowie, Tom Conti, Ryuichi Sakamoto, Takeshi Kitano, Ja
ck Thompson, Johnny Okura et Alistair Browning. Réalisé par Nagisa Oshima. Scénario de Nagisa Oshima et Paul Mayersberg. Directeur de la photographie : Toichiro Narushima. Compositeur : Ryuichi Sakamoto.

Durée : 122 mn. Disponible en VO et VOST.



 


Comment est exploitée l’image de l’hypervirilité militaire ?

Traditionnellement, le monde militaire se caractérise comme un monde d’hommes par son absence de femmes, bien qu’elles puissent parfois apparaître aux marges de cet univers en tant que cantinières dans les films historiques, ou plus couramment comme prostituées, mais quasiment jamais dans les rangs des soldats. Quant aux victimes des abus sexuels, le cinéma préfère le plus souvent rester elliptique. Néanmoins, l’exclusion militaire des femmes qui suppose une réduction de l’activité sexuelle courante n’induit pas la réduction du désir sexuel des hommes. Le contexte crée donc une situation dans laquelle le désir est détourné vers des objets masculins. Le film Furyo s’ouvre sur une situation de crise dans un camp japonais basé à Java en 1942 : un soldat coréen est puni pour le viol d’un prisonnier hollandais. Pourtant, la victime explique que pendant les trois jours précédant l’agression, le Coréen était gentil et s’occupait de lui changer ses pansements. L’espace militaire a ainsi transformé un homme en criminel, métamorphosant son énergie à rendre la vie en une force destructrice. L’hypervirilité, dont se targue le monde soldatesque, s’affirme dans la violence et par l’humiliation du vaincu. La violence se fait alors garantie de la masculinité, mais garantie incertaine et temporaire, toujours reconduite et jamais définitive. Il semble qu’être un homme soit perpétuellement à prouver par des actes où s’affirment la domination et le rejet de tout ce qui pourrait s’assimiler au féminin ; et en l’absence des femmes, victimes culturellement désignées de la violence guerrière, les hommes, notamment des prisonniers de guerre en situation d’humiliation politique, sont des proies tout aussi valables.



Pour répondre aux attentes de l’image puissante de l’homme soldat, il convient d’avoir un physique dont la puissance est visible : le corps du soldat se définit par une imagerie cinématographique figée, et l’excellence ne peut peut venir que d’un corps aux proportions supérieures à celles du commun. On peut penser aux acteurs qui ont multiplié les images de combattants, il n’en est guère de petit et de fluet : Arnold Schwarzenneger, Sylvester Stallone, Jean-Claude Van Damme, Clint Eastwood... Les apparences extérieures deviennent une garantie de la virilité. En choisissant David Bowie pour jouer Jack Celliers, Nagisa Oshima se met délibérément en porte-à-faux avec l’image héroïque du soldat, d’autant plus que l’image de la rock star est marquée par le personnage androgyne de Ziggy Stardust qu’il a interprété au début des années 70. Le fait que le personnage intrépide, voire téméraire, de Celliers n’ait pas un corps à forte musculature ne le rend pas moins érotique et la scène au tribunal le prouve : pour montrer qu’il a été maltraité, le major défait sa chemise et donne à voir son dos nu balafré de cicatrices, le jeune capitaine Yonoi en est visiblement troublé. Le refus d’une image convenue de soldat héroïque dit assez combien le film interroge la définition de la masculinité.

Dans le cadre militaire, essayer de cerner les limites de la virilité signifie comprendre comment les hommes se situent par rapport à la violence. John Lawrence, en tant que médecin, s’y refuse complètement et ne se laisse entraîner par elle que poussé par la fatigue et le désespoir. En revanche, le sergent Hara s’adonne à des comportement brutaux parfois de façon absolument gratuite, comme lors de la première image d’agressivité du film, lorsqu’il frappe un officier anglais ; de plus, il accuse les Anglais de faiblesse dans des situations où, en tant que Japonais, il considère que le suicide est la seule issue honorable et les considère tous comme des « pédés ». Entre Lawrence et Hara, Celliers occupe une posture ambivalente : si la violence se présente, il n’a aucune peine à riposter, mais à d’autres moments il affiche un comportement ouvertement pacifiste ; lorsqu’un soldat l’attaque de nuit dans sa cellule, il se défend comme il le faisait déjà enfant pour protéger son petit frère, mais il tend une fleur au capitaine Yonoi ou l’embrasse lorsqu’il cherche à protéger la vie d’autres prisonniers. Ainsi, se dessine une nouvelle forme d’héroïsme guerrier qui englobe tout autant des valeurs traditionnelles machistes qu’une inversion de ces valeurs par des attitudes considérées comme féminines. Une telle subversion de valeurs est amplifiée par l’ambiguïté érotique que suscite le jeune capitaine japonais.


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Comment l’homosexualité se manifeste-t-elle dans l’armée ?

Les relations entre l’armée et l’homosexualité sont complexes car la coexistence d’hommes dans un état de promiscuité constant nourrit un homoérotisme évident et inévitable. Cependant, une telle pratique charnelle ne peut être ouvertement admise sans remettre en cause le fonctionnement ancestral du corps militaire. L’un des dialogues entre Lawrence et Hara fait apparaître la posture paradoxale de refus apparent et de tolérance discrète que le sergent japonais assume : « Tous les Anglais sont pédés [...] Vous avez tous peur des pédés. Un samouraï n’en a pas peur » ; à cela le médecin répond : « La guerre renforce l’amitié entre les hommes. Mais tous les hommes ne deviennent pas pédés », ce qui laisse comprendre que sous l’appellation d’amitié l’homosexualité trouve une forme d’existence tacite. Il convient, en outre, de ne pas rendre publiques ces pratiques érotiques car l’humiliation est de rigueur quand la divulgation s’est produite. Ainsi, Lawrence demande à ce que Hara déplace le Hollandais après son agression. Notons que la notion de viol est ici incertaine et qu’elle cache peut-être plutôt une relation homosexuelle entre prisonnier occidental et geôlier asiatique ; en effet, on ne sait comment interpréter la phrase de Hara (« Un prisonnier qui s’est laissé violer ») ni les regards que s’échangent le Coréen et Karel De Jong, ni même le suicide de celui-ci lors du seppuku de celui-là. Y avait-il une relation amoureuse entre les deux hommes ? L’accusation de viol ne dissimule-t-elle pas l’homosexualité, inacceptable lorsqu’elle sort de l’ombre ? Il est impossible de trancher définitivement et l’incertitude demeure.

Ainsi, l’ambiguïté plane perpétuellement sur le tabou de l’homosexualité et instaure un discours des plus paradoxal. Le discours officiel est caractérisé par le désaveu, la désapprobation et la condamnation, ce qui se retrouve dans la décision de Yonoi qui officialise le suicide du possible violeur mais aussi dans les blagues potaches des prisonniers lorsqu’on annonce que « le colonel Lawrence va passer quelques nuits » dans le baraquement de l’infirmerie : des sifflets évocateurs et la remarque « Il en serait pas ? » accompagnent la nouvelle, avant qu’un autre commentaire s’ajoute à celui-ci (« Vous voulez mes gants de boxe ? ») et confirme le rapport étroit qu’entretiennent sexualité et brutalité dans le cadre militaire. En être signifie automatiquement être un homosexuel passif qui doit se défendre contre des non-homosexuels actifs, lesquels abusent nécessairement de leur puissance. À aucun moment il n’est question de sentiment amoureux entre les prisonniers ; s’il existe, il ne peut être que tu et dissimulé. Le malaise qui se lit sur le visage de Karel De Jong après ces blagues est soit dû au souvenir de son agression soit peut-être aussi au sentiment amoureux, inavouable en ce contexte, qui le liait à son gardien coréen.

