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PETITS CONTES DARK-EN-CIEL


de  Nico Bally

 


Croque-quenottes

 

Nico Bally a publié une multitude d'histoires étranges sur divers supports, du webzine à l'anthologie, en passant par le livre photo-musical.

Après avoir sillonné les villes les plus exotiques et palpitantes du globe (Dunkerque, Manchester), il vit aujourd'hui à Lille où il fête tous les jours son non-anniversaire (trente ans tout rond) avec un lapin gay, une chatte blanche déguisée en chatte noire, et la fée Clochette.

En marge de l'écriture, il travaille comme contrôleur de contenu pour Recisio Music malgré de longues études en sciences, informatique et philosophie. Il respecte les lois du TATBAR (Touche À Tout, Bon À Rien) en s'adonnant à la photographie naïve, la musique noise-ambiant expérimentale, les courts-métrages DIY, l'auto-pornographie, le rot tonal et la peinture sur vélo.

Pour Les Toiles Roses, il élargit ses univers fantastiques-oniriques en développant les thèmes LGBT qu'il avait trop souvent mis de côté.

 

 

Ce dont je me souviens le mieux de mes années de pensionnat, ce sont les nuits.

J'étais le seul de la chambrée à ne pas savoir dormir d'un trait. Je me levais, au mieux, une fois par nuit, pour aller boire ou pisser.

Pieds nus, parfois en chaussettes, je me glissais sans bruit dans les couloirs pour atteindre la grande salle d'eau où étaient alignés les cabinets de toilettes, les douches, les urinoirs et les lavabos.

Je n'y étais jamais seul. D'autres pisseurs, des insomniaques, des caïds, fourmillaient tout en discutant à voix basse, en se déplaçant lentement, les yeux mi-clos, comme des fantômes hantant les lieux sans conviction.

J'avais beau être grand pour mes treize ans, j'étais aussi fluet, me réfugiant dans mon asthme pour éviter le sport. Je baissais donc la tête devant les caïds qui profitaient du sommeil des pions pour terroriser les petits aux vessies capricieuses.

Un soir où je ressortais discrètement d'un cabinet de toilettes, je vis Tristan assis sur un lavabo, juste en face. Il me fixait comme s'il avait eu les yeux plantés sur la porte tout du long, attendant patiemment que je sorte.

Tristan avait seize ans, des cheveux noirs, un regard blasé, et fumait des cigarettes évidemment interdites.

« J't'ai pas entendu chier, m'a-t-il lancé.

J'ai... J'ai pas fait de... de bruit. », ai-je bredouillé.

Il a ricané et s'est avancé, me faisant reculer dans le cabinet.

« Tu pisses assis, hein ? Et t'as honte ! »

Il a refermé la porte, nous enfermant. Je tremblais, certain qu'il me frapperait ou me brûlerait avec sa cigarette.

« T'inquiètes, je fais pareil, j'aime pas les urinoirs. Allez, détends-toi, t'es tout bleu. Tu pisses assis, c'est bien ça ?

Ou... O... Oui.

T'as bien raison. J'suis pas pudique, mais pisser debout quand on peut le faire assis, je vois pas l'intérêt. »

Il s'est accroupi sur le sol, le dos contre la porte, tandis que je tremblais encore, debout, les jambes collées à la cuvette.

« Calme-toi, je veux juste discuter. Je m'appelle Tristan.

Je sais.

Et toi, tu t'appelles comment ?

Nico. »

Je ne comprenais pas pourquoi il préférait venir discuter avec moi plutôt qu'avec les types de sa classe. Il parla de tout et de rien ; je répondis à peine. Il laissait les cendres de sa cigarette tomber sur le sol et contemplait la fumée qu'il recrachait.

J'avais fini par m'asseoir sur la cuvette. Je me rendis bientôt compte qu'en parlant il touchait le bas de mon pyjama, et progressait lentement vers ma cheville, la caressant du bout des doigts.

Je reculai mon pied d'un coup sec.

« Ooh, tu es timide. Allez, laisse-moi faire, tu me diras après si tu aimes ou pas. »

Je refusai, je ne savais pas très bien ce qu'il voulait, mais je connaissais le châtiment.

« Le croque-quenottes. »

Il sourit. J'avais pensé tout haut.

« Tu crois à ces histoires ? »

Il se pencha pour écraser sa cigarette ; j'en profitai pour l'enjamber et sortir, détalant vers ma chambre.

Je fis ensuite d'horribles cauchemars dans lesquels le croque-quenottes venait me dévorer.

Selon l'histoire, il ne mangeait que les dents. Des variantes racontaient qu'il retirait toute la merde de sa victime pour la lui étaler sur le visage. Il ne s'en prenait qu'aux garçons qui embrassaient d'autres garçons et qui faisaient d'autres choses qui me semblaient encore obscures à l'époque.

 

Presque toutes les nuits qui suivirent, Tristan vint me voir. Nos discussions duraient le temps de sa cigarette. Il feignait d'être distrait, à chaque fois, pour me laisser m'échapper.

Je repoussais ses tentatives avec plus ou moins de conviction. Il parvint à m'habituer à ses caresses légères sur la cheville. Je savais que je ne risquais rien pour ça. Je me promettais d'être prudent, de surveiller ses dérapages. Il en voulait toujours plus.

« Tu as encore peur de ton croque-quenottes ? Tu ne deviens pas un peu trop vieux pour croire à ces trucs-là ?

Je sais qu'il existe. Le cousin de Ludovic l'a vu.

Ouais ouais, un ami d'un ami a toujours vu des trucs de dingues. Moi j'ai un pote dont le frère à vu le directeur à poil.

Non ?

Bah non, justement, c'est une légende, comme ton croque-crottes. Et tu sais qui l'a inventée, ta légende ? Le directeur, ou bien les surveillants, pour te foutre la frousse et éviter qu'on devienne amis. Ils aiment pas qu'on s'amuse, ils interdisent tout. Si t'es pas sage tu te feras bouffer. Mon cul ! »

Il s'agitait quand il partait dans des tirades de ce genre. Et ça m'amusait à chaque fois. Me voyant sourire, il reprenait son calme, avec un air boudeur.

Il ne me terrorisait plus du tout. J'avais juste peur qu'il me fasse faire des choses dangereuses. Et dans mon lit, je guettais l'arrivée du croque-quenottes. On pouvait l'apercevoir, parfois. Je pense vraiment l'avoir vu un soir. Je l'entendais souvent.

À la cantine, des amis me dirent qu'un grand se ferait bientôt manger les dents.

« Tristan, la tête de corbeau qui fume en cachette. Ça fait plusieurs fois que le croque-quenottes rôde autour de sa chambrée. Il va pas tarder à se faire tartiner de merde ! »

Je le prévins dès la nuit suivante, il éclata de rire.

« Ah ah, merci, je vais installer des pièges à ogres autour de mon lit.

Te fous pas de moi. Et puis pourquoi il viendrait, de toute façon ? On n'a rien fait, j'en suis sûr !

Là, c'est clair que c'est pas avec nos discussions qu'il va s'énerver... Mais y'a d'autres gamins qui sont moins pétochards que toi... »

L'idée qu'il puisse s'enfermer avec d'autres garçons ne m'avait jamais traversé l'esprit. Je ne lui accordais désormais qu'un peu moins d'une heure par nuit. Et s'il enchainait ainsi les discussions avec quatre ou cinq autres types ? Il m'avait dit être insomniaque et passer ses nuits dans les toilettes.

« Et tu leur fait quoi aux autres ? », criai-je en me levant.

J'étais bêtement jaloux. Sans réfléchir, je l'embrassai. Il me prit dans ses bras, me caressa le dos, je paniquai. Je le rejetai, partis en courant, mon sexe dressé déformant mon pantalon.

Je n'ai pas dormi cette nuit-là. Je pensais à ce que j'aurais pu faire, ce que j'aurais dû faire, comment il aurait peut-être réagi. J'en avais complètement oublié le croque-quenottes.

 

La nuit suivante, Tristan n'était pas là. J'appris qu'il avait été transféré dans un autre établissement.

Évidemment, c'était la déclaration officielle. Nous savions tous qu'il avait été étranglé, dévoré, ou étouffé avec sa propre merde. Et ça serait bientôt mon tour.

Je ne dormais plus.

Je passais alors mes nuits aux toilettes, à attendre le croque-quenottes. Les caresses de Tristan me manquaient.

À l'automne, je repérai un nouveau dont la chevelure corbeau me rappela mon premier amour.

Je le vis se faufiler dans les toilettes, jusqu'à un cabinet.

« Tu pisses assis ? », lui lançai-je. Il n'osa pas me répondre.

 

Au fil du temps, je compris qu'il y avait deux sortes de gamins. Les effrontés qui prenaient eux-mêmes mes mains pour les glisser sous leur pyjama, et les peureux avec qui il fallait de longues discussions avant de pouvoir effleurer la nuque ou la cheville.

Je préférais de loin ces derniers, tellement délicieux, fondants, irrésistibles. Leurs tremblements me surexcitaient.

Et pour entretenir leur superbe peur, je leur racontais la légende du croque-quenottes.

 


© Nico Bally – 2009.

Tous droits réservés.

Direction littéraire de la série : Daniel Conrad & Pascal Françaix.


de  Nico Bally


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QUI GARDE LES GARDIENS ? 

 

Nico Bally a publié une multitude d'histoires étranges sur divers supports, du webzine à l'anthologie, en passant par le livre photo-musical.

Après avoir sillonné les villes les plus exotiques et palpitantes du globe (Dunkerque, Manchester), il vit aujourd'hui à Lille où il fête tous les jours son non-anniversaire (trente ans tout rond) avec un lapin gay, une chatte blanche déguisée en chatte noire, et la fée Clochette.

En marge de l'écriture, il travaille comme contrôleur de contenu pour Recisio Music malgré de longues études en sciences, informatique et philosophie. Il respecte les lois du TATBAR (Touche À Tout, Bon À Rien) en s'adonnant à la photographie naïve, la musique noise-ambiant expérimentale, les courts-métrages DIY, l'auto-pornographie, le rot tonal et la peinture sur vélo.

Pour Les Toiles Roses, il élargit ses univers fantastiques-oniriques en développant les thèmes LGBT qu'il avait trop souvent mis de côté.



 

Je fis la grimace quand le Père Damus entra dans mon bureau.

« Non ! » lui dis-je avant même qu'il n'ait eu le temps d'ouvrir la bouche.

Il afficha aussitôt une mine boudeuse.

« Voyons, vous êtes le meilleur.

— Je suis détective ! répondis-je. Pas guerrier-exorciste…

— Mais cette mission sera différente. Je vous promets que ça ne se passera pas comme la dernière fois... »

Un flash me ramena quelques mois en arrière : un gamin possédé par une centaine de démons, des vomissures de sang, des cicatrices dessinant des pentacles...

Le whisky n'avait pas guéri mes blessures.

« Je choisis mes clients. Et je préfère enquêter sur les époux infidèles que sur vos diables.

— On ne vous demande qu'un repérage… » répondit le Père Damus en plaçant un dossier cartonné sur mon bureau.

Il attendit quelques secondes, puis ajouta sur les documents une liasse de billets.

« Vous aurez le double lorsque nous recevrons votre rapport. »

Il y avait là de quoi prendre des vacances pendant presque un an.

J'ouvris le dossier, par pure curiosité.

Il contenait un plan de la ville, avec plusieurs ronds rouges ici et là. La plupart étaient petits, éparpillés. Mais à un point précis, ils s'accumulaient pour former une grosse grappe.

« Nous avons fait réaliser une analyse des activités magiques du diocèse, m'expliqua le Père Damus. Nous sommes en train de vérifier les différents marquages. C'est ça qui nous inquiète. »

Et bien sûr il pointa de l’index la masse de gros points rouge sang.

« Tout le reste est sous contrôle, ou le sera bientôt, précisa-t-il.

— J'imagine que cette grosse framboise signifie que l'activité magique est inhabituellement intense.

— Cela pourrait être un nid de démons, ou un conflux sorcier.

— Un con-quoi ? Vous voulez que j'aille voir, c'est ça ?

— Exact.

— Et pourquoi moi ? Vous n'avez pas des équipes pour ça ?

— Le lieu... Regardez mieux la carte. »

Je repérai la rue, et l'emplacement approximatif du numéro.

« Y'a quoi là ? demandai-je.

— Un sauna gay. »

Le Père semblait terrifié, comme s'il avait dit : « La Bouche de l'Enfer ».

Voilà pourquoi ils avaient besoin de moi. Leurs équipes étaient prêtes à s'enfoncer dans les grottes les plus sombres et maléfiques, mais jamais elles n'oseraient enquêter dans un tel endroit de perdition.

« Je fais le tour, et je vous dis ce qui cloche, c'est tout ?

— Oui. Un simple repérage. Nous verrons plus tard pour les mesures à prendre.

— Et si un truc m'attaque, je fuis ? Plus question d'expulser les présences surnaturelles ou de vous ramener l'orbe de je-ne-sais-quoi ?

— Un simple repérage… » confirma le Père.

Je pris le dossier et l'argent, en signe d'assentiment.

Le Père plaça alors sa main sur la mienne, et lança sur un ton dramatique : « Mais prenez garde ! Rien n'est plus contagieux que le péché ! »

Me disait-il cela pour les démons ou pour les gays ?

 

Le sauna était caché au fond d'une petite ruelle, encadré par deux boutiques, en plein centre ville. On voyait les habitués s'y engouffrer discrètement. Une simple enseigne et un jeune homme à l'entrée, derrière un guichet classique. Seuls les flyers déposés devant la porte, et les annonces des soirées thématiques, faisaient comprendre que ce sauna n'était pas… familial.

Je demandai une entrée, en précisant que je venais pour la première fois. Le jeune homme me donna une clef de casier et une serviette.

