Daniel C. Hall : Marc-Jean, pourrais-tu te présenter à nos lectrices et lecteurs et nous dire ce qui t’a conduit à écrire
L’ado, la folle et le pervers, un essai publié par les éditions H&O ?
Marc-Jean Filaire : Si le cinéma n’est pas, chronologiquement, ma première passion, il s’est mis à occuper une place
de plus en plus importante dans mon existence, notamment grâce à la multiplication des DVD, que je consomme en grande quantité. À côté de la littérature, que j’enseigne depuis plus de dix
ans, les arts visuels sont une source de réflexion et de travail certes mais de plaisir avant tout. Comme auparavant la peinture, l’architecture, la danse contemporaine et plus récemment les
réalisations plastiques contemporaines, le cinéma est devenu une nécessité dont il fallait que je parle. C’est donc à partir de travaux scolaires que j’ai commencé à développer mes premiers
articles et même à partir d’une question d’élève la toute première fois (« Final Fantasy : The Spirits within – Rêve intime et rêve collectif », www.fffans-fr.com), à laquelle je voulais fournir une réponse complète. Par la suite, d’autres exercices pédagogiques m’ont amené à développer plus
particulièrement une réflexion sur la question des genres (« Pour une approche féministe de Sleepy Hollow de Tim Burton » et « Les enfants de la pluie (2002)
de Philippe Leclerc ou les rapports entre hommes et femmes »).
De plus, j’apprécie le cinéma pour grand public avec des effets visuels ou spéciaux ; j’aime l’idée baroque du spectacle total avec
texte, image et musique, dans lequel nous pouvons échapper à nous-mêmes et aux contingences de notre réalité. Cependant, cette attitude n’exclut pas d’aimer revenir à un film (ou un livre) et
prendre le temps d’en comprendre les motivations et les enjeux. Le cinéma de divertissement me plaît par son apparente facilité et donc sa capacité à véhiculer des idées accessibles au plus
grand nombre mais il me fascine aussi par son danger à donner des images, à singer la réalité, à créer des clichés, qui sont tout à la fois les reflets d’une vérité changeante et les
fondements d’une iconographie moralisatrice en perpétuelle élaboration. Le projet de mon livre s’ancre à la fois dans ma joie de spectateur naïf et mon inquiétude de commentateur
perplexe : il m’apparaissait essentiel – n’est-ce pas une déformation professionnelle ? – d’expliquer à l’aide d’exemples précis combien il est nécessaire de demeurer critique face
aux images si nombreuses de notre environnement sans perdre le plaisir premier de la découverte.
D’un point de vue plus pratique, j’ai eu la chance, lorsque mon projet s’est imposé comme incontournable et alors même qu’il n’en existait
pas encore une ligne, de recevoir le soutien d’Henri Dhellemmes et d’Olivier Tourtois des éditions H&O, qui ont approuvé l’idée d’un livre sur la représentation cinématographique des
homosexuels avec un entrain très encourageant.
Explique-nous la manière dont tu as conçu cet ouvrage et quel objectif tu recherchais ?
Au risque de me répéter, il fallait que l’ouvrage soit pédagogique, donc facile d’accès : le choix de présenter des analyses de
quelques films induit assurément un resserrement de la perspective générale et le passage sous silence d’œuvres que d’aucuns auraient voulu voir traiter, je le conçois. Pourtant, pour le
pratiquer avec mes étudiants, seul le discours ancré dans des exemples concrets permet de bien percevoir la subtilité d’une approche artistique et de comprendre des notions abstraites,
lesquelles peuvent ensuite être réutilisées pour interroger d’autres œuvres. L’ado, la folle et le pervers, comme son titre l’annonce, pose des schémas, inévitablement réducteurs,
dont il s’agit de négocier les frontières, toujours floues, toujours à redéfinir. Je ne dis pas qu’il faut combattre les clichés avant qu’ils n’apparaissent – désir donquichottien – car on ne
peut remettre en cause que ce qui est établi ; quant aux images, même caricaturales, elles sont utiles à notre propre construction, néanmoins ils doivent être repensés et souvent
combattus. Aucun bon sentiment ne suffit à cette tâche, qui demande du temps et des mots, qui exige aussi de remettre en cause des certitudes et, plus solides encore, des habitudes.
Quel public penses-tu viser ? Qu’écrirais-tu afin de donner envie à notre lectorat de te lire ?