Seul ce qui réfère à la sexualité peut donc être mis en mots sous la forme de la condamnation officielle ou humoristique, les sentiments sont, quant à eux, relégués au silence et à l’inavouable. Le capitaine Yonoi se trouve ainsi pris au piège de ce qu’il ne peut pas dire mais que tous comprennent néanmoins : son désir pour Jack Celliers est inenvisageable officiellement puisqu’il romprait l’ordre hiérarchique et ethnique qui impose la séparation entre prisonniers et geôliers, entre Japonais et non-Japonais. La frontière entre les deux mondes est donc mise à mal par la provocation de Celliers et le désir de Yonoi, lesquels bouleversent les valeurs fondatrices de l’armée.



Comment l’homosexualité remet-elle en cause les valeurs et l’ordre militaires ?

L’ordre militaire repose sur certaines valeurs qui sont, dans Furyo, représentées principalement par le très aristocratique capitaine Yonoi. Dans son comportement, on retrouve les vertus du samouraï fondées sur le bushidô (« voie des guerriers ») ; il est à la fois courageux, honnête respectueux et bienveillant, selon la définition de Louis Frédéric dans Le Japon Dictionnaire et civilisation (Éd. Robert Laffont, 1996). En tant que chef de camp, il n’abuse ni de son pouvoir ni de ses prérogatives tant qu’il est lui-même respecté par les prisonniers. Sa clémence à l’égard de Celliers entraîne des mouvements d’insubordination car il offre alors aux yeux de tous l’image d’un chef affaibli par ses sentiments. Il incarne les valeurs d’un monde héroïque qui n’a plus guère de place dans la réalité du XXe siècle et qui, avec le second conflit mondial, connaît son chant du cygne, entamé en 1868 avec l’avènement de l’ère Meiji. À la fin du film, il est remplacé par un officier qui se dit moins « sentimental » et qui intervient alors que Yonoi est en train de perdre le contrôle de lui-même et du camp : son dernier acte en tant que commandant du camp est d’imposer à tous les prisonniers un rassemblement, qui entraîne la mort d’un blessé, et il veut exécuter en public le plus gradé d’entre eux parce que celui-ci refuse de lui fournir des informations et donc de trahir sa cause, acte que le code de valeurs de Yonoi devrait considérer comme respectable ; par ces actes, Yonoi est en train de porter atteinte à ses propres valeurs de droiture morale. On peut s’étonner qu’après l’humiliation de son renvoi, il ne choisisse pas le suicide ; Nagisa Oshima s’en explique : « Il n’a pas pu faire hara-kiri parce que, à cause [du geste de Celliers], tout son système de vision du monde s’est effondré, donc la référence au seppuku a disparu » (« Entretien avec Nagisa Oshima », propos recueillis par Bertrand Philibert in « Samouraï », no 9, et cités dans L’Homosexuaité à l’écran, 1984).


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Cependant, une autre réaction de Yonoi peut paraître inattendue : après avoir fait enterrer Celliers jusqu’au cou et en plein soleil, il va, de nuit, couper une mèche de cheveux du rebelle et il salue militairement celui qui a causé sa dégradation. En 1946, quatre ans plus tard, on apprend qu’avant de mourir exécuté il a demandé à Lawrence de consacrer cette mèche sur son propre autel. Il semble reconnaître ainsi à la fois son amour pour Celliers et les qualités de celui-ci : serait-ce une manière d’accepter la fin historique de son propre idéal chevaleresque ? L’homosexualité est ainsi pour ce personnage un danger réel, qui porte un coup fatal à l’ordre recherché dans le bushidô et qui, en même temps, le garantit comme idéal absolu de loyauté des amants l’un envers l’autre, la mort du second étant l’acte amoureux ultime. Le fait que Yonoi ne survive pas à la guerre se comprend comme un suicide lent qui lui permet d’être à nouveau en adéquation avec son idéal tout en étant fidèle à Celliers. Il n’était pas rare qu’à la mort de son amant un samouraï choisisse le seppuku pour ne pas lui survivre. Le suicide de Karel De Jong répond certainement au même ordre de valeur.

Le monde de l’armée est présenté par Nagisa Oshima comme un espace où l’humanité des hommes est en danger et où la beauté du monde ne peut être que flétrie à jamais. Le long flash-back relatif au jeune frère de Celliers est une allégorie de l’amour homosexuel victime de la violence des institutions exclusivement masculines (armée, collège). L’ange atrophié à la voix céleste a les ailes brisées par un bizutage humiliant qui le rend définitivement silencieux : la scène de déshabillage qui révèle sa malformation dorsale n’est qu’une scène de viol collectif déguisée, tout comme la fraternité dissimule un sentiment d’amour homosexuel. En se sacrifiant pour sauver l’officier qui veut tuer Yonoi, Celliers se rachète de n’avoir pas secouru son frère au risque de perdre sa popularité, comme si le fait de se montrer embrassant le capitaine japonais, même sans l’aimer, lui offrait l’occasion d’accepter publiquement une homosexualité qu’il avait rejetée lorsqu’elle était amour pour son frère. Par delà la mort, le couple de Celliers et Yonoi, se retrouve uni dans le sacrifice amoureux tout en renvoyant au monde de la violence guerrière la responsabilité de la destruction des plus belles âmes.

Derrière les masques :


BROKEBACK MOUNTAIN (2004) de ANG LEE
ou LE COMPLEXE DE L'ATLAS GAY

 

Un film analysé et décrypté par
Marc-Jean Filaire

Enseignant en Lettres modernes à l’université de Nîmes

 




Fiche technique :
Avec Jake Gyllenhaal, Heath Ledger, Michelle Williams, Anne Hathaway, Randy Quaid, Linda Cardellini, Anna faris, Scott Michael Campbell et Kate Mara. Réalisé par Ang Lee. Scénario : Larry McMurty et Diana Ossana, d’après la nouvelle d’Annie Proulx. Directeur de la photographie : Rodrigo Prieto. Compositeur : Gustavo Santaololla et Rufus Wainwright.
Durée : 134 mn. Disponible en VO, VOST et VF.


Il n'est pas aisé de comprendre les raisons d'un succès cinématographique, la réunion de procédés formels et de conditions publicitaires ne suffit pas. Il demeure une part, difficile à cerner préalablement, d'écho psychologique qui varie dans le temps selon les circonstances sociales et culturelles avec lequel les spectateurs entrent en résonance. Brokeback Mountain a dépassé toutes les attentes, il a conquis une renommée mondiale en quelques mois malgré le thème de l'amour homosexuel qui risquait d'être un pesant obstacle – ce qu'il a été dans certains pays. Néanmoins, la difficulté à accepter de manière raisonnée ce qui est encore considéré comme répréhensible ou immoral, alors même que l'émotion entraîne à la compassion, conduit parfois à falsifier le propos pour que l'interprétation proposée passe outre le paradoxe. Le film d'Ang Lee, adapté de la nouvelle d'Annie Proulx, est l'objet d'une telle falsification.



