(c) D. R.
La semaine passée, j’étais d’humeur grognon, sachant que mes obligations professionnelles allaient m’obliger à passer la fin de semaine sur la
route, et à parcourir environ 1.500 kilomètres. Dire que pour une fois j’étais disposé à me métamorphoser en homme d’intérieur et d’extérieur, à consacrer davantage de temps aux tâches ménagères,
et à la tonte de ma pelouse qui commence à ressembler à un champ de broussailles. Cela attendra. Un Premier ministre, des membres des gouvernements provincial et fédéral, un futur Président
international d’un club très sélect et des vétérans de la Deuxième Guerre mondiale avait la priorité dans mon agenda. Je bougonnais surtout parce que cet emploi du temps sarkozyen me contraignait
à me lever de bonne heure vendredi, samedi et dimanche.
Sur la route, j’ai fait attention à ne pas me tromper dans les directions et les sorties. J’aime prendre mon temps mais déteste être en retard
quand on m’attend. Politesse des rois, on ne se refait pas. Alors j’ai calculé large pour être sûr d’arriver en avance en comptant les aléas et les inévitables erreurs d’aiguillage. Gouverner,
c’est prévoir. Mais pourquoi mets-je tant de lieux communs dans ce paragraphe ?
Sur la route, j’ai regardé le paysage canadien défiler devant mes yeux. La province du Nouveau-Brunswick est couverte de forêts à 85 %.
Évidemment, je n’ai pas pris les chemins de la campagne mais l’autoroute transcanadienne qui traverse cet immense espace vert.
Sur la route, j’ai écouté de vieux CD que j’avais pris avec moi pour agrémenter mes trajets. Je me suis même passé la bande originale de la
série Beverly Hills 90210 que je n’avais plus mis dans un lecteur depuis des années. Paroles et musiques ont jailli des recoins de ma mémoire pour affleurer à mes lèvres, et j’ai fini
par fredonner ces vieux refrains du début des années 90. Sur la route, j’ai laissé les souvenirs refaire surface comme des bouteilles jetées à la mer échouent sur le rivage. Je me suis souvenu
qu’à l’époque je craquais complètement pour Jason Priestley, le beau Brandon Walsh, le garçon propre sur lui avec son brushing impeccable qui, avec le recul des années, apparaît totalement
ridicule et désuet en 2008. De nos jours, je craquerais plutôt pour Luke Perry alias Dylan Hartley, le rebelle au grand cœur, l’écorché vif qui dissimule tant bien que mal ses secrètes blessures.
Je me suis souvenu que j’éprouvais aussi un trouble penchant pour Shannen Doherty, future sorcière de charme.
Sur la route, je n’avais pas eu le temps de lire la presse vendredi matin. Ce n’est donc que samedi après-midi que j’appris à la une de
L’Acadie Nouvelle que Luc Bourdon s’était tué jeudi midi, sur la route.
Son nom ne me disait absolument rien, mais le fait qu’il fasse les gros titres indiquait qu’il s’agissait de quelqu’un d’important. Les dates
m’interpellèrent : 1987-2008. Intrigué, je pris le journal pour savoir ce qui s’était passé jeudi dernier sur la route, dans la péninsule acadienne. Luc Bourdon, joueur de hockey sur glace,
l’un des plus grands espoirs de la LNH (Ligue Nationale de Hockey) avait décidé de prendre quatre semaines de vacances dans sa province natale. Comme la plupart de ses amis, il venait d’acheter
une moto et d’obtenir son permis. C’est en effectuant une manœuvre stupide en pilotant cet engin qu’il maîtrisait encore mal qu’il heurta de plein fouet, sous les yeux de sa petite amie qui le
suivait sur la route – elle au volant de sa voiture –, un semi-remorque venant en sens inverse alors qu’il tentait d’en dépasser un autre. Foudroyé au commencement de la gloire, comme James
Dean.
J’ai ressenti un pincement au cœur en lisant que cet athlète prometteur était un Verseau du troisième décan, comme moi. Son anniversaire tombe
le lendemain du mien. J’appris aussi que c’était une belle âme qui, sans en faire de publicité, visitait les enfants malades dans les hôpitaux pour leur apporter un peu de joie et de soleil. Un
grand garçon beau et généreux, violemment enlevé par la grande faucheuse à l’aube de sa jeune vie pleine de promesses. Intérieurement, j’étais secoué alors que je devais
prononcer une allocution dans le cadre d’une remise de prix récompensant les qualités professionnelles et humaines d’un « jeune » récipiendaire de 43 ans. Je n’avais pas préparé de
discours, aussi c’est en ayant une pensée pour Luc que, tout en essayant de maîtriser mon émotion, je prononçai les paroles suivantes devant mon auditoire :
— Qu’elle soit brève ou longue, la vie est toujours trop courte. Mais le plus important est qu’elle soit bien remplie. C’est pourquoi vous avez raison de vous rendre mutuellement hommage de votre
vivant.
Je me suis senti piètre orateur ce soir-là, cependant mes phrases parfois décousues résonnaient comme un cri du cœur et les gens qui les
écoutèrent m’en surent gré. Plus tard, seul dans ma chambre d’hôtel, j’ai fait un retour sur le chemin parcouru sur la route de ma vie. Qu’en ai-je fait, comparé au jeune Luc qui vient de
mourir ? Qu’en aurais-je connu, et que n’aurais-je jamais connu si j’étais mort au même âge ? Ma tête devint un champ de réflexions qui se bousculaient comme des auto-tamponneuses à la
fête foraine. J’éprouvai un sentiment de culpabilité et de honte à la pensée d’avoir, durant toutes ces années, cédé plus d’une fois au découragement pour des raisons qui m’apparaissaient soudain
futiles, et envisagé d’abréger mes jours. Je pris alors la résolution de me souvenir de Luc Bourdon, chaque fois que la lassitude reviendrait éprouver ma résistance, afin de redresser la tête et
de pouvoir continuer à avancer sur la route.
Commentaires