VI - De la clandestinité au Front Homosexuel d'Action
Révolutionnaire
À la sortie de la guerre 1939-45, l'homosexualité est considérée comme un délit qui aggrave les peines d'outrage public à la pudeur pour deux
personnes du même sexe. La clandestinité est de mise puisque les gouvernements d'après-guerre ont conservé une loi de Vichy qui poursuit les homosexuels (pourtant parmi les populations déportées
par l'Allemagne nazie). Dans les grandes villes, certains lieux publics permettent cependant des rencontres furtives, mais toujours dans la crainte de poursuites ou de fichage par la police. Il
faut attendre les années 50 pour observer la création de la première association homosexuelle qui prend la forme d'un club littéraire avec une revue, Arcadie, discrète et soucieuse de ne pas choquer l'opinion.
1960, danser entre hommes à La Chevrière : la liberté à Saint-Nom-la-Bretèche (78)
« On se repérait entre nous dès la gare Saint-Lazare, nous prenions tous le même train aux alentours de 14 heures le dimanche et 35 minutes
après, à Saint-Nom-la-Bretèche, des dizaines d’homosexuels s’empressaient de rejoindre La Chevrière, une grande propriété isolée, au fond d’un parc, où se tenait le bal de la Colonelle. »
Dans les années 60, André, un architecte parisien, était un fidèle de cette échappée dominicale : « La Chevrière était tenue par une lesbienne qui avait aménagé sa résidence en salle de bal
et restaurant. Une petite femme à l’allure austère, qui portait toujours des pantalons de cheval et arborait sur son chemisier, la rosette de la Légion d’honneur. Je n’ai jamais su son vrai nom.
On ne la connaissait que sous le surnom de "la Colonelle", grade que, selon la rumeur, elle avait acquis au sein de la Résistance. » L’ambiance ? « Comme les guinguettes en bord de
Marne, mais avec en plus la danse du tapis, qui permettait de faire savoir à un garçon qu’il ne laissait pas indifférent… La clientèle était plutôt aisée : des avocats, des commerçants… Les homos
étaient tous en costume cravate, les lesbiennes en jupe et escarpins, surtout pas d’excentricité ! » Malgré cette atmosphère guindée, André garde un souvenir enthousiaste de La Chevrière : «
Vous ne pouvez pas imaginer avec quelle impatience nous attendions le train le dimanche après-midi. Pour draguer ? Pas seulement : pour être libres, tout simplement ! »
VII - Du F.H.A.R. à la dépénalisation de l'homosexualité
C'est après mai 68 qu'un véritable mouvement de libération voit le jour. D'abord inspiré par la contestation des années 70, le Front Homosexuel
d'Action Révolutionnaire (F.H.A.R.) naît en 1971 dans les rouages du MLF, les homosexuelles en étant à
l'origine, mais il périclite rapidement. Néanmoins, la parole se libére avec force et le mouvement est irréversible. Revendiquant l'abrogation des lois discriminatoires, celle-ci est arrachée
après l'arrivée de la gauche au pouvoir en 1982. L'homosexualité s'organise dès lors en mode de vie toléré et admis, même si l'apparition du virus du sida marque profondément cette minorité,
touchée de plein fouet par l'épidémie au cours des années 80…
Beaux-Arts (6e), le QG du Front homo révolutionnaire
D’Assemblée Générale en prise de parole délirante, on scandait "Prolétaires de tous les pays, caressez-vous!".