« Vous ouvrez tôt, fis-je remarquer.

— De midi à minuit, tous les jours. Et il y a du monde dès l’ouverture.

— J'aurai pensé que c'était un commerce de nuit...

— Oh non, on n'est pas dans une discothèque. »

Les casiers se trouvaient juste à l'entrée. Deux hommes étaient en train de se déshabiller. Les vestiaires semblaient bien inutiles là où faire son timide ne menait à rien.

Je déglutis un peu bruyamment. J'avais assez fréquenté les salles de sport dans ma jeunesse pour pouvoir me dénuder devant des inconnus sans m'émouvoir. Mais la lumière tamisée et l'air moite me mettaient mal à l'aise.

Je devais me concentrer sur la mission. Une fois la serviette passée autour de la taille, je m'avançai dans la salle centrale où se trouvait un petit bar.

Le guichetier me désigna un client.

« Il peut vous faire visiter, si vous le voulez. »

L'homme était en train de boire un Coca, assis sur un tabouret. Assez gros, le nez un peu aplati, il me sourit gentiment en voyant mon air un peu effrayé.

Je lui tendis la main.

« Je suis Harry, dis-je.

— C'est votre vrai nom ? Ah, peu importe. Appelez-moi Aziz. Ici on ne donne pas forcément nos vrais noms. On ne parle pas non plus de religion ou de politique. »

Il me serra la main en riant. Je me serais baladé en costard-cravate que j'aurai eu l'air moins ridicule.

« Jolis tatouages ! » ajouta-t-il en m'entraînant vers la seconde salle.

Ma mission d'exorcisme m'avait poussé à recouvrir mon corps d'arabesques cruciformes, de talismans et autres formules protectrices. Et accessoirement, c'était effectivement assez beau.

Après le bar il y avait un jacuzzi et des douches. Un téléviseur diffusait un film porno. Trois hommes, dans l'eau bouillonnante, le regardaient d'un air blasé, voire ennuyé.

Puis il y avait le sauna lui-même, envahi par la vapeur. On n'y distinguait que quelques silhouettes.

Je vis un homme en peignoir, et demandai si cela avait une signification particulière.

« Non, il est juste un peu pudique. Il doit être là uniquement pour regarder. »

Nous montâmes ensuite un escalier qui menait aux cabines.

« Tu peux venir ici avec quelqu'un, m'expliqua Aziz. Ou t'y installer seul en espérant qu'on passe devant et qu'on ait envie d'entrer... »

Celle devant laquelle nous passions était justement occupée par un quinquagénaire, couché sur le dos, qui nous jeta un regard implorant.

« Ça semble triste. Attendre là qu'on intéresse quelqu'un...

— Mais parfois on a de bonnes surprises, répondit Aziz. Il y a quelques bons samaritains, qui passent ici uniquement pour donner du plaisir, sans se soucier de l'âge ou de l'apparence.

— Et ça n'est pas dangereux comme système ? Je veux dire, les cabines peuvent être fermées...

— Elles s'ouvrent assez facilement de l'extérieur, et il y a un jour d'une dizaine de centimètres. De toute façon les clients sont respectueux. Tout le monde ici est d'une sage douceur. »

Il semblait le regretter.

« Voilà, nous avons fait le tour. Qu'en dis-tu ? Tu veux qu'on... qu'on aille dans une cabine ?

— Euh... Non.

— OK. Pas de problème. Je te laisse te promener.

— Attends, il y a quoi après ? Ça me semble moins éclairé, par là...

— Ce sont d'autres cabines, mais avec moins de lumière. Juste pour ceux qui préfèrent ne pas être vus trop distinctement. »

Tout était fait pour qu'on puisse être laid.

Pourtant les clients se promenaient, jetaient un œil dans les cabines occupées, passaient du sauna au jacuzzi, du jacuzzi aux cabines, comme un tour de garde monotone et incessant, sans jamais se réunir. Ils semblaient tous chercher quelque chose d'inaccessible.

Je me demandais s'ils étaient tous là, comme moi, seulement pour visiter, ou si les choses fonctionnaient toujours ainsi.

Je m'étais attendu à découvrir une orgie d'hommes jeunes et musclés. Je me retrouvais entouré de personnes timides et banales, qui oscillaient entre ennui et mendicité amoureuse.

Mais rien de magique ou de démoniaque ici.

Mon corps entretenu et tatoué me valut quelques regards insistants, mais je sortis du sauna sans qu'aucun client ne tente autre chose qu'un sourire.

J’étais prêt à écrire mon rapport pour le Père Damus.

 

Il était minuit passé ; j'avais fini ma bouteille, et l'écriture du rapport traînait…

Je savais que le Père Damus me le refuserait. Je n'avais rien trouvé. Ça n'était qu'un sauna libertin pour homosexuels. Rien de démoniaque là-dedans.

Alors pourquoi avaient-ils détecté autant d'activités magiques ?

Je repensai au cas désastreux sur lequel le Père Damus m'avait fait travailler la dernière fois : l'exorcisme. Ce qui m'avait frappé en premier, c'est que cela s'était passé dans une chapelle. Une belle chapelle de campagne qui semblait bien innocente la journée, mais qu’occupaient les démons la nuit venue.

C'était ça ! C'était sûrement ça. Le sauna fermait à minuit. Que s'y passait-il ensuite ?

Je pris ma veste, ma bouteille vide, et y retournai.

 

Je m'installai sur un banc, la tête enfoncée entre mes épaules, la bouteille à la main. J'avais ainsi l'air d'un clochard commençant sa nuit. Ce rôle m'allait à la perfection.

Et bien sûr, du coin de l'œil, j'observais l'entrée du sauna.

Tout comme en journée, des silhouettes s'y glissaient.

Le guichet était fermé. Les clients nocturnes utilisaient un code, une suite de toc-toc-toc assez musicale qui faisait office de laissez-passer.

J'en laissais entrer deux, puis me présentai à la porte et tapai la même mélodie avec mon index.

On m'ouvrit.

C'était le guichetier qui m'avait accueilli l'après-midi, mais par chance il me regarda à peine. Visiblement épuisé, il se contenta de me tendre une serviette et une clef. Pensant qu'on pourrait me repérer à cause des tatouages, je demandai un peignoir.

J'avais bien fait. Trois hommes se déshabillaient devant les casiers. Sauf que ça n'était pas des hommes.

Ils ne possédaient pas de nombril. Ni de tétons. Pas plus que d'organes génitaux ; une peau lisse couvrait leur entrejambe. Et surtout, surtout, ils arboraient chacun une paire d’ailes !

Des ailes blanches, comme celles des colombes, mais à dimension humaine.

Comme je les dévisageais, ils me regardèrent d'un air las. Je détournai la tête, et commençai à enlever mes vêtements. J'attendis qu'ils soient tous passés au bar pour enfiler rapidement mon peignoir.

Le Père Damus se trompait complètement. Il n'y avait aucun démon ici, seulement des anges.

 

Dans l'établissement, tout se passait comme dans la journée : un ange assis au comptoir sirotait un thé glacé, deux anges barbotaient dans le jacuzzi, mais le téléviseur était éteint.

J'entrai dans la cabine à vapeurs pour y réfléchir. J'avais l'air fin avec mon peignoir dans ce lieu étouffant.

Je pensais y être seul lorsqu'une voix me fit sursauter.

« Tu es sur une mission difficile ?

— Euh...

— Moi je bosse sur cette fille, tu vois. Courageuse, et tout. Elle est passée par des trucs pas marrants, mais à chaque fois elle se relève. Je suis assez fier.

— Oh, c'est bien, répondis-je en tentant de ne pas bafouiller.

— Tu ne veux pas me parler de ta mission ?

— Eh bien... Pas tout de suite.

— Pas de problème. La fille dont je m'occupe, elle a changé de boulot. C'est un peu grâce à moi. Si tu savais ce qu'elle endurait... C'est rien par rapport à ce qu'on connaît, mais quand même, heureusement qu'on veille sur eux.

— Euh... oui.

— Bon, je te laisse. »

Je vis la silhouette ailée disparaître au milieu du brouillard moite.

Mais qu'est-ce que c'était que ce truc ? Un sauna pour anges gardiens ?

Une autre silhouette émergea de la brume et s'adressa directement à moi.

« Tu ne devrais pas être là.

— Quoi ? Comment ? Je...

— Je sais que tu viens en paix. J'irai parler au Père Damus, continua la voix. J'espère qu'il comprendra.

— Vous... Vous savez pourquoi je suis ici ?

— Je lis dans ton esprit. N'aie pas peur, je ne veux que ton bien.

— Mais que se passe-t-il ici ?

— Nous venons nous y reposer. Nous cherchons aussi un peu de tendresse. Certains d'entre nous sont sur des missions particulièrement difficiles…

— De la tendresse ? Mais vous n'êtes... vous n'avez pas...

— Nous sommes asexués, oui. Mais on peut quand même s'embrasser, s'enlacer, se caresser... Tu n'as rien connu si tu n'as jamais fait l'amour sans pénétration. »

Je me sentis soudainement très gêné.

« Rentre chez toi, me souffla l'ange. Inutile de rendre ton rapport. Tu seras payé, je m'en charge.

— D'accord. Merci. »

J'avais les idées embrouillées. Quelque chose en moi regrettait de ne pas avoir eu à me battre contre des démons cruels. J'aurais sûrement préféré un bain de sang plutôt que de croiser ces créatures tristes, fatiguées, qui nous protègent toute la journée, et viennent réclamer un peu d'amour la nuit tombée.

L'ange ne me raccompagna pas. Il resta au milieu de la vapeur, préférant sans doute que je ne distingue pas les traits de son visage.

« C'est moi qui veille sur toi, pas l'inverse » conclut-il.

Et je me demandai soudain avec tristesse :

Et lui, qui veille sur lui ?

 

© Nico Bally – 2010.

Tous droits réservés.

Direction littéraire de la série : Daniel Conrad & Pascal Françaix,

avec l'aide de Gérard Coudougnan.


Lire les précédents petits contes


de  Nico Bally

 

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LE PALAIS DE LA COCHONNERIE

 

Nico Bally a publié une multitude d'histoires étranges sur divers supports, du webzine à l'anthologie, en passant par le livre photo-musical.

Après avoir sillonné les villes les plus exotiques et palpitantes du globe (Dunkerque, Manchester), il vit aujourd'hui à Lille où il fête tous les jours son non-anniversaire (trente ans tout rond) avec un lapin gay, une chatte blanche déguisée en chatte noire, et la fée Clochette.

En marge de l'écriture, il travaille comme contrôleur de contenu pour Recisio Music malgré de longues études en sciences, informatique et philosophie. Il respecte les lois du TATBAR (Touche À Tout, Bon À Rien) en s'adonnant à la photographie naïve, la musique noise-ambiant expérimentale, les courts-métrages DIY, l'auto-pornographie, le rot tonal et la peinture sur vélo.

Pour Les Toiles Roses, il élargit ses univers fantastiques-oniriques en développant les thèmes LGBT qu'il avait trop souvent mis de côté.



Vous avez peut-être déjà entendu parler de Mister Queer ?

C'est un étrange personnage. À la fois fier et discret. On prétend qu'il a subit une transformation magique. A-t-il été piqué par une araignée mutante ? A-t-il bu une potion mystérieuse ? Récité une formule antique ? Baigné dans un fluide radioactif ?

Peu importe ! Il est capable de détecter la détresse, et utilise ce pouvoir pour venir en aide à ceux qui en ont besoin.

C'est ainsi qu'il se retrouva chez Benoît. Celui-ci semblait être absent. Et pourtant, Mister Queer entendait son appel. Plus étonnant encore, un cochon groingroingnait dans sa chambre.

« Que fais-tu là, petit cochon ? lui demanda Mister Queer.

Scrounch ! Scrounch ! » répondit l'animal.

À sa grande surprise, notre héros comprit ce que signifiaient ces groingroingnements : « Aidez-moi ! »

Car il s'agissait bien là de Benoît, transformé en porc bien malgré lui.

Et dans le coin de la pièce, une autre lamentation se fit entendre. On aurait dit le bruit d'une cascade molle, le son d'une neige lentement vomie par une fraise géante. Et de même, cela signifiait : « Aidez-moi ! »

Se retournant vers ce bruit étrange, Mister Queer vit une silhouette humaine composée de gélatine rougeâtre.

Il avait beau être un super-héros, Mister Queer eut besoin de reprendre son souffle.

Comme il pouvait communiquer avec l'animal et la chose, il commença par les calmer, puis essaya de comprendre ce qui s'était passé.

Benoît avait porté un simple masque de cochon. Puis il avait recouvert Barthélémy – son partenaire – d'une couche de confiture destinée à être léchée avec sensualité.

Malheureusement pour les deux amants, l'un s’était transformé en vrai cochon et l'autre une masse de confiture vivante.

« Voilà qui est inhabituel ! » commenta Mister Queer lorsqu'il ressentit, au lointain, un autre appel de détresse.

« C'est pourtant de la confiture faite pour ! » se lamenta le cochon en groingroingnant de plus belle.

Le super-héros lui demanda ce qu'il entendait par là. L'animal désigna du groin un petit pot. Il était vendu en sex-shop. L'étiquette précisait : « Confiture sexuelle, à étaler puis lécher. Ne pas utiliser comme lubrifiant, ne pas utiliser comme ingrédient. » Sur le couvercle, un autocollant rose : « Le Palais de la Cochonnerie ».

Mister Queer – après avoir fait promettre à Benoît de ne pas dévorer l’appétissant Barthélémy – laissa là les deux amants, puis vola au secours du second appel.

 

En arrivant chez Aurélie, il découvrit une nouvelle scène hors du commun. Aurélie tentait de comprendre ce qui lui était arrivé, tandis que son partenaire pleurait, enroulé dans les draps tirebouchonnés.