La critique a été unanime : Brokeback Mountain est une histoire d'amour universelle. Qu'on se le tienne pour dit. Avait-on tant insisté sur le caractère universel de l'amour à la sortie d'Autant en emporte le vent, de Love Story, de Titanic ? Pour Brokeback Mountain il s'agit de rendre visibles l'interdit et l'inacceptable. Lourde tâche. Si la morale est sauve, le film est bon ; dans le cas contraire, il n'est que voyeurisme et perversion.

Cependant, Brokeback Mountain n'est pas autre chose que l'histoire de deux hommes qui se désirent et dont le désir est nié, empêché et finalement anéanti pour la seule raison qu'il n'est que désir homosexuel. Et le film d'Ang Lee, réalisateur hétérosexuel, est bien un film idéologiquement gay, dans la mesure où il est revendication sociale pour la reconnaissance d'un désir d'ordre sexuel tout autant que de vie commune, pour la visibilité d'un amour particulier – et non universel – de deux gars tout ce qu'il y a de plus banals et populaires. Et si certains s'accrochent à l'idée d'universel, elle n'existe que par le fait que toute narration est susceptible de projection psychologique et d'assimilation aux personnages. En outre, l'amour d'Ennis et Jack n'est donné à voir que parce qu'il est homosexuel et donc impossible dans le contexte socio-culturel des années 60 et 70 dans le sud des États-Unis. On peut se demander si une telle situation a son équivalent dans l'espace de l'amour hétérosexuel ? Une différence sociale, religieuse, ethnique, aussi scandaleuse qu'elle puisse être présentée, n'est pas ressentie comme une atteinte à l'ordre naturel de la condition humaine, dans la mesure où l'amour de deux personnes du même sexe les exclut du cycle de la procréation. Il serait donc naïf de croire qu'à l'aide de la seule étiquette d’universel, on puisse passer outre la singularité d'un amour entre hommes. Ainsi, à l'aide de la nouvelle d'Annie Proulx (toutes les citations sont celles de la traduction – médiocre il est vrai – d'Anne Damour aux éditions Grasset, 2005), à laquelle le film est assez fidèle, il convient de définir la perspective idéologique de l'œuvre d'Ang Lee qui donne à voir une tragédie moderne et sociale.



La pesanteur du temps


L'amour d'Ennis et Jack est aux prises avec le temps : tempus edax rerum, le temps dévoreur des choses et surtout de l'amour lorsqu'il est interdit. Pendant vingt ans, les deux hommes entretiennent une relation factice de façade qui, aux yeux du monde, est une amitié confortée par un goût partagé de la pêche ; pendant vingt ans, tous deux tentent de concilier désir et discrétion en partant se perdre dans la nature, loin du regard d'une foule intolérante. Que ce soit dans la nouvelle d'Annie Proulx ou le film d'Ang Lee, le temps occupe une place fondamentale, puisqu'il permet les rares retrouvailles des amants mais qu'il montre également le statu quo d'une situation bloquée et rendue immuable dans le mensonge.



Les saisons passent, les familles se font, voire se défont, les enfants grandissent, la moustache et les rides apparaissent sans que la situation évolue pour les deux anciens cow-boys. Qu'importent les références aux montres et aux pendules, aux attentes et aux longs voyages, aux mois de retrouvailles et aux saisons d'absence, la contrainte extérieure grève la vie des deux personnages au point de ne plus permettre la moindre modification, le moindre espoir de vie commune et de maison partagée. En pointillés, il ne demeure que les courtes semaines de fuite vers les hauteurs, comme si, dans les montagnes, il était enfin possible de respirer l'air frais de la passion véritable et non les miasmes délétères de l'oppression sociale. Néanmoins, l'altitude n'empêche pas l'illusion, la fausseté, puisqu'il ne peut s'agir que d'un rêve de bonheur et non du bonheur lui-même, enfin atteint et tangible.



On sera peut–être étonné de constater que les deux œuvres, romanesque et cinématographique, utilisent des procédés contradictoires pour donner l'image de ce statisme situationnel. Ainsi, la nouvelle d'Annie Proulx cherche à concentrer les effets, à densifier un texte dont le peu de mots se fait l'écho de la parole des personnages peu enclins à développer leurs propos : que ce soit une discussion en montagne ou une parole écrite comme la carte postale de Jack reprenant contact (Entendu dire que tu étais à Riverton. Serai dans le coin le 24, pensé m'arrêter pour te payer une bière, p. 36), les protagonistes ne sont ni bavards ni expansifs, même sur leurs sentiments (Allons, Ennis, tu m'as expédié au septième ciel, fais quelque chose pour que ça continue, p. 54). Esprits frustes, parole fruste. Le texte joue de cette pauvreté intellectuelle et tend vers une formulation à la limite de l'elliptique parfois. La contrepartie est alors l'impression d'épure qui se dégage du récit. Le sentiment amoureux en paraît encore plus pur, plus intense, dans la mesure où il est moins victime des mots et des concepts. Encore une fois, il faut redire l'importance du désir d'Ennis et Jack, lequel se passe de mots et s'incarne dans la chair même des amants qui ne se retrouvent que pour rouler au creux d'un lit (Ils partirent dans le pick-up de Jack, achetèrent une bouteille de whisky et vingt minutes plus tard ils étaient au motel Siesta à faire rebondir un lit, p. 41) ou dans la poussière d'un campement sauvage (Une chose ne changeait jamais : l'intensité fulgurante de leurs rares accouplements était assombrie par le sentiment que le temps leur échappait, le temps trop court, toujours trop court, p. 68), limitant leurs échanges verbaux à quelques souvenirs. Les corps parlent pour eux et ne mentent pas.



Quant à ces corps, ils sont aussi les lieux où le temps laisse sa trace et rappelle que si la situation n'évolue pas, le temps n'épargne personne. Ils vieillissent au cours des vingt années de retrouvailles éphémères et d'échappées montagnardes : le corps de Jack s'empâte (Jack s'était étoffé des épaules et des hanches, p. 60) et les yeux d'Ennis se rident fortement dans le film.

Tout autant que les fleuves au cours unidirectionnel et les saisons au mouvement cyclique, les corps redisent l'inéluctabilité de l'écoulement temporel qu'Ennis préfère nier, alors que Jack souhaiterait y introduire le changement. Pour le dire autrement, Ennis se satisfait d'un futur à définir mais auquel il ne permet jamais d'advenir, alors que Jack espère un présent qui tienne compte des acquis du passé et des incertitudes à contenir. Sa mort le voue définitivement au passé, tandis qu'Ennis, seul désormais, se fige dans une posture d'attentisme intenable (Jack, je jure..., p. 93 et Jack, je te jure... dans le film) qui ne le mène nulle part.



À l'écriture concise de la nouvelle, Ang Lee oppose un film de deux heures et quatorze minutes, qui prend le temps de laisser se dérouler les étapes de la vie, les pesanteurs psychologiques et les compromis sociaux. La densité de la nouvelle, qui se satisfait des ellipses, trouve son pendant dans le délayage filmique de l'information et même son gonflement ; ainsi, Ang Lee donne à voir la famille de Jack, et notamment la suffisance machiste de son beau-père, mais aussi l'homme qui pourrait remplacer Ennis dans la vie de Jack, ainsi que Cassie Cartwright, la jeune femme amoureuse d'Ennis et prête à le sauver de lui-même : autant d'indices d'une dilution informative qui aide à s'immerger dans la complexité réaliste des personnages. L'illusion de leur quotidienneté permet de satisfaire la curiosité du spectateur, qui se laisse plus facilement séduire par un être perçu dans son humanité complexe que par un personnage inconnu à la sexualité moralement suspecte.



