de Nico Bally
Croque-quenottes
Nico Bally a publié une multitude
d'histoires étranges sur divers supports, du webzine à l'anthologie, en passant par le livre photo-musical.
Après avoir sillonné les villes les plus exotiques et palpitantes du globe (Dunkerque, Manchester),
il vit aujourd'hui à Lille où il fête tous les jours son non-anniversaire (trente ans tout rond) avec un lapin gay, une chatte blanche déguisée en chatte noire, et la fée
Clochette.
En marge de l'écriture, il travaille comme contrôleur de contenu pour Recisio Music malgré de
longues études en sciences, informatique et philosophie. Il respecte les lois du TATBAR (Touche À Tout, Bon À Rien) en s'adonnant à la photographie naïve, la musique noise-ambiant expérimentale,
les courts-métrages DIY, l'auto-pornographie, le rot tonal et la peinture sur vélo.
Pour Les Toiles Roses, il élargit ses univers fantastiques-oniriques en développant les
thèmes LGBT qu'il avait trop souvent mis de côté.
Ce dont je me souviens le mieux de mes années de pensionnat, ce sont les nuits.
J'étais le seul de la chambrée à ne pas savoir dormir d'un trait. Je me levais, au mieux, une fois par nuit,
pour aller boire ou pisser.
Pieds nus, parfois en chaussettes, je me glissais sans bruit dans les couloirs pour atteindre la grande
salle d'eau où étaient alignés les cabinets de toilettes, les douches, les urinoirs et les lavabos.
Je n'y étais jamais seul. D'autres pisseurs, des insomniaques, des caïds, fourmillaient tout en discutant à
voix basse, en se déplaçant lentement, les yeux mi-clos, comme des fantômes hantant les lieux sans conviction.
J'avais beau être grand pour mes treize ans, j'étais aussi fluet, me réfugiant dans mon asthme pour éviter
le sport. Je baissais donc la tête devant les caïds qui profitaient du sommeil des pions pour terroriser les petits aux vessies capricieuses.
Un soir où je ressortais discrètement d'un cabinet de toilettes, je vis Tristan assis sur un lavabo, juste
en face. Il me fixait comme s'il avait eu les yeux plantés sur la porte tout du long, attendant patiemment que je sorte.
Tristan avait seize ans, des cheveux noirs, un regard blasé, et fumait des cigarettes évidemment
interdites.
« J't'ai pas entendu chier, m'a-t-il lancé.
— J'ai... J'ai
pas fait de... de bruit. », ai-je bredouillé.
Il a ricané et s'est avancé, me faisant reculer dans le cabinet.
« Tu pisses assis, hein ? Et t'as honte ! »
Il a refermé la porte, nous enfermant. Je tremblais, certain qu'il me frapperait ou me brûlerait avec sa
cigarette.
« T'inquiètes, je fais pareil, j'aime pas les urinoirs. Allez, détends-toi, t'es tout bleu. Tu pisses
assis, c'est bien ça ?
— Ou... O...
Oui.
— T'as bien
raison. J'suis pas pudique, mais pisser debout quand on peut le faire assis, je vois pas l'intérêt. »
Il s'est accroupi sur le sol, le dos contre la porte, tandis que je tremblais encore, debout, les jambes
collées à la cuvette.
« Calme-toi, je veux juste discuter. Je m'appelle Tristan.
— Je
sais.
— Et toi, tu
t'appelles comment ?
— Nico. »
Je ne comprenais pas pourquoi il préférait venir discuter avec moi plutôt qu'avec les types de sa classe. Il
parla de tout et de rien ; je répondis à peine. Il laissait les cendres de sa cigarette tomber sur le sol et contemplait la fumée qu'il recrachait.
J'avais fini par m'asseoir sur la cuvette. Je me rendis bientôt compte qu'en parlant il touchait le bas de
mon pyjama, et progressait lentement vers ma cheville, la caressant du bout des doigts.
Je reculai mon pied d'un coup sec.
« Ooh, tu es timide. Allez, laisse-moi faire, tu me diras après si tu aimes ou pas. »
Je refusai, je ne savais pas très bien ce qu'il voulait, mais je connaissais le châtiment.
« Le croque-quenottes. »
Il sourit. J'avais pensé tout haut.
« Tu crois à ces histoires ? »
Il se pencha pour écraser sa cigarette ; j'en profitai pour l'enjamber et sortir, détalant vers ma
chambre.
Je fis ensuite d'horribles cauchemars dans lesquels le croque-quenottes venait me dévorer.
Selon l'histoire, il ne mangeait que les dents. Des variantes racontaient qu'il retirait toute la merde de
sa victime pour la lui étaler sur le visage. Il ne s'en prenait qu'aux garçons qui embrassaient d'autres garçons et qui faisaient d'autres choses qui me semblaient encore obscures à
l'époque.
Presque toutes les nuits qui suivirent, Tristan vint me voir. Nos discussions duraient le temps de sa
cigarette. Il feignait d'être distrait, à chaque fois, pour me laisser m'échapper.