« Mais arrête de pleurnicher ! » commanda la demoiselle.

Voyant arriver Mister Queer, elle l’assura avec véhémence qu'elle était bien une femme. Car entre ses longues jambes fuselées se dressait un organe noir turgescent et vigoureux.

« Je sais, je sais, répondit-il. Vous avez aussi subi une transformation.

Comment le savez-vous ? hoqueta Aurélie.

J'ai des super-pouvoirs ! Dites-moi, qu'étiez-vous en train de faire ?

J'ai... J'ai juste enfilé un harnais. Vous savez… un gode-ceinture...

Et vous n'avez rien fait d'autre ?

Je l'avais à peine enfilé qu'il se changeait en vraie bite ! »

La boîte gisait à côté du lit. On pouvait y lire le nom du vendeur : « Le Palais de la Cochonnerie ».

« Comme la confiture ! s’écria Mister Queer.

Je vous demande pardon ?

Où l'avez-vous acheté ?

Au nouveau sex-shop, Le Palais de la Cochonnerie. C'est à côté de la gare... »

Aurélie n'eut pas le temps de terminer sa phrase, Mister Queer s’était déjà évaporé.

 

Tout venait du sex-shop. Il était prêt à parier que le masque de cochon y avait été acheté aussi.

La boutique était rose bonbon, l'enseigne au néon rouge ne clignotait pas.

Le propriétaire fermait le rideau de fer lorsque Mister Queer arriva.

« Il va falloir revenir demain, Monsieur...

Non, attendez ! »

Le super-héros sentit que quelque chose clochait chez cet homme. Il semblait bien trop froid, trop méprisant, et même trop élégant, pour ce genre de commerce. On l'aurait plutôt vu tenir une chocolaterie, ou vendre des costumes sur mesure.

« Qui êtes-vous ?

Ethan Rayne, le propriétaire. Et vous ? »

L'homme reculait lentement vers l’intérieur de son magasin ; il semblait préparer un mauvais tour.

« Vous avez compris que je ne suis pas un client… » déclara Mister Queer en s'avançant avec précaution.

Mais il était trop tard. Ethan prononça une formule, et soudainement toutes les poupées gonflables de la boutique se jetèrent sur le super-héros !

Par petits bonds, dans un grand chœur de bruits grinçants de plastique maltraité, elles s'approchèrent de lui, leurs gueules rouges grandes ouvertes, leurs bras mous tendus telles des zombies de latex.

« Des femelles factices ne peuvent rien contre Mister Queer ! »

Celui-ci se dandina en fredonnant un air disco, et les poupées, comprenant qu'elles n'avaient aucun pouvoir sur lui, se dégonflèrent.

Mister Queer saisit alors un fouet à paillettes, et le claqua en direction du gérant.

« Alors c'est ça ? Vous animez vos jouets pour torturer la ville !

Tous ces pervers n'ont que ce qu'ils méritent ! jura Ethan.

Vous êtes le seul pervers que je vois ici ! »

Un nouveau sortilège, et une armée de petits canards vibra en direction du super-héros.

Celui-ci leur lança toutes les bites en plastique qui lui tombèrent sous la main. Puis il balança une laisse cloutée en direction du gérant démoniaque.

« Je vous aurai ! »

Il l'attrapa au deuxième essai.

Mais comment briser les sorts ?

Un geste trahit Ethan. Il jeta, malgré lui, un regard inquiet vers une petite idole, une statuette cernée de cierges phalliques sur un autel arc-en-ciel.

« Tu as pactisé avec le démon ! » jura Mister Queer.

Retenant le sorcier prisonnier de la laisse, il l'enjamba pour aller éteindre les cierges, et faire tomber la sculpture de sa mini-chapelle. Elle représentait une sorte de dieu androgyne dont les tétons se prolongeaient en deux serpents entrelacés.

Mais Mister Queer sentit que le sortilège agissait encore ; les appels de détresse se multipliaient partout dans la ville.

« Comment tout arrêter ? ordonna-t-il à Ethan.

Plutôt crever ! » répondit l’autre.

Le super-héros tira sur la laisse, fouetta le sorcier. En vain ! Celui-ci semblait même en retirer un certain plaisir. Il riait comme un dément.

« Mais tu aimes ça ! »

Le sorcier s'était mis à quatre pattes ; il tirait sur sa laisse en la mordillant.

Mister Queer pensa alors à la plus vieille méthode qui soit pour calmer les ardeurs sexuelles.

Il attacha la laisse à un pied de table, et se dirigea vers un lavabo qu'il avait repéré dans l’arrière-boutique.

Lorsqu'Ethan le vit remplir un seau d'eau glacée, il hurla : « Non ! ». Mais il était trop tard, le super-héros revenait.

Il balança l'eau sur la statuette, et entendit un sombre crépitement, comme un incendie étouffant sous la vague d’eau lâchée d’un Canadair.

Il sut alors que le masque de cochon, la confiture et le harnais étaient redevenus de simples accessoires sexuels inoffensifs.

Ethan disparut sans que Mister Queer s'en aperçoive. C’était fort contrariant.

Il laissait derrière lui sa statuette maléfique. Les tétons-serpents de celle-ci s'étaient rétractés, et la divinité plaçait une main devant son sexe, tandis que l'autre barrait et cachait sa poitrine…


© Nico Bally – 2010.

Tous droits réservés.

Direction littéraire de la série : Daniel Conrad & Pascal Françaix,

avec l'aide de Gérard Coudougnan.


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de  Nico Bally

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NEFERTITI ONE

 

Nico Bally a publié une multitude d'histoires étranges sur divers supports, du webzine à l'anthologie, en passant par le livre photo-musical.

Après avoir sillonné les villes les plus exotiques et palpitantes du globe (Dunkerque, Manchester), il vit aujourd'hui à Lille où il fête tous les jours son non-anniversaire (trente ans tout rond) avec un lapin gay, une chatte blanche déguisée en chatte noire, et la fée Clochette.

En marge de l'écriture, il travaille comme contrôleur de contenu pour Recisio Music malgré de longues études en sciences, informatique et philosophie. Il respecte les lois du TATBAR (Touche À Tout, Bon À Rien) en s'adonnant à la photographie naïve, la musique noise-ambiant expérimentale, les courts-métrages DIY, l'auto-pornographie, le rot tonal et la peinture sur vélo.

Pour Les Toiles Roses, il élargit ses univers fantastiques-oniriques en développant les thèmes LGBT qu'il avait trop souvent mis de côté.

 

 

Extraits du journal de bord d'Elena Kirlian, passagère du Kobna5a.

 

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Ça enregistre ? OK. Ils auraient pu mettre un voyant rouge, un truc.

Bon, ça enregistre.

J'ai négligé le carnet de bord un peu trop longtemps. SysTem me demande de m'y remettre. Donc me voilà.

Je n'ai rien de plus à dire qu'au début du voyage. Je suis sensée parler de mon mal. Sous-entendu « mal de l'espace », j'imagine. De toute façon, ici, il n'y a que l'espace. Cinq ans qu'il n'y a que ça, le vide, des étoiles lointaines, et ma petite capsule, la fière Kobna5a qui me parle, me fait jouer, m'activer, me nourrit, éjecte mes déchets, et surtout me voit dormir douze heures par jour. Une capsule révolutionnaire qui doit être aujourd'hui obsolète sur Terre.

Comment parler de la solitude ? Surtout quand on y est encore ?

J'imagine mon avenir. Je me dis que je rirai plus tard de cette période, de ces années dans le rien. Mais plus le temps passe, plus il devient difficile d'imaginer autre chose qu'un infini noir et froid.

Si haut dans le ciel, plongée dans un coton sans fin... L'idée même de désert est transcendée pour s'annuler.

Voilà, je perds la boule.

Rien de grave, rien d'imprévu.

Je savais à quoi je m'engageais. Encore six ans comme ça et j'aurai la retraite la plus dorée qui soit. À peine trente ans et je serai la riche privilégiée, payée à vie pour n'avoir rien foutu d'autre pendant onze ans qu'être catapultée dans l'espace pour trois vérifications qu'un robot est incapable d'accomplir. Et je raconterai ça en riant, j'en suis convaincue.

Si ça se trouve, à mon retour, ils les auront conçus les robots assez balaises pour prélever quatre plantes et deux rochers et les ramener chez nous sans se perdre entre deux comètes.

Mais pour l'instant, c'est un boulot d'humain, enfin d’humaine dans mon cas... De bons à rien prêts à sacrifier onze ans de vie d'un coup plutôt qu'une quarantaine d'heures par semaine jusqu'à la ménopause. Ça me va. Mais c'est dur, ça devient long.

Rien de grave.

 

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J'abuse un peu trop du caisson de résurrection.

Oui, je sais. SysTem me l'a fait remarquer plusieurs fois. « Le caisson ne sert qu'à guérir des blessures et des maladies. » Bla bla bla...

Mais j’y peux rien, j'y vais quand j'ai un coup de blues. Y'a rien à remettre à neuf, mais j'en ressors plus fraîche quand même. C'est comme d'aller pisser quand y'a rien à pisser, mais on se sent plus tranquille après. Ou la douche quand on se sait propre. Enfin bon.

SysTem m'a dit de ne pas abuser. Ça pompe l'énergie du vaisseau. J'aurai l'air fine si on se prend une météorite et que je viens d'épuiser le caisson avec mes régénérations à vide.

Je regarde un peu l'espace. Même après cinq ans, je ne m'en lasse pas.

Je me suis mise à la poésie, mais je ne l'écris pas pour l'instant, je fais ça à l'oral, comme le carnet de bord, sauf que j'enregistre pas.

SysTem a cru que je m'adressais à lui, hier. Je disais quelque chose comme : « L'enfant immatériel emprunte souvent les chemins fleuris sans fouler toutefois les jours à venir. » Et cet abruti de SysTem qui me demande de répéter ma question !

Ça me fait du bien d'avoir un vaisseau rationnel avec qui parler, mais un interlocuteur ayant le sens de l'humour et de la poésie ne serait pas de trop.

Si un ingénieur écoute mon carnet, qu'il le prenne en note : sens de l'humour et de la poésie ! C'est vital.

Parce que les amis virtuels du « module ludique » sont plutôt limités, pour ne pas dire débiles.

Bon, c'est l'heure de faire mes exercices.

 

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SysTem a repéré un objet. D'ici, on dirait une dalle épaisse… ou une brique immense.

On saura ce que c'est dans deux jours, on fait cap vers lui.

D'après SysTem, ça ne peut pas être un vaisseau abandonné. Mais il lui arrive de se tromper. Il a déjà cru voir une comète nous foncer dessus, et finalement rien, rien de rien...

J'ai évoqué la possibilité d'un appareil extra-terrestre, et il m'a rappelé que les humains étaient définitivement seuls dans l'univers. Le pauvre est incapable de rêver.

 

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L'objet est là ! C'est dingue !

C'est une femme !

Dans un cercueil…

Ou plutôt un sarcophage ?

Un sarcophage de verre…

Une Belle au Bois Dormant de l'espace ?

C'est écrit « Nefertiti One » dessus. Je répète en articulant N.E.F.E.R.T.I.T.I… O.N.E... On dirait le titre d'une chanson.

Elle est superbe, tellement bien momifiée qu'elle semble seulement endormie.

Mais elle est bien morte. Depuis plus d'un siècle, apparemment.

SysTem a analysé la signature gravée sur le sarcophage : « Innovative Icon Laboratoires ».

Ces abrutis sont les premiers industriels à avoir lancé quelque chose de non-scientifique et de non-rentable dans l'espace. Ils ont envoyé une femme pour démontrer aux extra-terrestres comme l'humanité est belle.

Des dingues !

Je ne sais pas si cette femme était volontaire ; s'ils ont attendu qu'elle meurt, ou si elle a été tuée pour ça. Elle semble avoir une trentaine d'années… à peine…

La conquête de l'espace avait tout juste commencé que ces idiots balançaient un cercueil chromé vers les étoiles, en espérant être les premiers à s'adresser aux extra-terrestres.

Quelle réaction on aurait eu, sur Terre, si on était tombé sur un cadavre de femelle alien tentaculaire ?

De la folie, bordel !

Je n'arrive pas à détacher mon regard de son visage. Des paupières closes sur le plus profond des sommeils qui soit.

Elle a les cheveux coupés courts, noirs. Son corps est parfait, comme sculpté dans le marbre. Elle est nue.

SysTem m'a demandé de la renvoyer (enfin de L’ÉJECTER !) dans l'espace, sous prétexte qu'elle était légalement la propriété d'une agence débile qui a sûrement fermé ses portes il y a des années ! Ou des dizaines d’années !

Quel con ce SysTem ! Je l'ai ignoré. Il ne peut pas la renvoyer sans mon aide, de toute façon. Pour l'instant je la garde.

 

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J'ai eu du mal à dormir. Je me suis relevée pour me rafraîchir… Ouais, bon, dans le caisson de résurrection, j’avoue…

C'est là que j'ai eu l'idée, la grande et meilleure idée : RESSUSCITER NEFERTITI ONE !

SysTem a fait son rabat-joie, comme d'habitude. Soi-disant que le cerveau est mort depuis trop longtemps… Et que même si le cœur peut (théoriquement) battre à nouveau, je n'obtiendrai qu'un légume... Et bla bla bla… Bla bla Bla…

Rien à foutre, ça vaut le coup d'essayer.

J'ai brisé le verre du sarcophage et j’en ai sorti Nefertiti. Son corps est lourd et flasque. Une impression de vide, de rien… Comme l’espace.

Je l'ai placée dans le caisson. Et merde à SysTem !

Sa peau a reprit quelques couleurs. Je ne m'étais pas rendu compte à quel point elle était… euh… grise ?