De fait, le public gay et tout particulièrement les hommes seront certainement plus intéressés a priori par le sujet. Toutefois, le livre
n’a pas été conçu comme un manifeste et cible peut-être d’abord un public qui n’a paradoxalement aucun lien avec la culture gay. Mon espérance – certainement vouée à ne demeurer qu’une
espérance – serait d’amener ceux qui ne perçoivent pas la violence des clichés homophobes à s’interroger sur leur représentation personnelle des gays. La postface de Zoé Carle est structurée
autour de ce regard extérieur : une femme hétérosexuelle accepte de suspendre la logique prémâchée de notre société hétéronormée pour repenser ce que sont les homosexuels dans leur
infinie variété et hors de tout cadre moralisateur. Certes, cette réflexion exige une relecture des schémas sociétaux et donc un effort sur soi pour se défaire d’une norme prétendument
ancestrale, et si de rares personnes – j’en connais déjà quelques uns – s’attellent à cet exercice alors ce livre a une raison d’être.
Quant au public gay, je ne l’exclus évidemment pas, je le considère comme déjà convaincu – ce qui est encore une espérance. Cependant, je
sais que certaines approches de films que je propose pourront paraître quelque peu décalées par rapport à l’estime qu’il est convenu d’avoir en tant que gay à l’égard de certains films
connus. Sans prétendre imposer une vérité nouvelle sur des œuvres traditionnellement appréciées (Philadelphia) ou détestées (Cruising), je propose de les relire avec le
recul des années pour montrer qu’une lecture trop affective fausse la valeur que la foule a pu leur attribuer lors de la sortie en salles : un film mythique comme La Cage aux
folles a connu plusieurs relectures au fil des dernières décennies et Les Nuits fauves n’ont pas encore épuisé les interprétations. Se méfier des clichés homophobes est un
préalable qui ne doit pas s’essouffler dans une catégorisation aveugle des films distingués en bons et mauvais parce qu’ils proposent un regard compatissant ou critique sur les homosexuels.
Avec une œuvre cinématographique, on n’en a jamais complètement fini ; j’apprécie souvent de revoir un film et de constater combien j’ai eu tendance à être influencé par l’état d’esprit
du moment, passant à côté d’aspects plus complexes. Combattre les préjugés d’une société à l’égard d’une de ses minorités devrait induire une certaine autocritique au sein même de cette
minorité et cela n’empêche pas de soutenir un discours militant.
À ton avis, faut-il être gay pour pouvoir décrypter les films à thématique explicite ou implicite ?
Heureusement non. Les gays sont ni bien ni mal placés pour comprendre les films qui les prennent pour sujet, ils sont simplement partisans.
La complexité du sujet est déjà de définir les frontières de l’homosexualité et il me semble toujours naïf d’entendre des propos qui posent des vérités sur les limites d’une sexualité, sur
ces préférences, sur ces comportements ; ces dernières années ont vu fleurir un nouveau discours tout aussi sclérosant sur l’hétérosexualité, comme si elle n’était pas aussi diverse et
insaisissable. Les gays ne me semblent pas plus à même de comprendre les films sur l’homosexualité, ils sont simplement plus renseignés sur les codes culturels que véhiculent les multiples
sous-groupes en relation avec l’homosexualité mais comprendre n’est le monopole d’aucune sexualité. En revanche, on peut espérer que les gays par leur expérience (jamais facile)
d’acceptation d’eux-mêmes et de confrontation aux codes hétérosexués sauront mieux s’inscrire dans un travail de lecture distanciée et critique ; peut-être est-ce là encore une simple
espérance.
À la lecture de ton essai (qui m’a passionné), j’ai été surpris par la différence entre une analyse très clinique et un peu
distanciée (universitaire ?) des films et de nombreux propos fortement militants pour lutter contre l’homophobie. Est-ce volontaire ?
La question est complexe. J’ai du mal à estimer dans quelle mesure j’ai pu être conscient d’une écriture qui se voulait à la fois objective
dans sa forme et subjective par le traitement d’un sujet si intime. Assurément, l’enseignement de l’analyse littéraire, mâtinée d’un goût certain pour l’approche stylistique, m’a appris à me
tenir à distance de l’objet d’étude mais je sais aussi que les impressions les plus affectives peuvent également être les clefs d’une lecture subtile qui ressent avant de comprendre. Le tour
de force serait de ne jamais se laisser entraîner d’un côté ou de l’autre : l’exercice est périlleux, il est donc profondément jouissif. Je ne doute pas que l’on me trouvera souvent
partisan, le préfacier lui-même, Didier Roth-Bettoni, pose ce point de vue comme préalable à la lecture de L’ado, la folle et le pervers mais il sait lui aussi, pour avoir écrit un
livre essentiel sur le sujet, que l’on ne peut pas être absolument objectif, ce qui est d’ailleurs le propre de l’écriture. Nous sommes trop impliqués dans le thème pour nous défaire
totalement de notre individualité. Néanmoins, j’ai essayé de retenir mes emportements parfois, mon enthousiasme à d’autres moments et j’ai cherché au maximum à être conscient des moments où
je laissais parler en moi la voix intime, le plus brièvement possible.