Ainsi, les deux approches artistiques conduisent à deux conceptions du temps. Si la nouvelle fonctionne de manière circulaire en une grande analepse assimilable à un souvenir d'Ennis, on peut considérer par contraste que le film fonctionne sur un mode plus romanesque qui privilégie l'analyse psychologique dans la durée et par le biais du détail observé : l'adaptation cinématographique offre au spectateur une perception progressive de l'inéluctabilité d'un processus destructeur qui évolue avec lenteur et de façon inexorable. Dans le dossier de presse du film, on peut lire : Ang avait envie de raconter l'histoire de ces gens qui vivent à une époque et dans un lieu où ils n'ont pas le droit d'éprouver ces sentiments, ni de les exprimer (Michael Costigan, producteur exécutif). La nouvelle, quant à elle, annonce dès le départ la solitude finale d'Ennis – même si l'incipit en italique ne date pas de la toute première édition du texte – et donc le résultat tragique d'une histoire encore à venir et dont les détails n'aideront pas à comprendre autre chose que la mécanique dévastatrice. Pourtant, lorsque l'on regarde le film, à tout moment il semble qu'une issue heureuse pourrait être envisagée et que le bonheur simple qu'espère Jack n'est pas inaccessible, cependant l'oppression latente de la morale sociale veille et nos protagonistes sont empêchés par l'épée de Damoclès qu'est cette contraignante assignation à s'aligner sur le modèle hétérocentriste, exclusif et répressif.



Le poids de la morale


Si le temps est un moteur de l'anéantissement des personnages, c'est parce que la vingtaine d'années qui égrène les événements de l'histoire couvre une période où l'homosexualité est considérée comme un vice social et dans le meilleur des cas comme une pathologie. Pour certains, à l'instar d'Alma, l'épouse d'Ennis, fermer les yeux ou refermer la porte suffit pour ne pas voir (Quand elle constate la relation de son mari avec Jack, elle a peur d'en parler et ne sait comment aborder le sujet. Alors, elle garde tout cela en elle, comme un secret honteux, Michelle Williams, dossier de presse), pour d'autres, le père d'Ennis par exemple, il faut éradiquer cette perversion de la manière la plus violente possible. Ainsi, l'amour des deux hommes est cantonné au silence, à la dissimulation, voire à l'autodestruction, parce qu'il est du domaine de l'interdit.




Considérons tout d'abord la manifestation contextuelle du rapport à l'interdit selon le point de vue de la société des années 60 et 70. Face à l'inconnu, seule la condamnation est de rigueur : ce que l'on ne comprend pas doit être supprimé. Les signes manifestes de cette conception ne se donnent à voir que dans la violence. Ennis est marqué par celle-ci, dont il a vu le résultat à l'âge de neuf ans : son père, qui est peut-être le meurtrier (Merde, autant que je puisse le savoir, c'est lui qui l'avait fait, p. 52), l'a contraint à voir le cadavre, brisé par les coups et les mutilations, du vieux Earl (Ce que le démonte-pneu avait fait on aurait dit des tomates brûlées répandues sur tout son corps, son nez était déchiré d'avoir raclé sur le gravier, p. 52) ; Ennis sait que devant son fils le père n'aurait pas plus de retenue et que sa rage serait tout aussi meurtrière (S'il vivait encore et passait la tête par la porte en ce moment même, tu peux parier qu'il sortirait son démonte-pneu, p. 52-53). Le film reprend le récit fait à Jack et y ajoute l'horreur de l'image analeptique : une seule image du corps gisant dans un fossé d'irrigation, un plan fixe, celui que l'on peut croire imprimé dans la mémoire de l'enfant devenu grand et de l'adulte effrayé (Ennis parle peu. Ce silence nous semblait non seulement lié à une expérience traumatisante dans son enfance, mais aussi à la découverte de sa propre sexualité. Ennis se cache derrière une attitude violente. Il peut devenir violent parce qu'il a très peur, Ang Lee, dossier de presse). Ang Lee ajoute à ce souvenir un autre événement qui aide à percevoir le poids psychologique que représente la contrainte sociale : lors d'une séance de rodéo, Jack est sauvé de la fureur du taureau par un clown, auquel il tente d'offrir un verre le soir venu. Cependant, son offre est refusée et le clown sans costume s'écarte de Jack pour aller retrouver d'autres hommes avec qui il échange des propos inaudibles tout en regardant Jack de manière agressive. La scène trouve son intérêt dans l'ambiguïté érotique que suscite Jack et qui est tout de suite refoulée par l'autre homme, lequel ne trouve refuge contre ce qu'il ne comprend pas ou s'interdit de comprendre que dans le groupe protecteur et exclusif. On aura perçu que les avances, discrètes, de Jack le mettent en danger dans le cadre machiste de la société des États américains du sud. À la violence physique relatée par Ennis répond la violence psychologique endurée par Jack (Ennis et Jack font partie de l'Ouest américain qui a des valeurs machistes et traditionnelles. Ils doivent donc garder en eux tout ce qu'ils ressentent, Ang Lee, revue de presse).



La contrainte morale conduit les deux jeunes gens à entrer dans le rang en se mariant et en fondant chacun une famille. Certes, il serait mensonger de dire que le statut de père leur déplaît – Ennis est un père aimant et présent, Jack enseigne le respect à son fils lors de l'épisode filmique relatif à la télévision pendant le repas – mais ils ne l'ont pas choisi, ils s'y sont conformés parce qu'aucun autre modèle de couple ne leur était proposé, d'autant plus que leur manque de culture livresque ne leur donne pas accès à des modèles mythiques, littéraires ou historiques susceptibles de les libérer de la norme sociale. L'un et l'autre ont intériorisé l'interdit jusqu'à s'en faire les défenseurs (Suis pas pédé dit Ennis, et Jack de répondre : Moi non plus. C'est parti comme un boulet. Regarde personne que nous, p. 28). Ainsi, alors même qu'ils sont seuls dans la montagne et sans contrainte apparente, les deux amants revendiquent leur hétérosexualité et justifient leur attirance mutuelle par le fait qu'ils sont loin de toute société, donc de femmes. Il leur faudra se perdre quatre ans et se retrouver presque par hasard pour admettre la réalité de leur désir. Pourtant, cela ne les empêche pas d'avoir des liaisons avec des femmes, ce qui permet à Annie Proulx et Ang Lee de ne pas caricaturer non plus la condition humaine en une antinomie naïve entre homosexualité et hétérosexualité exclusives, la réalité du désir étant infiniment plus complexe. Néanmoins, l'attitude d'Ennis et Jack montre combien les normes sociales sont contraignantes : l'un et l'autre ont intériorisé l'interdit qui circonscrit leur sexualité, comme le révèle la confrontation qui a lieu après le divorce d'Ennis. Alors même que l'obstacle social est levé et que Jack se laisse bercer par l'illusion qu'Ennis acceptera de partager sa vie, l'attachement au modèle parental devient le nouveau prétexte pour ne pas se mettre en marge des codes de la communauté. En termes métaphoriques, les amants se contentent de l'ombre pour échapper à la lumière de la visibilité, ils cherchent par tous les moyens d'éviter le regard des autres et craignent qu'en pleine rue on lise la vérité sur leur visage (Si on le fait [s'embrasser] là où il faut pas, on est cuits. Y a rien pour brider un truc pareil. Ça me fout la trouille. p. 48).