Mais toute l'énergie du caisson s'est épuisée sans pouvoir la ranimer.

Je dois maintenant attendre neuf heures avant que le caisson puisse fonctionner à nouveau.

Après plusieurs passages, elle respirera peut-être…

SysTem ! Ta gue…

[END]

 

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SysTem devient insistant ! Si Nefertiti revenait à la vie, nous serions trop à l'étroit. Le vaisseau ne peut fournir de l'oxygène et de la nourriture que pour une personne. L'écosystème interne s'épuiserait au bout de vingt-huit jours en cas, je cite, « d'invité surprise ».

Je dois choisir entre la renvoyer dans l'espace, ou tenter de la ranimer pour qu'elle meurt avec moi dans une trentaine de jours.

La deuxième résurrection n'a pas fonctionné.

 

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SysTem pense que je suis malade, que je devrais le laisser m'endormir un moment, puis suivre un programme spécialement dédié via le module ludique.

Je l'ai envoyé chier direct ! La troisième résurrection a fonctionné. Nefertiti respire.

Elle n'a pas encore ouvert les yeux, mais son cœur bat, elle respire. C’est ténu, presque imperceptible.

Je l'ai étendue sur la couchette. Je vais dormir un peu avec elle.

 

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J'ai avoué à SysTem que j'étais amoureuse.

Je ne sais même pas si c'est vrai.

Il m'a répondu que j'étais malade.

Malade.

J'ai pas envie de guérir.

J'suis pas malade.

Juste un peu fatiguée. J'ai du mal à me reposer avec Nefertiti juste à côté.

 

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Elle a ouvert les yeux.

J'en suis presque sûre.

Je l'ai regardée en souriant.

Elle semble très fatiguée.

Elle m'a légèrement sourit, je crois, puis s'est rendormie.

J'essaie de dormir aussi.

 

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J'ai éteint le son.

SysTem ne cessait de beugler des ordres en boucle.

Malade… malade… malade…

Il me parle via l'écran.

Je ne le regarde plus.

Je nourris Nefertiti.

Je l'ai lavée.

J'essaierai de lui faire faire quelques exercices quand elle tiendra debout.

Si elle y arrive.

Elle me regarde avec douceur.

Je ne suis pas malade.

La preuve ?

Je me sens ramollir dès qu'un sourire commence à se dessiner sur son visage.

Il faut parfois que je regarde longtemps pour le voir, mais je le vois… son sourire, vraiment.

 

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On dort, on mange, on se lave, on joue.

J’en suis sûre.

Je lui parle, elle m'écoute attentivement.

Je ne sais pas si elle me comprend.

Elle est encore malade…

 

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J'ai l'impression de vivre un rêve...

Je me rends compte seulement maintenant que je vais mourir dans quelques jours...

Je n'ai jamais été aussi heureuse...

Avec elle.

 

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SysTem disjoncte.

Il est malade.

Alarmes.

 

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Ce sont sûrement mes derniers mots.

Je ne sais pas quoi dire.

Nous allons mourir.

Toutes les deux.

Elle était déjà morte.

Avant ?

Maintenant ?

Plus que quelques heures.

Manque d'oxygène.

Mollassonnes.

Malades ?

Moi ?

Moi et elle ?

Je me sens... coupable.

Adieu ?

 

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Des larmes de joie.

Elle… bouge… plus…

Malade ?

Moi… J’aime… Je vais…


© Nico Bally – 2010.

Tous droits réservés.

Direction littéraire de la série : Daniel Conrad & Pascal Françaix,

avec l'aide de Gérard Coudougnan.


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de  Nico Bally

 

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MON DERNIER PREMIER BAISER

 

Nico Bally a publié une multitude d'histoires étranges sur divers supports, du webzine à l'anthologie, en passant par le livre photo-musical.

Après avoir sillonné les villes les plus exotiques et palpitantes du globe (Dunkerque, Manchester), il vit aujourd'hui à Lille où il fête tous les jours son non-anniversaire (trente ans tout rond) avec un lapin gay, une chatte blanche déguisée en chatte noire, et la fée Clochette.

En marge de l'écriture, il travaille comme contrôleur de contenu pour Recisio Music malgré de longues études en sciences, informatique et philosophie. Il respecte les lois du TATBAR (Touche À Tout, Bon À Rien) en s'adonnant à la photographie naïve, la musique noise-ambiant expérimentale, les courts-métrages DIY, l'auto-pornographie, le rot tonal et la peinture sur vélo.

Pour Les Toiles Roses, il élargit ses univers fantastiques-oniriques en développant les thèmes LGBT qu'il avait trop souvent mis de côté.

 

 

Quand je n'avais pas encore trente ans, je m'amusais déjà à ressasser plein de souvenirs : le lycée, les soirées, les flirts...

Quel idiot j'étais. La jeunesse doit être vécue pleinement, car une fois vieux on a tout le temps pour le souvenir, on n'a plus le temps que pour ça.

Encore que... ma mémoire s'étiole... Mes histoires de lycée, je n’en ai plus qu'une ou deux, et une impression générale qui est probablement faussée par le temps.

Tout ça pour dire que je passe mon temps à trier mes vieilles histoires plutôt qu'à en vivre de nouvelles. Quand vous aurez comme moi passé la retraite depuis dix ans, vous comprendrez ce que je veux dire.

Et hier soir j'ai repensé à mes baisers, je les ai triés, classés. Le premier, je m'en souviendrai toujours, évidemment. Mais le deuxième est déjà oublié. Sûrement parce qu'il était partagé avec le même compagnon.

Le deuxième premier est donc plus facile à mémoriser. Je veux dire par là la deuxième fois que j'embrassais une personne pour la première fois.

Je n'étais pas le plus beau, mais je savais m'entretenir. Il suffit de faire un peu de sport, se tenir au courant de la mode sans sombrer dans l'extrémisme, écouter les bons conseils, et tout essayer...

J'ai donc eu quelques « conquêtes » respectables. Je ne saurais pas vous dire combien, même si le nombre ne doit pas être si extravagant que ça. Je n'étais pas le Casanova du coin, alignant les coups d'un soir avec une facilité déconcertante. Il me fallait du temps pour séduire, et j'aimais souvent revoir mes amants, sans pour autant chercher une relation sérieuse.

Mais l'âge aidant, les rencontres se firent de plus en plus rares.

Qui était celui que j'avais embrassé pour la dernière fois ? Oh, je m'en souviens ! Depuis quelques temps, à chaque nouvel amant, je me disais que ça serait sûrement le dernier, que j'étais déjà trop vieux pour le mériter.

Et pour celui-là, j'ai eu raison. Il faut forcément un dernier.

Mais de notre premier baiser, je n'ai étrangement aucun souvenir. Comme si à force ils perdaient de leur éclat.

Pourtant je sais que ça n'était pas le cas. Certains premiers baisers n'avaient que peu de saveur, mais quand ça fonctionnait, c'était superbe. Ça aurait dû rester dans ma mémoire.

Voilà.

Voilà pourquoi je me suis remis à pleurer bêtement, hier soir, chez moi, incapable de me rappeler de mon dernier premier baiser, échangé il y a trop longtemps.

On devrait mourir juste après. À quoi ça sert de rester, si on n'embrasse plus personne ? Et qui voudrait de moi maintenant ? Je ne suis même pas sûr de pouvoir embrasser sans baver partout ou sans que mon cœur s'affole au point de déraper.

Triste soirée. Jusqu'à... Jusqu'à l'apparition incroyable de cet homme en collants. Des collants roses, avec un slip blanc par-dessus, et une cape arc-en-ciel. Comme Superman !

« J'ai entendu ton appel ! » m'a-t-il déclaré.

Il s'est avancé, lentement, avec un sourire sublime. Et il m'a embrassé. Je n'ai pas bavé. Mon cœur a fait des bonds, mais sans me lâcher.

Et l'homme est reparti comme il était venu, me lançant : « Celui-là, ne l'oublie pas ! ».

J'en ai parlé à Debbie, qui m'apporte tous les jours mon repas, en pensant qu'elle se moquerait.

Mais non.

« Ça devait être Mister Queer, m'a-t-elle annoncé, Il se prend pour un super-héros.

C'en est un, ai-je répondu en souriant d’un air béat, c'en est un ! »

Je sentais et sentirais toujours la chaleur de ce dernier premier baiser.


© Nico Bally – 2010.

Tous droits réservés.

Direction littéraire de la série : Daniel Conrad & Pascal Françaix,

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de  Nico Bally

 

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Photo © Mélanie Fazi


L'ÉTRANGE CAS DU DOCTEUR

STRAIGHT ET DE MISTER QUEER

 

Nico Bally a publié une multitude d'histoires étranges sur divers supports, du webzine à l'anthologie, en passant par le livre photo-musical.

Après avoir sillonné les villes les plus exotiques et palpitantes du globe (Dunkerque, Manchester), il vit aujourd'hui à Lille où il fête tous les jours son non-anniversaire (trente ans tout rond) avec un lapin gay, une chatte blanche déguisée en chatte noire, et la fée Clochette.

En marge de l'écriture, il travaille comme contrôleur de contenu pour Recisio Music malgré de longues études en sciences, informatique et philosophie. Il respecte les lois du TATBAR (Touche À Tout, Bon À Rien) en s'adonnant à la photographie naïve, la musique noise-ambiant expérimentale, les courts-métrages DIY, l'auto-pornographie, le rot tonal et la peinture sur vélo.

Pour Les Toiles Roses, il élargit ses univers fantastiques-oniriques en développant les thèmes LGBT qu'il avait trop souvent mis de côté.

 

 

Le bureau du Docteur Straight ressemblait à n'importe quel bureau d'universitaire, sans qu'on puisse deviner sa spécialité. Dans les tons bruns, confortable, quelques diplômes encadrés, de la déco ethnique indéfinissable, et des livres partout, certains méticuleusement rangés, d'autres ouverts et couverts d'annotations.

Brian ne s'y sentait pas à l'aise. Lui qui avait toujours l'air détendu, « cool », lui qui semblait au-dessus de tout et de tout le monde, se sentait ici à l'étroit. Sur l'armoire, un crâne – qui semblait ne pas être en plastique – le regardait d'un air distant.

« Excusez-moi de vous avoir fait attendre ! » lança le Docteur Straight en entrant enfin dans son bureau.

Brian se leva pour lui serrer la main.

Straight correspondait aux descriptions. Pull épais, pantalons de velours, lunettes d'intello, et coiffure de vieux célibataire. Il ne devait avoir qu'une trentaine d'années, mais son allure était celle d'un homme qui a décidé de ne plus avoir d'âge, quitte à paraître plus vieux.

« À quoi dois-je votre visite ? demanda-t-il à Brian.

Hmm, c'est plutôt une visite de courtoisie… J'ai entendu parler de vous.

Oh, vraiment ?

De vos recherches, surtout. Vous travaillez sur les comportements sexuels ?

Oui, absolument. J'essaie de localiser et isoler certaines perversions pour pouvoir mieux lutter contre elles.

Les perversions, oui. C'est un peu pour ça que je viens... Dans mon quartier, il y a un homme... Un homme qui, depuis quelques semaines, est devenu une star dans plusieurs bars et boîtes. »

Le Docteur s'enfonça dans son siège, l'air soucieux. Il jeta un regard au cadre où une photo de sa femme rappelait à chacun qu'il était un mari comblé.

« Ça n'est pas difficile de gérer une vie de couple lorsque l'on est aussi occupé que vous, Docteur ?

Au contraire, un couple a besoin de respiration, de liberté. Mais éclairez-moi plutôt sur la raison de votre venue. Qui est cet homme dont vous me parlez ?

Il est gay.

Hmm…

Cela fait partie des perversions contre lesquelles vous vous battez, n'est-ce pas ? demanda Brian.

Vous me parlez de vous, c'est ça ? Vous n'êtes pas le premier pédé à venir défendre votre cause. Vous pouvez sortir, à moins que vous ne préfériez que j'appelle la sécurité ? »

Le Docteur était on ne peut plus sérieux. Il avait déjà fait expulser des importuns de son bureau, de manière plus ou moins douce. Il ne pouvait s'empêcher d'espérer que Brian offre une quelconque résistance, qu'il ait une excuse pour user de la violence.

« Vous ne m'écoutez pas, lança Brian, J'étais cet homme, avant, c'est vrai. J'étais la star du quartier gay ; j'avais qui je voulais. Mais depuis quelques semaines, un inconnu qui se fait appeler Mister Queer affole tout le monde. Je ne suis plus que le numéro deux. »

Le Docteur commençait à transpirer, à s'agiter.

« Et quel rapport ai-je avec tout ça ?

Vous le savez très bien. J'ai vu ce Mister Queer. Je l'ai vu danser au Babylon, entouré des trois lauréats du King of Babylon.

Des quoi ?

Les plus beaux mecs de la boîte, élus par nous.

Vous êtes jaloux de la nouvelle pédale en vogue, et alors ?

Alors j'ai cherché à savoir d'où sortait ce Mister Queer. Je ne suis pas un célèbre professeur, comme vous, je n'ai pas la technique. Je me suis contenté de le suivre. Et devinez où il a baisé ces trois types ?

Je ne veux rien entendre de vos ignobles histoires de...

Ici ! Sur votre bureau ! Je n'ai jamais vu un lieu moins sexy, et pourtant il les a enfilés, et ils en redemandaient ! Vous verriez mon appart, vous auriez une érection direct… mais ce bureau ? À quoi ça rime ?

Vous délirez totalement ! J'appelle la sécurité !

Attendez ! »

Le Docteur resta immobile, son doigt immobilisé à mi-chemin de l'interphone.

« Je sais comment ce Mister Queer apparaît. Je peux le provoquer.

Je vous en prie, supplia le Docteur, Ne faites pas ça, pas ici !

Ah, vous avouez !