Et, il faut l’avouer, le projet est en soi partisan : on ne peut pas analyser des images sans avoir déjà établi une catégorisation et
donc une interprétation. Donner le nom de folle ou de pervers à un certain nombre de personnages filmiques, souvent très différents, constitue une typification qui porte un
jugement : le cinéma a constitué un catalogue d’images homosexuelles plus ou moins négatives, rarement positives, et les commenter en tant que figements visuels d’une morale induit un
parti pris. Je ne refuse pas d’admettre que je défends la cause gay dans mon ouvrage mais je refuse d’être catégorisé comme quelqu’un qui n’aurait pas réfléchi aux répercussions sociales et
politiques des clichés cinématographiques. Le cinéma ne propose que des images, il ne peut faire que cela, c’est sa nature, néanmoins il doit être conscient de celles qu’il choisit, comme le
spectateur doit l’être dans sa réception : ce dernier n’a pas à être passif devant l’image, sa réflexion doit l’entretenir dans une activité, sans renier son plaisir.
En tant que gay, penses-tu que la transmission de notre histoire, de notre souffrance et de notre culture est importante ? Ne
sens-tu pas un vrai désintérêt de la part des jeunes gays d’aujourd’hui ?
Le paradoxe du désintérêt probable des jeunes gays pour ce que les générations précédentes appellent la « culture gaie » est
certainement dû en partie à une amélioration relative de la représentativité des homosexuels dans notre société. Soyons prudents, je ne fais pas l’apologie d’une société où être
homosexuel(le) serait aussi aisé qu’être hétérosexuel(le) mais, dans l’espace complexe des référents collectifs, on peut reconnaître que la présence des gays et des lesbiennes n’est plus
niable, voire, comme l’explique Éric Fassin, suscite une redéfinition des normes pour l’ensemble du groupe social.
En revanche, on peut être désappointé devant la dilution des références fondatrices d’un groupe qui s’est cherché une unité en établissant
un réseau de connexions entre des artistes et des œuvres, qui étaient élevés au statut d'icônes gaies. J’ai été interloqué lorsque sur le site « Cultures et questions qui font débats » de Jean-Yves Alt, un commentateur se disait étonné de voir apparaître la tête de James Dean sur la
couverture de mon ouvrage, alors que depuis longtemps son ambiguïté sexuelle a été révélée. Cette remarque me semble révéler une dissolution culturelle par manque de curiosité. La recherche
de modèles gais n’a plus la nécessité d’autrefois. C’est en soi le signe d’une évolution sociale relativement positive mais aussi celui d’une uniformisation culturelle par des médias
complaisants que tous les efforts éducatifs, quand ils existent, ne peuvent que difficilement combattre. En travaillant sur des films anciens comme sur des films récents dans L’ado, la
folle et le pervers, j’ai cherché à croiser les supports de reconnaissance gaie et à donner le goût de voir et de revoir certains films qui pourraient tomber dans l’oubli et d’autres qui
tendraient à se figer dans leur propre légende.
Quel est ton film « gay » préféré et pourquoi ? Quel film « gay » conseillerais-tu aux hétérosexuels afin
de mieux nous comprendre et sans les choquer et pourquoi ?
Je n’ai pas véritablement de film gay préféré, même si plusieurs films ont su retenir mon attention au fil des années. Je pourrais essayer
de trancher et dire qu’il s’agit de Mort à Venise mais il me semble échapper à toute catégorisation et surtout celle trop restrictive de « gay ». C’est certainement un des
films dont aucune analyse n’épuise les qualités esthétiques. À côté de ce film, bien d’autres constituent une nuée dont l’attrait varie au gré du scénario, de la composition, du discours. Le
choix de plusieurs films analysés dans mon livre est motivé en partie par un goût personnel : Cabaret de Bob Fosse est une œuvre exceptionnelle, tout comme La Corde
d’Alfred Hitchcock, pourtant il y a plus gay que le premier et moins homophobe que le second. Malgré un travail de deux ans sur les images des gays dans le cinéma, ce n’est pas la thématique
gay qui retient mon attention pour juger un film ; d’ailleurs, il n’est pas rare que ce thème soit développé dans des films médiocres.