L’amphithéâtre des Loges, à l’école nationale des Beaux-Arts, 14, rue Bonaparte (Paris - 6e), reste un lieu légendaire du militantisme gay, dans sa période la plus subversive, bien loin du
politiquement correct qui prévaut aujourd’hui dans les associations gays. C’est là que se réunirent tous les jeudis soir, de 1971 à 1973, plusieurs centaines d’homosexuels à l’appel du FHAR
(Front homosexuel d’action révolutionnaire). « Revendiquer un contrat de mariage ou des allocations familiales pour nos gosses ? Mais cela nous aurait fait hurler ou crever de rire ! »,
affirme Alain, 54 ans, bibliothécaire, qui suivait assidûment les assemblées générales (AG) du FHAR. « De toute façon, il était impossible de tenir un discours sérieux plus de cinq minutes
dans cette salle, c’était un happening permanent ! Les lesbiennes doctrinaires ou les transfuges du gauchisme, comme Guy Hocquenghem, étaient sans cesse interrompus par les Gazolines, des folles
radicales qui scandaient des slogans hystériques: "L’important, c’est le maquillage !’’, "Nationalisons les usines à paillettes!", ou bien encore leur fameux "Prolétaires de tous les pays,
caressez-vous!’’. Entre deux envolées contre "la société hétéroflic", il y avait immanquablement un petit mec de province qui prenait la parole pour raconter sa vie en pleurant, un autre qui
donnait son numéro de téléphone à la cantonade parce qu’il ne voulait pas rentrer seul chez lui… C’était un bordel indescriptible, pas de leaders, pas d’ordre du jour, mais aussi une véritable
libération de la parole pour les pédés, un moment qui a été fondamental pour beaucoup d’entre nous. » Avec des épisodes mémorables, comme ce strip-tease improvisé par l’écrivaine féministe
Françoise d’Eaubonne et le vieil anarchiste Daniel Guérin, juchés sur les tables en formica de l’amphi… Alain constate : « Cette effervescence a vite rencontré ses limites. Au fil des
semaines, il y a eu de moins en moins de monde dans l’amphi, et de plus en plus d’affluence au cinquième étage, où les corps-à-corps remplaçaient les discours! Jusqu’à ce que les flics fassent
évacuer les lieux… »
Le FHAR n’a duré que deux ans et n’a rassemblé que quelques centaines de personnes. Mais il a inventé un style d’action très particulier, à la
fois festif, subversif, provocateur et créatif qui aujourd’hui encore caractérise nombre de manifestations gays.
Depuis 1989, l’association de lutte contre le sida Act Up Paris a repris le flambeau
en tenant ses réunions tous les mardis soir dans le même amphi. Mais les débats y sont encadrés, les prises de parole minutées et toute digression immédiatement censurée…
SOURCES : France Culture, Le Nouvel Observateur...
BIBLIOGRAPHIE
■ Louis-Georges Tin (dir.), Dictionnaire de
l'homophobie, PUF (23 mai 2003)
Une longue préface du directeur du dictionnaire présente une définition du terme, les variantes sémantiques (passage de homosexualité à homophobie : "changement aussi bien épistémologique que
politique" Daniel Borrillo), un rappel historique, le travail des différents collaborateurs, plus de soixante dix venant d'une quinzaine de pays montrant ainsi la pluralité de l'homophobie dans
différents pays. Les divers articles se recoupent et se complètent invitant par l'intermédiaire des renvois le lecteur à circuler selon sa curiosité.
■ Didier Eribon (dir.), Dictionnaire des cultures gays et lesbiennes, Larousse (28 mai 2003) Dictionnaire illustré et international
consacré aux cultures gays et lesbiennes contemporaines depuis la fin du XIXe siècle. Contient 570 articles et 50 dossiers thématiques.
■ Didier Eribon, Réflexions sur la question gay,
Fayard (1999) L'auteur, journaliste au Nouvel Observateur et biographe de Michel Foucault, propose une série de réflexions sur l'homosexualité contemporaine, s'interroge sur ce que peut être une
"culture gay" moderne en rappelant diverses étapes de l'émergence d'une "identité gay", notamment à travers la littérature anglaise du XIXe siècle.
■ Florence Tamagne, Histoire de l'homosexualité en Europe
: Berlin, Londres, Paris, 1919 – 1939, Seuil (coll. L'univers historique) (2000)
Le sous-titre circonscrit l'espace des trois villes et les vingt ans que couvre cette chronique, juste avant la répression allemande. Tolérance presque amusée en France, subversion de l'ordre
victorien en Angleterre et revendication culturelle allemande, autant de mouvements éteints qui ont repris vie dans les années 1980.
■ Florence Tamagne, Mauvais genre ? : une histoire des représentations de l'homosexualité, La Martinière (2001)
Une vaste exploration de l'histoire des homosexuels en Occident à travers les images qui l'ont accompagnée, nourrie, modifiée et interrogée, par le biais de la peinture, de l'imagerie médicale,
de la photo, de la presse et du cinéma.
■ Patrice Pinell (dir.), Une épidémie politique : la lutte contre le sida en France (1981-1996), Puf (2002)
Montre les actions marquantes des associations dans l'histoire de la lutte contre le sida depuis 1981 jusqu'à 1996 : prise de conscience de la maladie par la communauté homosexuelle ainsi que par
d'autres minorités puis par la majorité hétérosexuelle, prise en compte de la maladie par les pouvoirs publics, inauguration d'une politique anti-sida.
Jean Yves
Lire la première partie.
Lire la deuxième
partie.
Commentaires