Oui. Oui, puisque vous m'y poussez. Pourquoi diable m'avez-vous suivi ? Je ne l'ai pas voulu, vous savez ! Ce sont mes recherches. Les cobayes humains sont interdits, alors j'ai testé mon propre remède. Pauvre de moi !

Et à chaque érection vous devenez Mister Queer. Jusqu'à ce que vos bourses soient vidées, et que vous repreniez la forme tranquille et sage du Docteur Straight...

Oui. »

Le Docteur semblait abattu, les bras ballants, les yeux larmoyants rivés au sol.

« Je suis là pour vous aider, lança Brian. Je n'aime pas la concurrence. Je ferai tout, moi aussi, pour faire disparaître ce Mister Queer.

Vous ne comprenez rien.

Comment ?

Depuis son apparition, je travaille sur un nouveau remède.

Et ça ne fonctionne pas ?

Pas encore. Mais je ne perds pas espoir. Je vous en prie, ne dites rien à ma femme. Rien à mes collègues. Tant que je n'ai pas trouvé la bonne formule !

À condition que vous fassiez profil bas. Je ne veux plus de vous au Babylon. Branlez-vous devant des vidéos, surfez sur Branletteaubureau.com, peu importe, mais restez ici. »

Le Docteur accepta immédiatement, serra la main de Brian, et le reconduisit jusqu'à la sortie.

 

Ce Brian serait bientôt un problème. Le Docteur devrait trouver un moyen de le régler, car bientôt son remède serait prêt, et plus rien ne l'obligerait à quitter cet état somptueux, ce moment de grâce infinie qu'il ressentait lorsqu'il devenait Mister Queer. Bientôt... Oui, bientôt, il se transformerait une dernière fois, et l'ennuyeux Docteur Straight resterait porté disparu à jamais.

 


© Nico Bally – 2010.

Tous droits réservés.

Direction littéraire de la série : Daniel Conrad & Pascal Françaix,

avec l'aide de Gérard Coudougnan.


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de  Nico Bally

 

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L'ENROBEUSE MÉTALLIQUE

 

Nico Bally a publié une multitude d'histoires étranges sur divers supports, du webzine à l'anthologie, en passant par le livre photo-musical.

Après avoir sillonné les villes les plus exotiques et palpitantes du globe (Dunkerque, Manchester), il vit aujourd'hui à Lille où il fête tous les jours son non-anniversaire (trente ans tout rond) avec un lapin gay, une chatte blanche déguisée en chatte noire, et la fée Clochette.

En marge de l'écriture, il travaille comme contrôleur de contenu pour Recisio Music malgré de longues études en sciences, informatique et philosophie. Il respecte les lois du TATBAR (Touche À Tout, Bon À Rien) en s'adonnant à la photographie naïve, la musique noise-ambiant expérimentale, les courts-métrages DIY, l'auto-pornographie, le rot tonal et la peinture sur vélo.

Pour Les Toiles Roses, il élargit ses univers fantastiques-oniriques en développant les thèmes LGBT qu'il avait trop souvent mis de côté.

 

 

L'Enrobeuse Métallique était installée dans un coin de mon loft.

On aurait pu la prendre pour une énorme cabine de chiottes publiques. Les cadeaux de Gigi ont toujours été d'une laideur sans nom.

Mais je dois reconnaître que malgré son allure, l'Enrobeuse m'avait rapporté un peu d'argent. Pas assez, évidemment, pour combler le gouffre financier dans lequel j’avais sombré et me vautrais. Après tous les coups de main de Gigi, après le loft loué à moitié prix, même l'Enrobeuse ne m'aurait pas permis de me redresser avant des années.

« Ma petite Daphné, m'avait lancé Gigi, vu que tu refuses de prostituer ton corps de princesse, je suis bien obligé de te trouver d'autres moyens de te nourrir. »

Gigi était toujours plein de bonnes intentions, cachées derrière son cynisme de dandy.

Pourtant ils passaient, les clients. Quelques collectionneurs, des artistes. Ils venaient avec leurs statues, leurs reliques, pour les faire recouvrir d'une couche de métal inoxydable, chromé, à l'abri du temps.

L'Enrobeuse fonctionnait comme une cabine de douche balançant un alliage en fusion aussitôt refroidi à l'azote. Du lourd, prévu à la base pour rendre inopérantes d'anciennes torpilles, ce genre de conneries. L'armée s'est débarrassée du seul prototype existant, la pellicule d'alliage n'étant pas assez efficace. À la place de missiles pacifiés, ils se retrouvaient avec de jolis missiles chromés, et toujours dangereux. Ils ont finalement se décider à les enterrer. Et la machine a été revendue à un excentrique, Jean-Jacques Pellevier, mon Gigi, mon protecteur, le seul mec que je laisse m'approcher.

La seule personne que je laisse m'approcher, en fait, depuis Laetitia. Mais c'est une autre histoire, cœur brisé, premier amour, blablabla, vous connaissez la chanson. Certains recollent les morceaux, retentent même le coup. J'étais plutôt le genre de fille à laisser la plaie béante pour mieux la lécher dans mon trou.

Gigi disait que ma mélancolie m'apporterait peut-être l'inspiration. Mais je sculptais de moins en moins, et vendais encore moins mes œuvres. Trop tristes, trop classiques. Ou trop modernes, et toujours trop tristes.

C'est encore pour me titiller l'inspiration, et aussi pour dégoter quelques clients pour l'Enrobeuse, que Gigi m'a traînée jusqu'à l'exposition des œuvres orphelines. Des sculptures, mais aussi des tableaux, même quelques photos, dont on ne connaissait pas les auteurs. Un beau concept d'exposition bien déprimante.

On échangeait nos commentaires aigris sur la pauvreté artistique de ces œuvres abandonnées lorsque mes yeux sont tombés sur elle.

Des cheveux en cascade, comme une déesse grecque. Une bouche qui semblait sucrée. Une poitrine parfaite, un grain de peau incroyable.

« Oh la bonasse ! » s'écria Gigi.

Je fus presque gênée qu'il en parle comme ça.

« Arrête de rougir, Daphné, c'est une statue, elle ne nous entend pas.

— Statue ou pas, elle est trop belle pour qu'on en parle comme tu fais. »

Il leva les yeux au ciel quand je tournai autour d'elle, osant à peine venir contempler ses fesses qui s'annonçaient aussi sublimes que le reste.

Mais je retins un cri en voyant ce que le sculpteur avait créé.

Elle, qui était si belle de face, se transformait en monstre dès qu'on la contournait. De son dos semblait s'extraire une horreur dégoulinante, un démon dépecé, hurlant et tendant ses bras, comme pour s'extraire du corps de la déesse.

« Voilà qui est intéressant ! jubila Gigi. Un siamois démoniaque ?

— Je dirais plutôt que c'est la masculinité s'échappant de la féminité pour la rendre parfaite, répondis-je platement.

— Charmant. Ou alors la personnalité hideuse se concrétisant en un double maléfique ? Genre Mr. Hyde s'extirpant du Dr. Jekyll ? »

Je ne répondis pas aux théories de Gigi, qu'il continuait malgré tout d'égrener au fur et à mesure de son délire interprétatif. J'étais subjuguée, à la fois attirée et repoussée par le charisme de la statue. Son côté hideux au moins aussi repoussant qu'était sublime son côté féminin.

Et comme toujours, Gigi lut mes pensées. Comme toujours, il dégaina son chéquier pour me faire une faveur que je ne méritais pas, et dont je ne saurais pas tirer profit intelligemment.

Il m'offrit la statue.

Elle n'avait pas plus de nom que de créateur. Je me contentai de l'appeler « Elle » ou « ma statue » en attendant de trouver mieux, et la fis installer au centre du loft, le visage tourné vers mon lit.

« Tu vas l'enrober ? me demanda Gigi.

— Non, elle a une peau superbe. La pierre blanche lui donne des airs de chair pâle.

— Justement, c'est flippant. Un peu de chrome et elle deviendra un super Terminator.

— Elle n'est pas un robot tueur, Gigi, mais une déesse, une allégorie... »

Comme à chaque fois que je parlais d'elle, je la regardais, par respect. Et comme à chaque fois que je la regardais, je perdais pied.

« Attention, Pygmalionette, tu tombes amoureuse d'une œuvre d'art ! Ce qui n'est pas étonnant de la part d'une artiste, mais quand même... Celle-ci a un cœur de pierre.

— J'aime ta poésie, Gigi. Mais tu n’irais pas te coucher, par hasard ?

— OK, je te laisse avec ta nouvelle copine… »

 

Je rêvai, évidemment.

J'étais dans mon lit, et je voyais la statue respirer. Très lentement, comme une illusion d'optique, quelque chose qu'on fixe trop longtemps et qui semble se mouvoir.

Sa poitrine se soulevait puis se rabaissait, au ralenti, au rythme d'une pierre qui respire.

Puis ses yeux semblaient bouger, lentement, toujours très lentement, pendant que ses pieds la portaient vers moi.

Étendue dans mon lit, je restais immobile. Par peur de la surprendre, peut-être. Ou parce que ça n'était qu'un rêve.

Elle approchait sa tête de la mienne, le regard plein de questions, les lèvres entrouvertes, l'haleine froide et poudreuse.

À quelques millimètres de ma peau, elle descendit sur ma nuque, comme pour m'embrasser, me goûter, me sentir.

Sa main caressa doucement mon sein, le regard émerveillé, la respiration s'accélérant.

Je me décidais à bouger, à la toucher, pour voir si tout cela était réel.

Je caressais ses cheveux, d'une douceur de craie, tandis que sa main glissait vers ma cuisse.

Nos caresses descendaient, elle vers mon ventre, moi dans sa nuque. Je sentais nos corps s'ouvrir comme deux fleurs amoureuses lorsque ma main rencontra quelque chose de gluant. Je jetais un œil puis poussai un cri. J'avais oublié son dos, le monstre aussi avait pris vie, il hurla soudainement plus fort que moi.

Je me suis réveillée en sursaut. La statue trônait au centre du loft, le téléphone gueulait. Je l'ai laissé s'égosiller. C'était sûrement Gigi ou un client pour l'Enrobeuse. Je n'avais envie de parler à aucun des deux.

Je m'approchais d'Elle.

« Il te fait souffrir, ce monstre qui sort de ton dos ? »

Lui semblait souffrir, en tout cas, comme noyé dans la lave.

Je pris une grande respiration, et empoignai mes outils.

L'une de mes règles est de ne jamais sculpter au réveil. Les quelques fois où j'avais tenté le coup, j'avais ruiné un travail excellent. Je sculptais la nuit, avant de dormir, jamais le matin.

Mais pour Elle, je fis une exception. Il fallait La soulager.

Je ne sais pas combien de temps je mis à détruire le monstre, mais le téléphone sonna plusieurs fois. Gigi devait avoir un truc à me dire. Il finirait par passer, je le savais, et je ne pourrai pas me permettre de ne pas lui ouvrir, puisque de toute façon il avait les clefs.

Mais quand il la verrait, il comprendrait que je devais rester concentrée pour ne pas l‘abîmer.

Les coups de burin, associés aux hurlements du téléphone, me vrillaient les oreilles.

Une fois le monstre détruit, je commençai à sculpter le dos, un beau dos classique et lisse, un dos de nymphe.

Je ne pouvais pas me défaire du bruit, comme si l'écho du burin résonnait sans s'arrêter. Je tentais malgré tout de rester concentrée.

Ayant presque terminé, je décidai de prendre un peu de repos. De laisser mes oreilles se calmer, plus de burin, téléphone débranché.

Mais le bruit continuait, comme un acouphène. Il ressemblait au cri de mon rêve, un hurlement de pierre.

« Souffres-tu ? » demandai-je à ma statue.

Ma retouche l'avait sûrement torturée. Mais il était trop tard. Le cri devenait de plus en plus lourd, à la fois plus grave et plus perçant.

Je pensais alors à l'Enrobeuse. Refermer la plaie, cautérisée par l'alliage brûlant, puis soignée par la crème de l'azote liquide.

Ma statue serait chromée, mais guérie.

Je l'emportai vers l'Enrobeuse, vacillant sous l'horreur du cri qui ne cessait pas. Je démarrai le système, vérifiai les paramètres ; il fallait une couche très fine.

Au moment de refermer la machine, je voulus dire un dernier mot à ma statue, lui dire que tout se passerait bien, simplement une petite douche, et ensuite elle se sentirait mieux.

Mais elle me tournait le dos, ce dos qui la faisait tant souffrir, encore brûlant de l'extraction opérée trop brutalement.

Je vins la retourner, le visage vers moi, je lui murmurai mon amour à l'oreille, lui embrassai la joue. L'Enrobeuse était prête, la porte se scella automatiquement.

Idiote.

La machine ne pouvait s'ouvrir que de l'extérieur, évidemment.

« On va prendre une petite douche à deux, et tout ira mieux. »

Je me suis mise à pleurer, submergée, le cri était insoutenable.

J'ai voulu serrer la statue dans mes bras, j'ai trébuché, l'alliage en fusion m'a déchiré la chair. J'ai joint mes hurlements aux siens pendant que je me débattais sous cette pluie de métal bouillant.

 

Puis tout fut calme.

Plus de cri, plus rien.

Lorsque l'Enrobeuse eut finit son travail, la porte se ré-ouvrit. Gigi était devant, il me cherchait, criait mon nom.

Il vit la porte s'ouvrir, les gaz s'évacuer.

Il plissa les yeux.

« Ah, tu as finalement enrobé ta statue ! »

Puis il s'est retourné et a crié « Daphné, où es-tu ? »

 

J'étais là, pourtant, devant lui, figée dans ma statue, les bras décharnés tendus vers le ciel, comme pour m'en extraire.


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de  Nico Bally

 

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NOTRE PÈRE,

QUI ÊTES AUX CIEUX...