Je repoussais ses tentatives avec plus ou moins de conviction. Il parvint à m'habituer à ses caresses
légères sur la cheville. Je savais que je ne risquais rien pour ça. Je me promettais d'être prudent, de surveiller ses dérapages. Il en voulait toujours plus.
« Tu as encore peur de ton croque-quenottes ? Tu ne deviens pas un peu trop vieux pour croire à ces
trucs-là ?
— Je sais
qu'il existe. Le cousin de Ludovic l'a vu.
— Ouais ouais,
un ami d'un ami a toujours vu des trucs de dingues. Moi j'ai un pote dont le frère à vu le directeur à poil.
— Non ?
— Bah non,
justement, c'est une légende, comme ton croque-crottes. Et tu sais qui l'a inventée, ta légende ? Le directeur, ou bien les surveillants, pour te foutre la frousse et éviter qu'on devienne amis.
Ils aiment pas qu'on s'amuse, ils interdisent tout. Si t'es pas sage tu te feras bouffer. Mon cul ! »
Il s'agitait quand il partait dans des tirades de ce genre. Et ça m'amusait à chaque fois. Me voyant
sourire, il reprenait son calme, avec un air boudeur.
Il ne me terrorisait plus du tout. J'avais juste peur qu'il me fasse faire des choses dangereuses. Et dans
mon lit, je guettais l'arrivée du croque-quenottes. On pouvait l'apercevoir, parfois. Je pense vraiment l'avoir vu un soir. Je l'entendais souvent.
À la cantine, des amis me dirent qu'un grand se ferait bientôt manger les dents.
« Tristan, la tête de corbeau qui fume en cachette. Ça fait plusieurs fois que le croque-quenottes rôde
autour de sa chambrée. Il va pas tarder à se faire tartiner de merde ! »
Je le prévins dès la nuit suivante, il éclata de rire.
« Ah ah, merci, je vais installer des pièges à ogres autour de mon lit.
— Te fous pas
de moi. Et puis pourquoi il viendrait, de toute façon ? On n'a rien fait, j'en suis sûr !
— Là, c'est
clair que c'est pas avec nos discussions qu'il va s'énerver... Mais y'a d'autres gamins qui sont moins pétochards que toi... »
L'idée qu'il puisse s'enfermer avec d'autres garçons ne m'avait jamais traversé l'esprit. Je ne lui
accordais désormais qu'un peu moins d'une heure par nuit. Et s'il enchainait ainsi les discussions avec quatre ou cinq autres types ? Il m'avait dit être insomniaque et passer ses nuits dans les
toilettes.
« Et tu leur fait quoi aux autres ? », criai-je en me levant.
J'étais bêtement jaloux. Sans réfléchir, je l'embrassai. Il me prit dans ses bras, me caressa le dos, je
paniquai. Je le rejetai, partis en courant, mon sexe dressé déformant mon pantalon.
Je n'ai pas dormi cette nuit-là. Je pensais à ce que j'aurais pu faire, ce que j'aurais dû faire, comment il
aurait peut-être réagi. J'en avais complètement oublié le croque-quenottes.
La nuit suivante, Tristan n'était pas là. J'appris qu'il avait été transféré dans un autre
établissement.
Évidemment, c'était la déclaration officielle. Nous savions tous qu'il avait été étranglé, dévoré, ou
étouffé avec sa propre merde. Et ça serait bientôt mon tour.
Je ne dormais plus.
Je passais alors mes nuits aux toilettes, à attendre le croque-quenottes. Les caresses de Tristan me
manquaient.
À l'automne, je repérai un nouveau dont la chevelure corbeau me rappela mon premier amour.
Je le vis se faufiler dans les toilettes, jusqu'à un cabinet.
« Tu pisses assis ? », lui lançai-je. Il n'osa pas me répondre.
Au fil du temps, je compris qu'il y avait deux sortes de gamins. Les effrontés qui prenaient eux-mêmes mes
mains pour les glisser sous leur pyjama, et les peureux avec qui il fallait de longues discussions avant de pouvoir effleurer la nuque ou la cheville.
Je préférais de loin ces derniers, tellement délicieux, fondants, irrésistibles. Leurs tremblements me
surexcitaient.
Et pour entretenir leur superbe peur, je leur racontais la légende du croque-quenottes.
© Nico Bally – 2009.
Tous droits réservés.
Direction littéraire de la série : Daniel Conrad & Pascal Françaix.
Je tenais à vous féliciter pour votre délicieux texte. Délicieux car il explore le croque-mitaine qui se cache en chacun de nous et surtout qui m'éveille bien des échos, ayant été pensionnaire longtemps (il y a plus de 55 ans, c'est vous dire !) et confirmant que la réalité dépassait bien souvent la fiction. J'ai hâte de lire la suite de ces petits bonbons amers et faussement acidulés.
Votre désormais fidèle lecteur,
Jacques
J'espère que les prochains textes vous plairont autant.