Par conséquent, je ne me vois pas conseiller un film particulier, susceptible de faire tomber les écailles des yeux hétérosexuels car aucun
film n’est porteur d’une vérité indiscutable : tout film est toujours une stylisation, une réduction de l’immense variété des réalités homosexuelles. En revanche, je conseillerai de voir
beaucoup de films où apparaissent des gays et des lesbiennes, mais aussi des transgenres, des bis, des incertains pour prendre conscience de l’ampleur de la violence sociale qui est imposée
aux personnes d’orientation non exclusivement hétérosexuelle. Seule la rencontre de la différence peut ouvrir à une redéfinition de son propre cadre de pensée. Écrire L’ado, la folle et
le pervers m’a aidé à refuser les frontières préétablies sur les sexualités et à ne pas étiqueter une personne sans prendre le temps d’écouter son histoire individuelle. Ainsi,
aujourd’hui, contrairement à ce que je faisais dans les années 90, je ne me pose plus guère la question de la sexualité des gens que je rencontre, je ne crois plus au fantasmé
gaydar et je suis heureux de découvrir que je me trompe de plus en plus souvent lorsque malgré moi j’essaie de deviner si je suis face à un gay, un ou une hétéro, une lesbienne, et
cette erreur me réjouit : je constate que je n’ai aucun intérêt particulier à connaître les secrets d’alcôves de mes interlocuteurs. Si nos pratiques sexuelles nous définissent en
partie, elles ne nous définissent pas complètement et l’ensemble de nos expériences est plus riche que nos seules expériences sexuelles, aussi variées soient telles.
Tu fais partie de l’équipe de Les Toiles Roses. Qu’est-ce que cela t’apporte et pourquoi te fais-tu si
rare ?
Pouvoir publier sur un site comme Les Toiles Roses est une aubaine qui correspond à la manière dont je conçois la transmission des
savoirs. Le savoir est gratuit. Faire don au plus grand nombre de son savoir, le mettre à disposition sans en attendre une contrepartie me semble correspondre à ce que peut faire de plus
humaniste l’espace d’Internet. Lorsque je propose l’analyse d’un film, j’espère évidemment qu’elle sera lue et commentée, mais je pense aussi à la possibilité qu’elle soit réutilisée,
notamment par des collègues enseignants – je sais que certains ont exploité mon étude de Sleepy Hollow, par exemple – ou par des étudiants : j’ai eu des discussions très riches
avec certains des miens qui n’étaient pas d’accord avec mon approche de Spiderman 2 ou qui trouvaient enfin quelqu’un de « vieux » à qui parler de leurs impressions sur
Shortbus.
En revanche, je ne produis pas de l’analyse au poids ou au fil d’une plume légère et mon temps de rédaction, de correction et de relecture
est toujours long. De plus, je ne peux absolument pas travailler sur un film qui ne me fait pas réagir personnellement ; un temps certain d’assimilation et d’imprégnation m’est
nécessaire avant que s’impose à moi le besoin de mettre en forme une réflexion. Tant que je n’ai pas trouvé exactement pourquoi mes pensées reviennent dans les jours qui suivent la
visualisation à ce film, qui est d’abord – heureusement ! – un divertissement, je ne peux rien mettre en mots. Ensuite, viens l’étape de la prise de notes, étape de décantation, où il
faut que j’ai à tout moment et n’importe où de quoi écrire les premiers mots, qui seront l’ébauche de l’analyse. Alors seulement, il me semble que je me libère d’une charge personnelle tout
en offrant à d’autres un regard attentif sur un point de détail, une infime parcelle de sens sur une œuvre immensément plus complexe : il y a une véritable joie intime à s’effacer
derrière les mots. Si je me fais rare sur Les Toiles Roses, c’est donc d’abord parce qu’arriver à la formulation me prend beaucoup de temps, et d’énergie. Certes, cette année est
aussi extrêmement lourde en travail de préparation de cours mais cela est de peu d’intérêt ici. J’espère l’an prochain pouvoir être plus présent.
Si tu devais réécrire ton essai, le referais-tu à l’identique ou changerais/ajouterais-tu des catégories et des
films ?
En m’appuyant sur un commentaire judicieux de Didier Roth-Bettoni, je crois qu’il faudrait s’interroger sur l’image du vieil homosexuel,
figure récurrente et discrète depuis longtemps, mais aussi prendre le temps d’observer l’image naissante du beur, qui est apparue au cours des années 90. Le travail reste à faire, comme
il reste à élaborer une étude similaire sur les lesbiennes. Il me plaît de croire que ces projets seront bientôt proposés en librairie par d’autres amateurs de cinéma, afin que la discussion
sur la représentation des sexualités continue de progresser et d’aider à faire mieux connaître la minorité si diverse à laquelle nous appartenons.