 

Nico Bally a publié une multitude d'histoires étranges sur divers supports, du webzine à l'anthologie, en passant par le livre photo-musical.

Après avoir sillonné les villes les plus exotiques et palpitantes du globe (Dunkerque, Manchester), il vit aujourd'hui à Lille où il fête tous les jours son non-anniversaire (trente ans tout rond) avec un lapin gay, une chatte blanche déguisée en chatte noire, et la fée Clochette.

En marge de l'écriture, il travaille comme contrôleur de contenu pour Recisio Music malgré de longues études en sciences, informatique et philosophie. Il respecte les lois du TATBAR (Touche À Tout, Bon À Rien) en s'adonnant à la photographie naïve, la musique noise-ambiant expérimentale, les courts-métrages DIY, l'auto-pornographie, le rot tonal et la peinture sur vélo.

Pour Les Toiles Roses, il élargit ses univers fantastiques-oniriques en développant les thèmes LGBT qu'il avait trop souvent mis de côté.

 

 

Notre Père, qui êtes aux cieux,

 

Comment se déroulent vos vacances ?

Ici, on apprend à vivre sans vous. Nous savons désormais créer nos propres déluges, nos propres plaies. Vous devriez voir nos Nagasaki, nos réchauffements climatiques, nos génocides ! Vos pluies de feu font pâle figure à côté, et nombreux sont ceux qui voient maintenant en vous un « Dieu d’amour ».

Votre réputation de Dieu vengeur est définitivement enterrée.

Certains pensent même que vous êtes vraiment devenu gentil, que votre silence est une invitation à la liberté, et que le Pardon que professait votre « fils » n’était autre qu’un appel à ce que l'on vous pardonne. Ou faut-il écrire « Vous » ? J'avoue être mauvais en orthographe, je n'ai jamais vraiment su comment placer les majuscules lorsque l'on s'adresse à Votre Personne.

Peu importe.

Nous ne sommes pas seulement devenus vos égaux en termes de fléau, nous progressons également sur la question de l'homosexualité.

Je sais que vous avez créé l'Homme à votre image, et que la Femme fut ensuite créée pour nous permettre de nous reproduire. Malheureusement, le manque de respect que cela a engendré envers ces femmes est encore trop prégnant, alors même qu'elles se sont révélées nos égales, et parfois même supérieures à la gent masculine.

Certains peinent encore à les considérer comme telles. Je sais très bien que si tout était à refaire, vous nous créeriez tous d'un même geste et dans une même intention, mais le mal est fait… et la plaie tarde à se refermer.

Saurons-nous un jour ce qui s'est réellement passé avec Isaac ? En rejetant votre jeune amant, vous semblez avoir renié votre homosexualité.

Et Abel et Caïn ? Est-ce parce qu'ils étaient frères que vous avez transformé leur union en meurtre ? Du même élan, avez-vous brûlé Sodome et Gomorrhe parce qu'elles représentaient ce qui vous tourmentait tant ?

J'ai vécu des peines de cœur, moi aussi, et si j'avais eu votre pouvoir, peut-être la colère m'aurait-elle fait commettre de telles violences.

Mais je vous pardonne.

Toute cette histoire de « fils » d'une mère vierge a elle aussi été comprise de travers. Mais comment faire comprendre autrement que vous ne pouviez bander pour une femme ?

Ce Sauveur, entouré d'hommes et faisant d'une prostituée une amie plutôt qu'une esclave, aurait dû mettre la puce à l'oreille sur son message, mais l'humanité aime se boucher les oreilles et se voiler la face.

Aujourd'hui, l'homosexualité redevient acceptable. Et la vague d'intolérance que vous avez créée malgré vous se résorbe peu à peu…

Je rêve d'un jour où vous reviendrez nous voir (et sans intermédiaires maladroits et autres effets spéciaux désuets, cette fois-ci !) pour nous dire (avant on disait « avouer ») une bonne fois pour toutes : « Oui, j'aime les Hommes. J'aime les Femmes aussi, et je regrette des les avoir mises en marge. Je regrette mes moments de colère, mes propos mal compris et dictés par mes pulsions vengeresses. »

Je suis de ceux, en fait, qui pensent que vous n'êtes pas vraiment mauvais, que personne ne l'est, que tout est question d'humeur, d'incompréhension, d'acceptation. Envers les autres comme envers soi-même. Vous avez créé un monde qui ne vous accepte pas, et vous avez aidé à transformer ce malentendu en perpétuels conflits. Ils sont encore nombreux à attendre le retour du Sauveur, venez leur dire qu'il est en chacun de nous.

Sortez de votre placard arc-en-ciel ! Faites votre coming-out ! C'est idiot, vous serez bientôt le seul à ne pas l'avoir fait.

Et pardonnez-nous nos offenses, comme nous vous pardonnerons alors les vôtres.

Amen.

 

Nico Bally

 


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de  Nico Bally

 

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DU BON USAGE DU PIEU DANS LES

CAS DE POSSESSION VAMPIRIQUE

 

Nico Bally a publié une multitude d'histoires étranges sur divers supports, du webzine à l'anthologie, en passant par le livre photo-musical.

Après avoir sillonné les villes les plus exotiques et palpitantes du globe (Dunkerque, Manchester), il vit aujourd'hui à Lille où il fête tous les jours son non-anniversaire (trente ans tout rond) avec un lapin gay, une chatte blanche déguisée en chatte noire, et la fée Clochette.

En marge de l'écriture, il travaille comme contrôleur de contenu pour Recisio Music malgré de longues études en sciences, informatique et philosophie. Il respecte les lois du TATBAR (Touche À Tout, Bon À Rien) en s'adonnant à la photographie naïve, la musique noise-ambiant expérimentale, les courts-métrages DIY, l'auto-pornographie, le rot tonal et la peinture sur vélo.

Pour Les Toiles Roses, il élargit ses univers fantastiques-oniriques en développant les thèmes LGBT qu'il avait trop souvent mis de côté.

 

 

Le dix-neuvième siècle se terminait enfin. Ce soi-disant siècle de révolutions, qui n'avait apporté que guerres et décadence. Seule la musique en ressortait grandie.

Loin de mes chers Pays-Bas, je foulais les pavés d'un Paris dont on m'avait vanté – à tort ! – les mérites. La capitale était au centre de tous les tourments, les rues puaient, le peuple grimaçait. Une ville qui ne dort pas ne pouvait en aucun cas me sembler accueillante, moi qui cherchais justement la paix et le repos.

Paradoxalement, c'est un quartier appelé « Le Marais » qui m'offrit le lit le plus douillet. J'y trouvai une petite auberge dont le tenancier, Pascal, me parut rapidement sympathique. Le coffre large d'un bûcheron, le visage souriant et carré, les yeux clairs, il évoquait un ancien dieu bénéfique.

« Êtes-vous un Professeur ? me demanda-t-il.

— Hé bien oui. Un Docteur. Pour être plus précis : en médecine, philosophie, Histoire, etc. »

Ma tête mi-chauve et mes petites lunettes ne trompaient personne.

« Mais je suis plus jeune que je n'y parais, précisai-je. C'est le deuil qui m'a vieilli d'un coup. Ma pauvre femme.

— Mes condoléances. La maladie l'aura emportée ?

— Les vampires ! »

Pascal cessa d'astiquer ses verres pour me lancer un regard surpris.

« Que dites-vous ?

— Les vampires ! Les succubes, les horreurs de la nuit ! Elles sont partout, savez-vous ? Chaque femme est potentiellement infectée, ça se glisse, ça s'immisce. Mon Dieu ! Ma défunte épouse, si vous l'aviez vue, vidée de son sang ! Je remercie le ciel que ces monstres l'aient tuée plutôt que d'en faire l'une des leurs... »

Pascal m'écouta d'une oreille attentive. Me réconfortant et me comprenant. Alors qu'il m'avait été impossible d'être compris à l'université ou ailleurs, alors que tous les hommes d'esprit m'avaient repoussé en ricanant, un homme simple m'acceptait.

« Je vais vous dire, m'avoua-t-il. On se tient aussi à l'écart des femmes, par ici.

— Oh, attention, je ne dis pas qu'elles sont toutes mauvaises ! Ma défunte épouse est une preuve de leur pureté potentielle. Mais je ne peux m'empêcher de me méfier. Chacune d'elle est peut-être l'une de ces suceuses aux dents aiguisées... »

Je commandai un repas et une chambre, demandant si la sécurité était bien assurée dans la taverne.

« Nous ne nous plaignons pas. Mais si vous le désirez, pour plus de sûreté, je peux dormir avec vous cette nuit. »

Son sourire était si réconfortant que j'acceptai sans réfléchir. L'idée n'était pas sotte : à deux, nous serions plus forts en cas d'intrusion.

Ce que je n'avais point prévu, c'était l'étroitesse du lit. Même si le corps bien bâti de Pascal me rassurait, mes troubles nocturnes n'en furent pas apaisés pour autant. Mes nuits étaient régulièrement agitées de terreurs survenant dans un demi-sommeil où je voyais chaque ombre prendre la forme d'une silhouette féminine et diabolique. Et dans le doute, je préférais les prendre comme des réalités aperçues à temps plutôt que comme des pièges de mon esprit.

Cette nuit-là, je rêvais que de lentes caresses excitaient mon membre viril. Le sot ! Le funeste membre ! J'aurai le trancher après la mort de ma femme. Qui ne sait pas qu'en se gonflant de sang il devient la proie favorite des sangsues humaines ?

Bêtement dressé sous mes draps humides, le membre sentit courir sur lui la langue fourchue d'une harpie brumeuse.

Prisonnier de mon rêve, je ne pouvais bouger, et subissais ce viol ignoble en transpirant et gémissant. C'est seulement quand il fut brutalement vidé de sa substance que je m'éveillais en criant.

Pascal était là, penché sur mon entrejambe.

« Mais que faites-vous ?

— Je prenais soin de votre... anatomie.

— J'ai donc bien été mordu ?

— Mordu ? Ah, pardon…

— Ces vilaines succubes m'auront trouvé et englouti ! Heureusement que vous étiez là pour les chasser. Ai-je quelques traces ?

— Euh... Non. Il semble épuisé, mais demain il sera comme neuf. »

Je remerciai mon compagnon, et tentai – en vain, évidemment – de me rendormir.

Je passai la journée du lendemain à consulter mes livres. C'était la première fois que les vampires parvenaient à me mordre. Jusqu'ici elles s'étaient contentées de m'espionner et de tourmenter mon sommeil en accomplissant des danses sordides tout autour de mon lit.

Je ne pouvais devenir vampire à mon tour, étant un homme, mais elles pouvaient revenir chaque nuit pour me vider peu à peu, et m'amener à la mort comme elles l'avaient fait avec ma défunte épouse.

Les moyens de se débarrasser de ces créatures étaient aussi diversifiés que controversés et barbares. Mais le plus difficile était de les attraper pour leur faire subir ces morbides opérations.

Je décidai de feindre le sommeil afin de pouvoir leur mettre la main dessus.

Ainsi, après avoir soufflé la chandelle, et souhaité la bonne nuit à mon compagnon, je feignis un endormissement lent et vaporeux.

Je faillis m'endormir réellement lorsque je sentis la caresse glisser progressivement vers mon entrejambe. Je laissais l'excitation grossir pour mieux prendre la succube sur le fait, puis ouvrais les yeux.

Me croirez-vous ? C'était Pascal !

Je hurlai de surprise.

« Le vampire, c'est vous ! Mais comment ? »

Il sembla gêné, comme fautif.

« Oh, attendez, je comprends, dis-je soudain. Vous êtes possédé !

— Je suis possédé ! confirma-t-il joyeusement.

— La vampire s'est immiscé en vous pour mieux me sucer le sang !

— La diablesse ! »

Le pauvre homme !

Ressassant à haute voix les différents moyens de tuer les vampires, je cherchais comment l'en débarrasser sans attenter à sa vie.

« Eau bénite... Lumière du Soleil... La Faux Rouge... Décapitation... Immolation... Pieu...

— Mais oui, un pieu ! approuva Pascal.

— Un pieu ?

— Un gros pieu !

— Mais mon pauvre ami, si je vous enfonce un pieu dans le cœur, vous en mourrez !

— Je... Je ne crois pas qu'il faille viser le cœur. La vampire est entré en moi par un autre endroit, et m'est avis que c'est cet endroit qu'il faut viser... »

Comme il restait mystérieux quant à l'endroit en question, je finis par comprendre qu'il désignait un lieu honteux dont on ne fait usage que pour excrémenter.

Enfoncer un pieu là où la vampire s'était cachée ? Cela semblait effectivement être une bonne idée, d'autant plus que Pascal resterait en vie. Il aurait par contre à subir la douleur et la honte qu'un tel procédé amènerait. Mais il m'assura qu'il s'en accommoderait.

Il me fournit lui-même un pieu qu'il conservait dans sa chambre pour je ne sais quel usage. Le bout en était trop arrondi à mes yeux, mais de peur de le blesser avec une arme plus aiguisée, j'acceptai de tester d'abord ainsi.

Il se plaça sur le lit, me présentant son intimité, tandis que je lui introduisais l'objet.

« Enfoncez ! cria-t-il. Poignardez, trucidez ! »

Je laissais se déchainer ma haine vengeresse. Il me demanda parfois d'alléger les coups, puis me motivait à redoubler de courage. L'exorcisme fut long et pénible.

« Pensez-vous que le monstre soit mort ? demandai-je enfin en m'épongeant le front.

— Je ne sais, mais je suis fourbu. Dormons pour cette nuit. »

Et je sombrai dans le meilleur sommeil que j'eus connu depuis le décès de ma sainte femme.