À vouloir être invisibles, c'est progressivement eux-mêmes que les deux amants estompent, et plus particulièrement Ennis, qui refuse tout engagement malgré les propositions et même les infidélités désespérées au Mexique de Jack (Je pense qu'Ennis se punit lui-même d'éprouver ce besoin et ce désir. La peur s'est installée en lui à un très jeune âge et ses sentiments le dégoûtent, Heath Ledger, revue de presse). À se refuser ce qu'il désire réellement, Ennis en vient progressivement à perdre tout ce qui pourrait être sien, il vogue d'un emploi précaire à un autre, mais c'est surtout ses relations avec ses proches qui pâtissent de sa crainte à s'investir dans une relation homosexuelle suivie : il perd tout d'abord Alma, qui divorce au bout d'une dizaine d'années, puis ses filles après le repas de Noël chez Bill (Il resta longtemps sans chercher à voir ses filles, se dit qu'elles lui feraient signe lorsqu'elles auraient l'âge et l'intelligence de s'éloigner d'Alma., p. 59-60) et, enfin, selon Ang Lee, Cassie Cartwright, la dernière personne à tenter de l'arracher à sa lente déchéance. Tout cela ne fait qu'annoncer la perte ultime de Jack, non par sa mort, mais en apprenant des parents du défunt que celui-ci avait pour projet de venir retaper la ferme familiale pour s'y installer avec un autre homme. À vouloir échapper au regard des autres – espoir raté dès le début de leur relation, puisque Joe Aguirre les a observés avec ses jumelles –, Ennis finit par sortir du champ visuel de Jack même, du moins c'est ce qu'il peut être en droit de croire, après la mort de ce dernier, auquel il reste fidèle dans sa misère et sa solitude.

La charge psychologique de la morale collective est telle pour les deux hommes que vivre en société est difficile : Ennis se renferme peu à peu en lui-même, Jack est obligé de fuir parfois vers le Mexique pour apaiser son désir homosexuel, et cette double fuite gène l'épanouissement de leur passion au point d'en briser l'élan fusionnel.



Une tragédie sociale


La situation qui accable Jack et Ennis porte les marques de la fatalité tragique : l'étude la temporalité et de l'oppression sociale a déjà révélé combien ils étaient victimes de circonstances si contraignantes qu'elles les empêchaient d'accéder à un bonheur que les deux auteurs nous font sentir comme à portée de main. Jamais les deux amants ne retrouvent la joie insouciante de leur séjour à Brokeback Mountain.

Le texte d'Annie Proulx ne cesse de fournir des indices pour annoncer l'issue douloureuse de son récit et, dans une ambiance postromantique, la nature est l'écho des sentiments des personnages au point d'en devenir le substitut narratif. L'exemple le plus éloquent est assurément l'évolution météorologique durant l'escapade dernière des deux amants en mai 1983 : l'inquiétude fondamentale d'Ennis semble appeler l'orage et symboliquement la destruction de la beauté simple de son bonheur temporaire (Ennis, veillant au grain, cherchait à l'ouest les cumulus qui auraient pu apparaître par une telle journée, mais le bleu du ciel était si profond dit Jack, qu'il allait se noyer à regarder en l'air, p. 62-63) ; et quelques paragraphes plus loin le mauvais présage d'advenir (Le matin du troisième jour arrivèrent les nuages qu'Ennis attendait, un tourbillon gris venant de l'ouest, une barre sombre qui poussait devant elle un vent froid et de légers flocons, p. 65). Quant à Jack, quoi qu'il fasse ou propose, il se heurte à la fixité d'Ennis, ce qui se résume dans l'image d'un accomplissement impossible, fuyant entre les doigts de celui des deux qui tente de le retenir (Jack mit pied à terre, recueillit l'eau glacée dans sa main, des gouttes cristallines s'échappant de ses doigts, la bouche et le menton luisant d'humidité, p. 64). Les animaux eux-mêmes ont partie liée avec le sens (L'ours apeuré disparut dans les arbres, galopant d'une allure pataude qui lui donnait l'air à moitié disloqué, p. 64) : comment ne pas voir en cette bête effrayée par les hommes l'annonce de ce qu'est en train de devenir Ennis, un vieil ours solitaire ? Et pour s'assurer que le lecteur comprend bien les symboles que l'on met à sa portée, Annie Proulx ajoute une comparaison qui explicite la valeur allégorique du récit qu'elle vient de faire (Comme de vastes nuages de vapeur montant des sources thermales en hiver, des années de choses tues et aujourd'hui indicibles – acceptations, déclarations, remords, culpabilités, craintes – s'élevèrent autour d'eux, p. 74).



Quant à Ang Lee, il donne à voir des symboles tout aussi évocateurs et, de la même manière que la nouvelliste, il les intègre à la narration en tant que signes annonciateurs. Avant et après l'épisode dans les massifs de Brokeback Mountain, Jack regarde Ennis dans son rétroviseur : d'une vision à l'autre, on est passé de l'homme distant à l'homme distancé qui disparaît peu à peu dans le lointain parce qu'il n'avance pas aussi vite que Jack ; symboliquement, Jack est celui qui roule – n'est-ce pas toujours lui qui fait les voyages pour retrouver l'homme aimé ? –, qui progresse et rêve de changement, alors qu'Ennis n'avance lentement que vers le néant pour s'y confondre presque (Tout ce que j'ai jamais fait comme voyage, c'est de tourner autour de la cafetière à chercher la poignée, p. 70). Voué au statisme ou au mouvement circulaire, Ennis se condamne à la solitude, ce que la composition générale de la nouvelle donne à voir : le récit commence et finit avec lui, la boucle diégétique l'enferme dans le souvenir de Jack, qu'il n'a pas su rendre heureux, et toutes les promesses ne servent plus qu'à entretenir le mouvement de la spirale (Jack, je [te] jure...)



En outre, dire d'Ennis qu'il est condamné, dans le cadre d'une interprétation tragique des œuvres, c'est postuler qu'il est coupable d'une faute commise ; mais peut-on accuser quelqu'un de n'avoir pas eu le choix ? En effet, contrairement à Jack, il est miné depuis son enfance par le souvenir du meurtre au démonte-pneu, qu'il projette au final, malgré ce qu'on lui dit des circonstances accidentelles, sur la mort de son amant : l'idée de la mort violente imposée à l'homosexuel qui vit sa sexualité se manifeste chez Ennis comme une nécessité. Si faute il y a, il ne fait que la porter, elle lui est imposée par les autres qui ont construit un monde où son désir est considéré comme une faute. Qu'importe de savoir si son amour est pur, son désir n'entre pas dans les schémas formatés de la morale collective. La norme sociale est bien l'espace où la fatalité trouve sa réalisation, et Ennis, plus que Jack encore, en est la victime, parce que loin dans son passé, il a été marqué par la violence hétérocentriste. Sa faute, comme celle de Joseph K. selon Franz Kafka et même Orson Welles qui a adapté Le Procès au cinéma, ne peut être qu'auto-générée dans un contexte social contraire à une éthique personnelle. À cela s'ajoute que, dans le contexte judéo-chrétien qui constitue la trame morale de la société américaine, le désir en soi est d'ores et déjà lié au mal : qui cherche son propre plaisir est un pervers, car le bonheur de l'homme n'est pas de ce monde et ne peut donc pas trouver de réalisation ici–bas. Quant à Jack, parce qu'il a voulu parvenir plus vite au bonheur, il a été condamné plus tôt, laissant à Ennis le purgatoire qu'est la solitude inexorable. Les deux œuvres amènent donc de manière différente à la critique d'une morale qui prône le respect des conventions uniformisantes au détriment du bonheur de l'individu. On ne commentera pas le fait que les critiques aient tant encensé un film dont l'issue fatale conforte le goût d'un retour à l'ordre établi.