 

Paris ne devait être qu'une étape, mais il aurait été cruel de laisser mon compagnon dans le doute. Je préférais procéder à un second exorcisme la nuit suivante. Il s'y prêta de bon cœur, et le sommeil fut bon une fois de plus.

Le lendemain, je fis mes bagages.

« N'êtes vous pas sûr de vouloir rester ? me demanda Pascal. Il y a d'autres techniques que j'aurais aimé essayer...

— Non, j'ai plusieurs lieux à visiter, encore. Mais mon futur n'est pas écrit. Il se pourrait que je repasse par Paris, ou même que je m'y installe un jour. »

Pascal eut alors un geste étonnant. Il m'embrassa. Je dois avouer que ça ne fut pas déplaisant, mais j'y vis un signe que la vampire n'était pas morte. Fallait-il qu'elle soit pieutée chaque nuit ? Devions-nous être plus violents dans nos exorcismes ?

Je fis part de mes interrogations à mon ami.

« C'est ce que je vous disais ! Nous n'avons pas tout tenté. Il faut expérimenter encore. Le pieu, par exemple, n'est fait que de bois mort. Je pense que pour tuer un être féminin, il faut utiliser un attribut masculin... »

Sa théorie me semblait valable. Mais jusqu'où nos expériences nous mèneraient-elles ?

Je frémissais de peur et d'excitation. Nous étions sur le point de découvrir mille choses fascinantes sur les vampires et sur les moyens de s'en défendre. Je ne pouvais pas laisser cette chance m'échapper.

« Très bien, déclarai-je. Je reste. Expérimentons jusqu'à épuisement. »

Deux ans plus tard, je publiai mon Traité de Démonologie Vampirique. Et bien sûr je fus raillé par mes confrères. Mais quel savant peut se vanter d'avoir été compris tout de suite ? Je sais que je suis en avance sur mon époque, et que la science de demain me donnera raison.

 


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de  Nico Bally

 

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TOMBE COMME AVANT

 

Nico Bally a publié une multitude d'histoires étranges sur divers supports, du webzine à l'anthologie, en passant par le livre photo-musical.

Après avoir sillonné les villes les plus exotiques et palpitantes du globe (Dunkerque, Manchester), il vit aujourd'hui à Lille où il fête tous les jours son non-anniversaire (trente ans tout rond) avec un lapin gay, une chatte blanche déguisée en chatte noire, et la fée Clochette.

En marge de l'écriture, il travaille comme contrôleur de contenu pour Recisio Music malgré de longues études en sciences, informatique et philosophie. Il respecte les lois du TATBAR (Touche À Tout, Bon À Rien) en s'adonnant à la photographie naïve, la musique noise-ambiant expérimentale, les courts-métrages DIY, l'auto-pornographie, le rot tonal et la peinture sur vélo.

Pour Les Toiles Roses, il élargit ses univers fantastiques-oniriques en développant les thèmes LGBT qu'il avait trop souvent mis de côté.

 

 

Je n'ai pas pu m'empêcher.

Noël approchait, l'air était frais, et la neige se faisait beaucoup trop attendre.

Je suis sorti sur le palier, j'ai regardé le ciel, et je me suis souvenu de moi. Moi, enfant, regardant le ciel de la même manière, et implorant la neige de tomber.

Je n'ai pas été élevé dans la religion. J'ai été baptisé, mais pas de communion, pas de catéchisme. Pourtant, enfant, je priais. Je priais la neige pour qu'elle tombe. Parce qu'un Noël sans neige ça ne voulait rien dire.

Je regardais le ciel, les yeux dans les yeux, et je m'adressais à la neige, je lui disais « tombe », et elle tombait.

Ça me semblait normal. Si la neige venait à Noël, c'est parce que les enfants la réclamaient.

Plus tard, j'ai appris les rudiments de météorologie que nous possédons tous.

Mais ce jour-là, malgré ma licence de sciences appliquées et mon master d'informatique, malgré mon poste d'ingénieur, je me suis remis à prier.

Les yeux vers le ciel, j'ai prié.

« Neige, tombe. »

J'ai pensé la phrase, d'abord, puis je l'ai murmurée, fredonnée. Elle est devenue une chansonnette.

Enfant, je devais procéder de la même manière. J'étais moins conscient, à cet âge-là, de ce que je disais à haute voix ou non.

« Tombe, comme avant. »

J'ai fixé ce beau ciel bleu d'hiver, à peine traversé de nuages effilés. Je l'ai fixé à m'en faire pleurer. Ma respiration créait de nouveaux petits nuages, qui s'en allaient sûrement rejoindre les grands, en haut.

« Allez, neige ! Tombe ! Tombe comme avant. »

Puis j'ai fermé les yeux pour mieux apprécier ma bêtise. Si quelqu'un est passé dans la rue à ce moment-là, il a vu un idiot approchant la trentaine, la tête penchée en arrière, souriant sur sa jeunesse perdue.

Et un flocon est venu se déposer sur mon nez.

J'ai rouvert les yeux, bien grands. La neige tombait.

J'ai sauté de joie, j'ai regardé partout, la neige tombait à gros flocons. En moins de cinq minutes tout fut recouvert.

Je me suis préparé des boules de neige, au cas où quelqu'un passerait. J'ai pensé que je pourrais peut-être faire un bonhomme.

 

Puis j'ai vu, au loin, Mathias arriver.

Mathias n'avait pas grandi. Il avait toujours six ans. Il était toujours aussi beau.

Ébahi, je suis tombé à genoux dans la neige. Mathias s’est avancé vers moi.

« Tu es un ange, lui dis-je. Je le savais bien que tu étais un ange !

— Oui, Nico, répondit-il simplement.

— Tu as vu, je peux encore faire neiger !

— Oui, Nicolas. C'est pour ça que je suis là. Pour te demander d'arrêter.

— Comment cela ?

— Tu peux le faire, mais tu n'en as pas le droit. Ça nous fait mal. »

Il tendit alors ses mains vers moi, il tenait des pétales de rose.

« Tu vois, je saigne, me dit-il.

— Parce qu'il neige ?

— Parce que tu as commandé au ciel. Tu es trop grand, maintenant, tu ne dois plus faire ça. »

J'étais confus.

« Je suis désolé, Mathias, je ne savais pas. Que puis-je faire ?

— Me sourire. Et ne plus commander au ciel. »

Alors j'ai souri.

Il a lâché les pétales sur le sol, les a recouvert de neige.

« Voilà, je ne saigne plus. Je savais que tu serais gentil. »

Il se retourna, pour repartir.

« Mathias ! Tu pars déjà ? Te reverrais-je ?

— Il ne vaut mieux pas, Nicolas. Ne fais pas neiger en espérant me revoir. Cette fois-ci c'est moi qui suis venu, parce qu'on sait que tu es gentil, mais la prochaine fois ça sera les autres, tu t’en souviens ? Frank ou Ludovic… »

Puis il partit pour de bon, me laissant à genoux dans une neige qui fondait déjà.

 

J'entendis derrière moi la voix grave de mon amoureux.

« Nico, qu'est-ce que tu fais ? »

Je me suis relevé, et l'ai regardé rêveusement. Et j’ai pensé très fort ; j’ai prié très fort. En silence.

Chéri, je veux un enfant.

 


© Nico Bally – 2009.

Tous droits réservés.

Direction littéraire de la série : Daniel Conrad & Pascal Françaix.


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de  Nico Bally

 

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SWEET FRANKENSTEIN

 

Nico Bally a publié une multitude d'histoires étranges sur divers supports, du webzine à l'anthologie, en passant par le livre photo-musical.

Après avoir sillonné les villes les plus exotiques et palpitantes du globe (Dunkerque, Manchester), il vit aujourd'hui à Lille où il fête tous les jours son non-anniversaire (trente ans tout rond) avec un lapin gay, une chatte blanche déguisée en chatte noire, et la fée Clochette.

En marge de l'écriture, il travaille comme contrôleur de contenu pour Recisio Music malgré de longues études en sciences, informatique et philosophie. Il respecte les lois du TATBAR (Touche À Tout, Bon À Rien) en s'adonnant à la photographie naïve, la musique noise-ambiant expérimentale, les courts-métrages DIY, l'auto-pornographie, le rot tonal et la peinture sur vélo.

Pour Les Toiles Roses, il élargit ses univers fantastiques-oniriques en développant les thèmes LGBT qu'il avait trop souvent mis de côté.

 

 

Qu'avais-je fait ?

Voulant braver la mort, j'avais profané la vie. Me croyant scientifique, je m'étais fait nécromancien. Clamant avec orgueil le nom de Prométhée, je n'étais devenu qu'un Faust raté.

Je voulais égaler Dieu, et donner la vie en prenant à la terre et au ciel. Mais je n'avais rien fait d'autre que coudre entre eux des morceaux de cadavres.

Et certes, oui, j'avais donné la vie à ce patchwork hideux. J'avais été fier, j'en avais joui, j'avais transcendé des siècles de médecine boiteuse.

Mais en contemplant ses yeux ce jour-là, je compris que ma créature, plus humaine que les humains, subissait un tourment qu'aucune autre âme ne pouvait saisir.

Qu'avais-je fait ?

En créant ainsi la vie, je m'étais chargé d'une responsabilité bien plus lourde que celle d'un simple père.

« Regardez-moi », m'a-t-elle dit.

C'est vrai que je détournais les yeux. Pourtant je connaissais ce corps par cœur. Je l'avais récolté dans différents cimetières. Ne pouvant confier ce travail à un autre, j'étais allé déterrer les cadavres assez frais pour me servir de matière première.

Les jambes ne manquaient pas. J'ai choisi les plus robustes. Celle du garde qui fut terrassé par une flèche lors de l'assaut de la prison. Le pauvre était si jeune. J'ai pris ses jambes et son torse. J'aurais emprunté son cœur s'il n'avait été transpercé.

Le bassin et les bras venaient d'un bûcheron à demi écrasé par un arbre. La gangrène et une amputation mal pratiquée l'ont achevé.

La tête venait d'un jeune poète mort de la syphilis. Je suis sûr qu'il aurait été ravi de se savoir ainsi recyclé.

Le cerveau provenait du crâne de mon ancien professeur, malheureusement décédé de pneumonie. C'était l'esprit le plus brillant que j'ai connu.

« Vous savez que je ne suis pas un homme », m'a dit ma créature.

J'ai d'abord mal interprété ses paroles.

Puis, comme elle portait sa main vers sa poitrine, j'ai compris.

Le cœur.

Les cœurs survivent mal à la mort. Le seul que j'ai pu trouver était celui d'une jeune femme violemment assassinée. L'organe était en parfait état.

La main de ma créature est ensuite descendue de son torse jusqu'à son entrejambe.

« Je ne suis qu'un tas de cadavres entretissés, m'a-t-elle expliqué. Cela me blesse, évidemment. Mais le pire est que votre assemblage est incohérent. Pourquoi m'avoir faite ainsi ? »

Je tremblais alors de peur et de culpabilité. Ma créature était dotée d'une force qu'elle ne soupçonnait pas encore. D'un coup, dans un accès de rage, elle pouvait m'aplatir.

« Qu'avez-vous fait ? »

J'ai balbutié une excuse. Je n'avais pas réfléchi, pas à ça. Je pouvais réparer... peut-être... enfin oui, je pouvais, je pouvais... trouver un nouveau cœur.

Mais il était trop tard pour cet organe. Il avait pris la parole en premier. Elle voulait devenir une femme, totalement. Une opération très simple comparée à ce que j'avais accomplis.

 

J'ai arpenté les cimetières à nouveau. Mais accompagné, cette fois-ci.

Nous avons choisi la poitrine d'une femme morte pendue, accusée de vol et de sorcellerie.

Le bassin venait d'une jeune fille, décédée après deux semaines d'une intense fièvre.

J'en fus surpris, mais elle accepta de garder les bras, les jambes, et la tête.

Après qu'elle fut endormie, j'ai hésité à la tromper, ne changer que son cœur, ou la tuer. Mais ça n'aurait pas été une façon honnête d'achever mon travail. Je lui devais le respect d'un père à son enfant, d'un Dieu à sa créature.

Que ferai-je après cela ? Diffuser mes travaux me semblait impossible sans avoir une preuve à fournir, et je me refusais à exhiber ma créature de place en place.

Je réalisais alors que je ne lui avais pas donné de nom.

 

L'opération se déroula bien.

Elle se réveilla, les yeux pleins de larmes, de reconnaissance, sûrement, pour ne pas l'avoir tuée ou trompée. Et pour ce corps enfin en accord avec son identité.

« Merci », a-t-elle murmuré.

Puis elle s'est levée, et m'a tourné le dos. Elle partait.

Où ? Je savais que nulle part dans ce monde on ne saurait l'accepter. Elle n'était que cicatrices.

J'ai voulu la prévenir.

« Attends ! Tu... Tu ne pourras pas vivre comme ça. Tu es... Tu es un monstre.

Plus maintenant… »

 


© Nico Bally – 2009.

Tous droits réservés.

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de  Nico Bally

 


ZOMBISEXUEL

 

Nico Bally a publié une multitude d'histoires étranges sur divers supports, du webzine à l'anthologie, en passant par le livre photo-musical.

Après avoir sillonné les villes les plus exotiques et palpitantes du globe (Dunkerque, Manchester), il vit aujourd'hui à Lille où il fête tous les jours son non-anniversaire (trente ans tout rond) avec un lapin gay, une chatte blanche déguisée en chatte noire, et la fée Clochette.

En marge de l'écriture, il travaille comme contrôleur de contenu pour Recisio Music malgré de longues études en sciences, informatique et philosophie. Il respecte les lois du TATBAR (Touche À Tout, Bon À Rien) en s'adonnant à la photographie naïve, la musique noise-ambiant expérimentale, les courts-métrages DIY, l'auto-pornographie, le rot tonal et la peinture sur vélo.