Aborder la dimension tragique du récit conduit à s’interroger in fine sur le possible héroïsme des personnages, d’autant plus que le contexte culturel choisi est celui du cow-boy moderne, « héritier démocratique de la fatigue mythique du chevalier » (G.-N. Granville, Le Courrier de l’Unesco, septembre 1989). Entre Ennis, si peu corrompu par l’hybris social qu’il accepte de tout perdre sans rien tenter, et Jack, qui rêve d’une petite ferme pour y mener une vie simple à deux, on ne sait qui appeler « héros ». Pourtant, si l’on appréhende leurs destins confondus, c’est l’essence du tragique que l’on retrouve en eux. L’un a espéré passer outre la norme commune et réaliser un bonheur scandaleux aux yeux de tous, l’autre endure le châtiment infernal de l’échec ; celui-ci porte l’espoir toujours à venir de celui-là, qui avait tenté de l’atteindre ; et tous deux affrontent un destin qui les anéantit : « Vous pourriez facilement dire qu’Ennis et Jack vivent dans le mensonge, mais ils y sont obligés. Je ne pense pas qu’ils aient connu d’autre façon de survivre. Ce n’est pas comme s’ils avaient eu le choix » (Ang Lee, revue de presse). Jack et Ennis, à l’échelle de la destinée ne font qu’un dans un présent insatisfaisant et perpétuellement reconduit, tiraillés entre un passé heureux fulgurant et le fantasme de le voir renaître.

 

Tragédie sociale, Brokeback Mountain, comme son nom anglais le laisse deviner, est le récit de deux êtres au « dos brisé » pour lesquels le « retour » au bonheur entraperçu est rendu impossible. Il ne peut qu’y avoir eu « Brokeback Mountain » dans le passé, et il ne peut plus y avoir « Brokeback Mountain » dans l’avenir. Pourtant, la fatalité du destin ne fige pas la réalité : bien au contraire, le film, adaptation pour le grand public d’un texte auparavant peu connu, donne à voir, par le jeu spéculaire propre au cinéma de fiction, quels sont les travers et les dangers de l’uniformisation morale de la sexualité. On peut donc être d’autant plus surpris de constater que les commentateurs et les critiques, censés être un tant soit peu objectifs ou du moins lucides, n’aient proposé qu’une lecture restrictive du film en niant la spécificité de l’amour homosexuel et du même coup en reproduisant les carcans idéologiques contre lesquels Annie Proulx et Ang Lee s’étaient insurgés. La morale sociale bourgeoise et judéo-chrétienne est encore loin d’avoir le « dos brisé », elle demeure pesante sur les épaules des gays, Atlas modernes, contraints de supporter l’oppression fatale (ou sociale) pour ne pas risquer l’exclusion sociale (ou fatale).

Derrière les masques :


LA FUREUR DE VIVRE (1955) de Nicholas Ray
ou la rÉbellion du dÉsir

 

Un film analysé et décrypté par
Marc-Jean Filaire

Enseignant en Lettres modernes à l’université de Nîmes

 

 

Fiche technique :
Avec James Dean, Natalie Wood, Sal Mineo, Jim Backus, Ann Doran, Corey Allen, William Hopper, Rochelle Hudson, Dennis Hopper, Edward Platt, Steffi Sidney, Marietta Canty, Virginia Brissac, Ian Wolfe, Frank Mazzola, Robert Foulk, Jack Simmons, Tom Bernard, Nick Adams, Jack Grinnage et Clifford Morris. Réalisation : Nicholas Ray. Scénario : Irving Shulman et Stewart Stern, sur une idée originale de Nicholas Ray. Directeur de la photographie : Ernest Haller. Compositeur : Leonard Rosenman.
Durée : 106 mn. Disponible en VO, VOST et VF.


 


Rebelle sans raison ?



Le milieu socio-culturel dans lequel évoluent les adolescents du film La Fureur de vivre se caractérise par le confort matériel et l’aisance financière, et au premier abord, aucun indice ne laisse supposer qu’il peut être le lieu d’une crise générationnelle ; rien de ce qui peut sembler un fondement social aux problèmes des « jeunes », tels que nous les appréhendons en ce début de troisième millénaire en France ou aux E.U.A., n’apparaît dans le film. Pourtant, en commençant dans un commissariat, à la brigade des mineurs, par l’audition des trois personnages principaux, qui ne se connaissent pas encore, La Fureur de vivre pose comme donnée première au récit un état de dépression généralisée à toute la classe d’âge adolescente. D’ailleurs, la première scène du film n’est plus celle du projet initial : un homme aux bras chargés de cadeaux se faisait agressé par une bande de jeunes gens en mal de sensations fortes. Ainsi, l’histoire ne se limite pas à la rencontre aléatoire de Jim, Plato et Judy, incertains de l’avenir, elle accède à une dimension plus universelle en représentant le malaise de la première génération à ne pas avoir été véritablement impliquée dans les conflits guerriers internationaux, laquelle génération doit vivre la crise de l’adolescence en s’opposant à l’optimisme économique et en refusant les valeurs consuméristes de la nouvelle middle-class dominante.

 

 

On est en droit de se demander en quoi les homosexuels sont impliqués dans ce bouleversement conjoncturel et pourquoi ce film est devenu une référence culturelle gay. Premièrement, la bisexualité latente du rebelle joué par James Dean est évidente ; deuxièmement, la notion de rébellion propre à certaines classes sociales des années 50 est en train de devenir une seconde nature pour bien des homosexuels encore obligés d’entretenir deux vies parallèles pour échapper à l’humiliation publique. Les adolescents de 1955 sont les trentenaires de Stonewall et, malgré le code Hays, déjà se fait sentir la volonté d’affirmer une visibilité, qui pointe déjà sous la bisexualité apparente d’un Jimbo. Une douzaine d’années avant les révolutions sociales qui ont ébranlé les pays occidentaux, les prémices idéologiques sont déjà en germe : les jeunes veulent pouvoir rompre avec les carcans contraignants de la superficialité sociale où se complaisent leurs parents et pouvoir affirmer l’autonomie de leur(s) désir(s) : à la fin de La Fureur de vivre, alors que le corps de Plato vient d’être emporté, Jimbo est heureux de présenter Judy à ses parents et d’affirmer ainsi son détachement de la cellule familiale.

 

 

Ainsi, au même titre que l’hétérosexualité, la crypto-homosexualité revendique son existence en refusant les modèles sociaux hétéronormés, dont l’impuissance à proposer des repères solides est répétée à l’envi dans le film : plusieurs fois Jimbo exige de son père qu’il s’oppose plus fermement à son épouse et plus symboliquement qu’il se mette debout ; quant à lui, il ne veut pas être une « poule mouillée » et, selon Buzz, il faut qu’il prouve qu’il est un homme. Au-delà d’une évidente misogynie, c’est un ordre solide que les adolescents exigent de leurs parents, qui, à force de sauver les apparences de l’ordre, ont perdu tout contact avec un ordre plus profond et constitutif d’une identité stable. Ni tout à fait enfants – Judy veut que son père l’embrasse encore comme auparavant – ni tout à fait adultes – tous reviennent toujours à la maison après avoir claqué la porte, ces adolescents sont égarés dans le monde et perdus dans le labyrinthe de leurs incertitudes sociales et personnelles.



Le rebelle, une victime ?


N’y a-t-il pas contradiction à considérer le rebelle comme une victime ? Être rebelle consiste, par définition, à se positionner délibérément en marge d’une société dont les codes de fonctionnement sont rejetés et ce par une attitude explicite qui se manifeste dans le comportement, mais aussi, pour l’époque qui nous concerne, dans les choix vestimentaires. À l’aide de quelques attributs mythiques, James Dean incarne, au même titre que Marlon Brandon, Montgomery Clift ou Paul Newman, la posture rebelle d’après-guerre : le tee-shirt, les jeans, les « bottines de cuir épais et à double semelle » sont complétés par l’incontournable blouson bomber. Le blouson rouge de Jimbo est d’ailleurs devenu un emblème de l’insolence revendicative des teen-agers de classes moyennes et populaires. Cependant, cet état de rébellion n’est pas sans ambiguïté et l’attitude des trois personnages principaux n’est pas monolithique : entre celle qu’ils affichent en public et celle qu’ils révèlent dans l’intimité de la confidence, l’écart se construit comme une inversion. À la vaillance apparente de Jimbo ou de Judy en présence de la bande répond l’inquiétude et les larmes dans le cadre familial ; quant à Plato, s’il a tout du sissy boy, « du garçon à sa maman, en adoration devant James Dean » (Bertrand Philbert, L’Homosexualité à l’écran, éditions Henri Veyrier, 1984), dans les moments de panique il devient d’autant plus effrayant qu’il est armé d’un pistolet. Chaque membre du trio se définit par sa dualité et le conflit intérieur qui en découle : dans une scène coupée, Plato parlait même à ses amis de sa double personnalité et de son travail de psychothérapie.

 

 

Moins héroïques qu’ils ne le revendiquent, les trois adolescents sont rebelles malgré eux, obligés de s’arcbouter contre le monde que leur impose leurs parents, dans le seul but de ne pas s’effondrer de désespoir, emportés par un goût de la mort que leurs dangereux défis sollicitent plus souvent qu’à leur tour ; Buzz, le premier petit ami de Judy, y laisse d’ailleurs sa vie. Ainsi, la victimisation du rebelle garantit une place toute désignée au personnage homosexuel, puisque la tradition cinématographique du début du XXe siècle a façonné une image bien cadrée et bien repérable du gay souffrant de sa « perversion ». De ce côté-là, La Fureur de vivre n’innove qu’à demi et tombe dans la facilité de faire mourir le personnage le plus clairement homophile. Certes, il reste l’envoûtant Jim, mais sa relation amoureuse ne peut, en 1955, que s’accomplir dans les bras d’une femme. On se surprend à imaginer le scénario dans lequel Judy serait la détentrice de l’arme et Plato épargné par la police...

 


Face à l’oppression idéologique d’une société représentée dans le film par les parents, soit absents comme ceux de Plato, soit distants comme ceux de Judy, soit contradictoires comme ceux de Jim, le teen-ager n’a d’autre issue que la fuite dans la rébellion, ultime espace où il espère s’épanouir. L’attitude rebelle peut alors être lue comme une métaphore de l’homosexualité : elle se développe proportionnellement à la violence uniformisatrice que l’on inflige à un être qui ne se reconnaît pas dans des schémas conventionnels. La fuite perpétuelle des parents de Jimbo donne une image assez claire de ces couples qui refusent la singularité de leur enfant lorsqu’il est homosexuel et qui espèrent toujours retrouver le droit chemin. Comme bien des gays confrontés à l’orgueil parental qui aspire à soigner l’enfant de sa maladie, Jimbo et ses amis accèdent à la conscience de l’absurdité du monde et de la superficialité de la société.



James Dean, une icône gay ?


James Dean n’est pas le seul acteur dont les studios américains ont tenté d’effacer la réalité homosexuelle afin de mieux faire correspondre les acteurs à l’image qu’ils souhaitaient voir exhibée. De nos jours, le statut de rebelle pourrait se satisfaire d’une homosexualité, elle ne ferait qu’étayer le refus revendiqué d’une hétéronorme ; dans les années 50, une telle revendication était inenvisageable et risquait de saborder une carrière. dans le cas de James Dean, sa mort prématurée a figé l’image mythique d’un jeune séducteur, laquelle a été entretenue en état le plus longtemps possible. Il a fallu plusieurs décennies pour que le public découvre l’humain derrière le mythe et tout particulièrement le bisexuel derrière l’image du tombeur d’adolescentes. Aujourd'hui, La Fureur de vivre retrouve une saveur que seuls les homosexuels des fifties, en quête de tout indice susceptible de le les rassurer sur leur part cachée d’eux-mêmes, ont peut-être perçu à la sortie du film : Jean-Loup Bourget appelle « indifférenciation sexuelle » la sensualité primale du James Dean rebelle, capable de séduire les hommes autant que les femmes lorsqu’il allume de manière désinvolte une cigarette qu’il ne fume, tête penchée, qu’à moitié. L’effet est garanti : dans le film, une femme et deux hommes sont séduits. En effet, on ne peut nier que Buzz aussi est victime de l’attractivité du jeune homme au blouson rouge ; sa mort violente – signe du destin pour un homosexuel ? – en serait presque une preuve, tout comme le hasard fait entendre à la radio une chanson dédicacée par un certain Buzz à un certain Jim.

 

 

Ainsi rendu à ses pairs, James Dean redevient un rebelle mythifié, non plus en tant que rebelle mais en tant que bisexuel mythique assumant sous le masque de l’acteur le caractère hors norme d’une sexualité qui n’a longtemps trouvé que l’allusion ou le clin d’œil pour exister au cinéma. Réussir à incarner avec autant de désinvolture et de simplicité, notamment dans la scène ludique du trio, ce qui est encore, dans le discours officiel, considéré comme une maladie psychique fait du jeune acteur un vrai rebelle, d’autant plus subversif qu’il n’a pas l’air de l’être. L’« amitié particulière » trouve ici une de ses plus séduisantes et innovantes interprétations.

M.-J. F.

 


L'ado, la folle et le pervers par Marc-Jean Filaire

Une critique de Jean Yves



C'est une évidence. Le cinéma utilise de plus en plus le thème de l'homosexualité. Aider à décrypter la masse des images cinématographiques, à dépasser les clichés et le folklore, tel est ce que propose, à ses lecteurs, Marc-Jean Filaire dans son essai. Pour mieux comprendre la manière dont les stéréotypes attachés aux représentations des homosexuels n'en finissent pas de se reproduire.


L'auteur a construit son essai sur une typologie qui dépasse intelligemment les clichés de l'adolescent en crise identitaire, de la folle maniérée ou du pervers manipulateur.




Ce cliché qu'est « l'adolescent » apparaît dans l'analyse de l'auteur comme une sous-catégorie de la figure de « l'ambigu », au même titre que « l'androgyne » et « l'incertain ».

Marc-Jean Filaire a choisi d'illustrer « l'androgyne » par le film Mort à Venise (1). Quelle aurait pu être l'adaptation de ce film si elle avait échappé au génie de Visconti ? (6)

Cette question est, je crois, essentielle. Car le réalisateur devait obéir à une injonction suprême qui faisait office de onzième commandement : « Ne touche pas à l'image du couple parfait – mâle et femelle – garant de la survie de l'espèce ». Pour représenter un couple hors norme, tel que l'homme et l'enfant, toutes les combines étaient possibles (2). Visconti n'a pas manqué de tours dans son sac. Son imagination a été le meilleur expédient aux règles trop coercitives de la morale (3).