Pour Les Toiles Roses, il élargit ses univers fantastiques-oniriques en développant les thèmes LGBT qu'il avait trop souvent mis de côté.

 

 

Les textes qui m'ont apporté le plus de succès sont sûrement ceux consacrés à la mythologie vaudou.

Trouvant leur magie aussi intéressante que sous-exploitée, je m'envolais à Haïti où j'interrogeais différents prêtres. L'un d'eux, appelé Phepe, m'enseigna assez de rites pour remplir trois épais volumes. Je me contentais toutefois d'une douzaine de contes aujourd'hui réunis sous le nom Molles farandoles, disponible aux éditions de la Surface.

Comme c'est systématiquement le cas dès qu'on touche à l'ésotérique et à l'occulte, je reçus une tonne de courriers de lecteurs me demandant comment envoûter tel amant infidèle, comment faire souffrir tel agent immobilier, comment invoquer tel esprit satanique, etc.

Le seul qui attira mon attention fût celui de la Veuve Cataux. Non seulement parce qu'il s'agissait bien d'une lettre postée, contrairement aux autres messages émis via FaceBook et Twitter, mais aussi parce qu'il était accompagné d'un gros chèque en acompte au service demandé.

J'avais alors bien besoin de cet argent, entre autres pour rembourser les frais d'hôpitaux d'un ami dont j'avais malencontreusement fracturé la jambe lors d'un exercice de yoga.

De plus, le prêtre Phepe cherchait depuis quelques années à créer une petite communauté agricole. [Et j’étais sûr qu’il accepterait d’accomplir un petit rituel pour une forte somme, si je lui servais d’agent.]

Je convenais donc d'un rendez-vous, et rencontrais la veuve.

Elle était sèche et droite, mais ses intentions me semblèrent nobles. Elle voulait laver l'honneur de feu son mari, qui à peine passé l'arme à gauche se retrouvait enseveli sous les pires calomnies.

La nature exacte des calomnies me fit avaler mon thé de travers. Je décidais de doubler mes honoraires, et ajoutais une paye pour deux assistants. La vieille accepta sans broncher.

 

Phepe accepta de prendre l'avion – le défraiement était compris – et j'engageais comme assistants Valérie et Fred. La première posait régulièrement nue pour un atelier dessin. Le second était assez extraverti (et fauché) pour accepter de participer au rituel.

Alphonse Cataux n'était enterré que depuis trois jours lorsque sa veuve réunit les calomniateurs.

Nous avions installé des chaises dans le cimetière, qu’occupait la dizaine de soi-disant amis du défunt. [Le cercueil, exhumé par un fossoyeur grassement payé, laissait apparaître le cadavre blême.]

« Mesdames, messieurs, clamai-je, Vous voici réunis afin de faire taire les quolibets qui courent sur la sexualité de feu Alphonse Cataux. Le prêtre ici présent va faire revenir le mort à la vie, sous forme de zombie. Il ne sera alors plus guidé que par ses instincts primaires. Vous conviendrez donc que chacun de ses actes sera bien plus vrai que les actes d'un homme sain qui sait dissimuler ou jouer la comédie. Car le zombie, mesdames, messieurs, est comme un animal... »

Valérie me fit signe de calmer mes ardeurs. Je commençais à m'emporter, alors que mon public était déjà conquis.

Phepe entra alors en action, psalmodiant et dansant sous le regard médusé de l'assistance.

Une demi-heure passa lentement. Chacun contemplait le cadavre froid, le prêtre gesticulant, puis ses voisins, tout en se donnant l'air de n'y avoir jamais cru.

Soudainement, le cadavre d'Alphonse trembla. Comme un chat qui se réveille, il ouvrit un œil, puis un autre, étendit ses membres engourdis, puis se dressa en bâillant.

Valérie et Fred, postés tous les deux à quelques mètres de la tombe, se déshabillèrent aussitôt.

J'admirai alors la justesse de mon choix. Valérie, habituée aux vêtements amples et difformes, cachait bien la délicate rondeur de sa poitrine et de ses fesses. La blancheur de sa peau ressortait merveilleusement sous le clair de lune funèbre, et sa chevelure cascadante lui donnait des airs de Venus façon Botticelli. Fred arborait les abdominaux « plaque de chocolat » et les larges épaules carrées de tout clubber gay qui se respecte. Aujourd’hui encore, je suis pris de suées dès que je repense à son petit cul musclé.

L'assistance en oublia presque le zombie. Il était temps que je reprenne mon speech.

« Alphonse va désormais vous montrer qui de ces deux jeunes gens l'attire le plus. S'il approche de Valérie, la preuve de son hétérosexualité sera faite. S'il avance au contraire vers Fred, les calomnies pourront aller bon train. »

Voyant les deux appâts, la bite du défunt se dressa d'un coup sec.

La veuve s'accrocha à mon bras. Le moment de vérité approchait. Et si son mari choisissait Fred ? J'espérais seulement qu'elle nous paierait avant de se donner la mort.

Le zombie fit un pas hésitant, puis un autre. Sa démarche était si chaotique qu'on ne pouvait déterminer lequel des deux nus il ciblait.

Toujours cramponnée à mon bras, la veuve poussa un petit cri de d’effroi. N'était-elle donc pas certaine des penchants de son défunt mari ?

Le cri intrigua notre cadavre qui, tournant la tête, reconnut sa femme.

Et là, le sexe toujours aussi turgescent, il obliqua vers elle, les bras tendus en avant comme un somnambule.

Après quelques pas maladroits, il la toucha presque. La pauvre, voyant le cadavre en érection s'avancer la bave aux lèvres, s'évanouit, m'emportant dans sa chute.

Phepe rompit alors le rituel. Le fossoyeur replaça le cadavre mou dans son cercueil. L'assistance se permit un dernier regard vers Fred et Valérie qui se rhabillaient.

« Mesdames et messieurs, voyez comme Alphonse était fidèle à sa femme ! Non seulement la preuve de son hétérosexualité est faite. Mais en plus, on sait désormais que jamais il ne la tromperait, même réduit à l'état d'animal ! »

Nous avions bien mérité notre salaire.

La veuve, remise sur pieds, nous remercia en pleurant, et doubla la somme convenue.

Nous repartîmes chez nous dans la voiture de Fred, déposant le prêtre Phepe à l'aéroport.

« Aviez-vous déjà vu ça ? lui demanda Valérie. Une fidélité si forte qu'elle survit même à la mort ? »

Le prêtre éclata alors d’un long rire tonitruant.

« Ce qui s'est passé ce soir, je l'ai vu de nombreuses fois. Je ne sais pas lequel de vous deux il aurait choisi ensuite, mais le pauvre zombie voulait commencer par étrangler sa femme. »

Paix à son âme.

 


© Nico Bally – 2009.

Tous droits réservés.

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de  Nico Bally

 


CE QUE NARCISSE M'A APPRIS

 

Nico Bally a publié une multitude d'histoires étranges sur divers supports, du webzine à l'anthologie, en passant par le livre photo-musical.

Après avoir sillonné les villes les plus exotiques et palpitantes du globe (Dunkerque, Manchester), il vit aujourd'hui à Lille où il fête tous les jours son non-anniversaire (trente ans tout rond) avec un lapin gay, une chatte blanche déguisée en chatte noire, et la fée Clochette.

En marge de l'écriture, il travaille comme contrôleur de contenu pour Recisio Music malgré de longues études en sciences, informatique et philosophie. Il respecte les lois du TATBAR (Touche À Tout, Bon À Rien) en s'adonnant à la photographie naïve, la musique noise-ambiant expérimentale, les courts-métrages DIY, l'auto-pornographie, le rot tonal et la peinture sur vélo.

Pour Les Toiles Roses, il élargit ses univers fantastiques-oniriques en développant les thèmes LGBT qu'il avait trop souvent mis de côté.

 

 

Le jour où je me suis noyé, le ciel était d'un bleu presque transparent, et le soleil brillait assez fort pour rendre aveugle l'imprudent qui le regarderait en face. Je me baladais au bord d'un lac que j'avais découvert au fond d'une vallée broussailleuse. Calme et pur, il semblait avoir été ignoré par la civilisation depuis des siècles.

Je me suis étendu sur le dos, près de l'eau, goûtant la joie de ce matelas de nature vierge. J'avais toujours rêvé de m'endormir dans un tel endroit, mais la lumière du soleil transperçait mes paupières. J'ai roulé sur moi-même pour me mettre sur le ventre, et je suis tombé face à mon reflet. Il reposait tranquillement derrière une barrière d'eau cristalline.

Je ne sais plus très bien comment je me suis noyé. Je me suis peut-être trop approché. Ou alors je me suis finalement endormi, et j'ai basculé. Ce qui est sûr c'est qu'à un moment je scrutais les détails de mon iris bleuté, et que le moment d'après j'étais entouré d'eau.

Brutalement, tout s'est ralenti. La soudaine lenteur de mes gestes leur donnait une précision étrange, et je respirais sans problème. J'ai d'abord cru que je m'étais envolé, mais je sentais l'eau faire doucement pression sur mon corps, et un paysage d'algues pastel ondulait gracieusement sur des roches crayeuses.

Un homme nu monta jusqu'à moi. Ses longs cheveux m'ont d'abord fait penser à une femme, une sirène, mais sa nudité m'assura bien vite qu'il s'agissait d'un homme, d'un très bel homme. Subtilement musclé, le regard lucide, tranquille, il nageait avec aisance et me souriait d'un air complice.

« Tu n'as pas tenté de sortir de l'eau ? », m'a-t-il demandé.

Non, l'idée ne m'était pas venue à l'esprit. Je me sentais bien ici.

« Je suis mort ?

— Ne sois pas ridicule. »

Nous pouvions parler sans contrainte ; de petites bulles s'échappaient de nos bouches et tourbillonnaient jusqu'à la surface.

L'homme me prit par la main. Sa peau était douce, troublante. Il m'emmena tout au fond, sans que la lumière ne nous quitte, sans que ma respiration ne devienne plus difficile.

Il y avait une sorte de grand nid dans la roche, une crique de coquillages hérissée de miroirs et d'algues raffinées, tapissée de mousse émeraude.

« Notre maison… », a dit l'homme en nous faisant voguer tout autour.

Puis il a regardé mes vêtements d'un air un peu moqueur.

« Ils ne te gênent pas pour nager ? »

C'est vrai qu’ils me paraissaient superflus dans cet Eden sous-marin, mais je n'osais pas me déshabiller. Il s'en chargea donc, ôtant mon T-shirt d'un geste aisé, plongeant sa douce main dans mon jean.

Je bandais. J'en fus aussi étonné que gêné.

« Je… Je ne suis pas homosexuel, dis-je autant pour moi que pour lui.

— Il t'arrive de te caresser, non ?

— Ça n'a rien à voir ! »

Il me sourit comme on sourit à un enfant.

« Quand tu te caresses, tu caresses un homme, et c'est un homme qui te caresse. »

Je ne trouvais rien à répondre. Il acheva de me déshabiller et m'embrassa.

J'aimais ça. Je ne sais pas si c'était parce que nous étions sous l'eau, ou parce que je n'avais jamais embrassé que des femmes, mais c'était différent… et j'aimais ça.

De petits poissons argentés nous escortèrent jusqu'à un lit en forme de coupe, puis ils changèrent de direction.

De grands miroirs, disposés comme des pétales, nous renvoyaient notre image.

C'était la première fois que je me voyais faire l'amour. C'était également la première fois que je le faisais sous l'eau, et que je le faisais avec un homme. C'était la première fois que je me noyais. Mais le plus étrange restait les miroirs. Je ne m'y reconnaissais pas, ondulant au ralenti contre ce corps parfait. Mon visage affichait une sérénité délicieuse que je ne me connaissais pas.

L'homme du lac me renvoyait la même expression. Je remarquai que ses cheveux étaient semblables aux miens, tout comme ses yeux, et son visage.

Il était moi.

Je me suis retiré violemment, comme on sort d'un rêve ou d’un cauchemar.

« Tu es moi !

— Je suis toi. »

Son regard me troublait par sa sérénité.

« Pourquoi ne me l'as-tu pas dit ?

— N'était-ce pas évident ? »

Je me sentais soudainement trahi. Par le lac qui m'avait accueilli avec tendresse, et par moi-même que je n'avais pas su reconnaître.

Je me suis élancé vers le haut, poursuivi par mon reflet qui me suppliait de revenir. Les poissons, effrayés, s'écartaient sur mon passage. La voix de mon double ne fut bientôt plus qu'un écho lointain, le souvenir d'un jumeau mort depuis longtemps.

Puis, tout aussi brutalement que je m'étais noyé, je me suis retrouvé sur le bord du lac, nu, couché et trempé.

Un vieil homme, assis à mes côtés, contemplait les rides qui striaient la surface de l'eau. Son regard scintillait d'un bleu translucide.

« Qu'est-ce qu'un beau jeune homme comme toi fait tout seul ici ? », m'a-t-il demandé.

«  Pourquoi dites-vous que je suis beau ?

— N'est-ce pas évident ? Ne t'es-tu jamais regardé dans un miroir ? »

Jusqu'ici, les miroirs n'avaient servi qu'à ma toilette. Devant eux je me coiffais, me rasais, traquais les boutons, mais jamais je ne m'y étais vraiment regardé.

« Tu as bien raison, mon garçon, ça ne sont que des plaques froides et réfléchissantes. »

La surface du lac paraissait toujours troublée par ma fuite, elle ne reflétait plus qu'une onde confuse et miroitante.

« Tu t'es noyé, n'est-ce pas ?

— Oui, ai-je répondu, Mais pas très longtemps.

— Ça calme la soif, parfois. »

Le vieil homme s'est levé, m'a souhaité une bonne journée, puis s'est envolé. Le soleil acheva de me sécher.

 


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