Ce préambule me permet de préciser que si j'ai lu l'essai de Marc-Jean Filaire intégralement, je l'ai étudié avec comme entrée de lecture, la « censure » car je crois que toute représentation marginale de la sexualité, qu'elle intervertisse les rôles masculin-féminin, s'égare dans les jeux érotiques de garçons… constitue une menace qui n'est pas prête de s'éteindre. Le cinéma ne fait, il me semble, qu'obéir à des impulsions fondamentales, celles d'une sexualité régie par les impératifs de la reproduction (4). Heureusement, ce que la censure veut interdire, elle finit souvent par le souligner, le désigner plus fortement encore. En cela, chaque film fait prendre conscience, aux homosexuels, l'existence de semblables... Marc-Jean Filaire montre admirablement comment ces « semblables » sont différents : illustration d'identités plurielles, représentatives, sans épuiser la diversité de la réalité gay.


L'homosexualité, désignée comme une maladie, est devenue une cible privilégiée des moralistes soucieux de soumettre l'image à leurs peurs et à leurs volontés. Ce qui a conduit à représenter les homosexuels sous les traits de déviants, de meurtriers, de sidéens, de prostitués, de folles, de drag queen… (cf. chapitres II : Le pervers ; III : La victime ; IV : Le marginal ; V : Le troisième sexe).

L'homosexuel, montré à l'écran, ne se rencontre alors que dans un ghetto. Renforçant l'idée d'un corps social d'invisibles (5). Il reste que si, sont de rigueur, la censure et ses variantes (6), une forme plus subtile (non-dit intégré dans le récit et l'image) laisse le spectateur dans une certaine perplexité sur les intentions du réalisateur, ce qui offre parfois à l'œuvre cinématographique une richesse et une profondeur supplémentaires.


La typologie élaborée par l'auteur est intéressante dans le sens où elle propose un cadre d'analyse. Sa pertinence – au final – importe peu : l'essentiel est qu'elle guide le regard du lecteur par rapport à ses propres représentations. Il faut reconnaître l'important travail de recherche de Marc-Jean Filaire pour argumenter sa classification avec de très nombreux films (7) comme n'indique pas – malheureusement – la table des matières (reproduite dans le premier commentaire de cet article).



Les différentes analyses de Marc-Jean Filaire exposent finalement que l'image reste majoritairement porteuse d'un contenu universel qui l'empêche de s'affranchir de tous les tabous. Elle n'offre de l'intime que celui qui se prête au spectacle commun. Le cinéma (contrairement à l'écriture plus personnelle, plus privée) ne peut se repaître de tous les fantasmes. Il est difficile dans un film d'établir un lien individuel de connivence, de séduction entre le réalisateur et le spectateur.


Est-ce pour cette raison que nombre de films se contentent – le plus souvent – d'adapter des œuvres littéraires, plutôt que d'innover en la matière ? (8)



■ Images et subversion gay au cinéma, Préface de Didier Roth-Bettoni, Éditions H&O, octobre 2008, ISBN : 9782845471849




(1) Il me semble que Mort à Venise concentre – à travers une symphonie d'enfance, de féminité et de masculinité confondues en un seul être – les trois sous-catégories rassemblées sous le terme « l'ambigu ». Il n'y a pas, mais je peux me tromper, dans la stature gracieuse du personnage de Tadzio le moindre défaut capable d'anéantir cet équilibre prodigieux.

(2) Marc-Jean Filaire précise que les images des homosexuels ne sont jamais figées, mais circulent, s'adaptent au contexte de l'histoire où on les convoque, s'usent avec le temps, se régénèrent, se transforment.

(3) Le contenu de l'image, d'abord vindicatif de « Mort à Venise », désireux de faire passer un message libéral, finit par coller au credo de la fatalité et de l'impasse. Plus profond encore que les exigences du tabou qui musèlent les consciences, est ancré en chacun le sens dramatique de l'amour « impossible » comme épilogue inévitable.

(4) Le cinéma osera-t-il un jour regarder là où nos contemporains osent à peine ouvrir les yeux ?

(5) La typologie proposée par l'auteur pourrait être chapeautée par la catégorie des invisibles. Il me semble – aujourd'hui plus qu'hier – que le cinéma grand public tant à faire de l'homosexuel une copie idéalisée de l'hétéro : en couple, avec ses petites misères ordinaires simplifiant outrageusement les réalités.

(6) Qu'elle soit imposée par les autorités ou encore qu'il s'agisse d'autocensure.

(7) Le répertoire des films balaie l'histoire du cinéma.

(8) C'est moi qui pose la question.




Le mot de l'auteur en référence à cette chronique : La volonté de classement induit des frontières qui sont inévitablement factices : les domaines de l’humain et de l’art sont infiniment plus complexes que ce que l’on peut en dire/lire. La lecture de Jean-Yves Alt dévoile les franges incertaines de limites plus intellectuelles que réelles et ouvrent à une lecture spécifique de chaque œuvre cinématographique dans sa singularité. Tous les films étudiés dans « L’ado, la folle et le pervers » exigeraient de passer au filtre de toutes les autres catégories pour pouvoir être perçus dans leur ampleur. Si le livre donne envie de faire cet exercice et suscite les discussions tout autant que les corrections, il a atteint son but, celui de la remise en cause des clichés.

Sur la note n°5 : La catégorie d'invisibles me semble tentante bien que m'apparaissent deux objections, même si je n'y ai pas longuement réfléchi :

  − L'ambigu est-il toujours invisible ? Ce qui ne me semble pas être le cas de Tadzio dans « Mort à Venise », d'autant plus qu'il cherche délibérément à se montrer pour être vu.

  − Peut-on aborder l'idée d'invisibilité sans risque au cinéma, art du visuel par excellence ? Ne s'agit-il pas plutôt d'ellipse ou de non expression (verbale, entre autres) ?

Ces hypothèses sont à creuser. J'en vois déjà certaines limites.

Marc-Jean Filaire




Ma réponse : Je reconnais volontiers ici les limites de mon analyse. Cette notion d'invisibilité, je l'ai pensée en fonction de ma clé de lecture que je me suis imposée (la censure).

Je me demande si l'homosexuel n'est pas aujourd'hui (par rapport aux films des années 70/90) formaté sur un modèle unique – tout autant irréaliste – celui de l'hétéro. Ainsi, le pervers, le marginal n'apparaissent quasiment plus. Même la victime et le troisième sexe sont de plus en plus absents… Faut-il y voir pour ces deux derniers cas, la peur d'un jugement pessimiste ou homophobe ? Si l'homosexuel est de plus en plus visible au cinéma, les homosexuels dans leurs singularités ne risquent-ils pas l’invisibilité ? Le chapeau que je proposais ne serait alors valable que pour les films contemporains…

Jean Yves

Le 15 octobre 2008, en libraire, l'ouvrage de notre collaborateur Marc-Jean Filaire, L'ado, la folle et le pervers (Images et subversion gay au cinéma), sortira chez H&O éditions. Nous y reviendrons plus longuement après lecture. Vous pouvez déjà précommander ce livre sur les sites d'Amazon et de la Fnac.

La deuxième chronique de notre ami Marc-Jean Filaire (Derrière les masques : Homollywood) consacrée à Brokeback Mountain avait été malencontrueusement amputée de ses deux derniers paragraphes lors de la première publication. La correction a été reportée en ligne et vous pouvez donc retourner lire cette passionnante analyse en cliquant ici.

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