CROIRE EN L'ÊTRE HUMAIN
Un billet d'humeur d'Isabelle B. Price, d'Univers-L
Je rentre de l’hôpital et se faisant, j’ai eu envie de vous parler. Rentrer de l’hôpital, je
le reconnais, c’est assez naturel quand on est infirmière en CHU, ça n’a rien d’exceptionnel. Sauf qu’aujourd’hui je n’ai pas porté de blanc comme d’habitude, aujourd’hui j’y étais en simple
visite.
Il y a trois jours j’ai accueilli un ancien patient, que nous baptiserons juste Monsieur. Je
vais vous épargner les détails techniques et déprimants. Il faut juste savoir que cet homme a été opéré d’un cancer colique il y a cinq ans de cela et qu’il est aujourd’hui en parfaite forme pour
ses 76 ans. Ses scanners ne montrent aucune récidive et il est simplement revenu pour une cure d’éventration, parce que comme l’explique tout naturellement sa femme : « quand il est
rentré, il n’a rien écouté et il a jardiné et porté toutes les affaires, comme avant ». Il y a des gens, comme ça, ni la maladie ni les consignes des blouses blanches n’en viennent à
bout.
Quand je l’ai accueilli il y a trois jours, j’ai dû l’installer dans le service voisin par
manque de place dans le notre. Je l’ai écouté parler plus que je n’ai mené l’entretien. De toute manière mon dossier n’avait pas besoin de plus de renseignements, à quoi bon, je savais tout. Et
puis il avait tellement besoin de parler que je me suis contentée de l’écouter. Avant de l’installer dans cet autre service, je lui ai promis de repasser le voir. J’avais pensé au vendredi, avant
mes vacances, mais voilà le vendredi est arrivé, avec sa charge de travail, sa réunion, ses courses à faire, bref je n’ai pas trouvé le temps. Donc ce samedi, je me suis levée avec l’assurance
que j’irai le voir, sur mon repos, le premier jour de mes vacances. Je suis ainsi allée là où je passe plus de la moitié de ma vie, un bâtiment ancien, décrépi, délavé et difficile d’accès qui
est coincé entre plusieurs constructions récentes.
J’ai frappé à la porte de la chambre, pas tellement sûre que ce soit la bonne ; j’ai une
mémoire sélective, principalement en ce qui concerne les chiffres. Je pensais qu’il s’agissait de la 26 mais une fois devant la porte, la 26 ne correspondant pas à la notion d’espace que j’avais,
j’ai donc opté pour la 36, qui s’est avérée être la bonne.
J’ai passé discrètement la tête par l’entrebâillement de la porte car je refusais de le
déranger en présence de sa famille. Parce que, que suis-je, moi ? Une infirmière qui l’a accueilli, une étrangère, une de ces autres, rien de plus. Et le fait que nous habitions la même
ville, que j’ai récupéré le cactus qu’il nous avait offert de peur qu’il ne meure durant la réfection du service, le fait qu’il pense me connaître ne font pas de moi quelqu’un de différent. Je ne
suis qu’une femme qui porte une blouse blanche dans un immense hôpital. Et quand je ne la porte pas, je ne suis qu’une visite de plus, sans même le lien familial.
Aussi incroyable que cela puisse paraître, il m’a tout de suite reconnue. J’ignore si c’est
mon sourire ou ma coiffure en bataille, si c’est mon silence ou mon hésitation, si c’est ma gêne ou bien mon malaise. Quoi qu’il en soit il m’a souri et m’a fait signe de m’approcher. Je crois
qu’il ne se rappelle pas de mon prénom, il ne connaît même pas mon nom ; je ne dis jamais mon nom de famille, il ne signifie rien. Mais j’ai lu dans ses yeux le plaisir. Il m’a demandé ce
que je faisais là, habillée comme ça. Je lui ai répondu que je lui avais fait une promesse et que j’essaie de toujours tenir mes promesses. Je lui ai expliqué en toute simplicité que je ne
travaillais pas et que j’en avais profité pour venir le voir.
Dire qu’il a été touché est un euphémisme je pense. Seulement je ne pense pas qu’il ait été
touché autant que je l’aie été moi-même. Si la vie m’avait donné l’occasion de connaître mes deux grands-pères, j’aurai souhaité, rêvé, qu’ils lui ressemblent. Si j’avais eu la chance de
connaître mes deux grands-pères, ça aurait sans doute été leurs histoires que je serais en train d’écrire en ce moment. Oui mais voilà ils ne sont plus là, c’est donc l’histoire de cet homme que
je vais vous conter.
Un morceau choisi, parce qu’en une heure de conversation, je n’ai que peu parlé. Mais cela ne
m’a pas dérangée, j’aime écouter, j’ai toujours aimé les histoires. Je crois que ça a commencé très jeune, avec les contes que me lisait ma mère. En grandissant j’ai continué à découvrir des
histoires grâce à la lecture et à la télévision. Pas la peine de demander, non, je n’ai jamais aimé l’Histoire, la matière comme on nous l’enseigne à l’école ; il fallait apprendre toutes
ces dates par cœur et ça, je n’aime pas.
Vous pouvez penser que ce qui va suivre est faux. Vous pouvez penser qu’il l’a inventé ou que
je l’ai inventé. Peu m’importe. C’est sa vérité et c’est maintenant devenu ma vérité.
Avant de commencer, il faut savoir que cet homme, « fils de fermiers » comme il dit,
a réussi dans la vie parce qu’il était ouvrier qualifié ; il traitait le cuir à une époque où cela voulait encore dire quelque chose et d’après ce que j’ai cru comprendre, il a très bien
réussi. Il possède plusieurs maisons, il vit aisément mais simplement.
L’histoire débute à l’époque de la création du barrage. (Ne me demandez pas de quel barrage il
s’agit. Je ne suis pas de la région mais quand les gens me parlent, ils sont persuadés que je sais de quel événement local datant de plus de 30 ans ils me causent). Le fils Machin avait un café
qui marchait très bien avant qu’on ne construise le barrage. Mais une fois ce fameux barrage achevé, les affaires sont allées de mal en pis. Il s’est retrouvé avec des dettes, beaucoup de dettes
et a demandé à son père de se porter garant pour lui.
Un jour, le père en question est passé devant le magasin de mon Monsieur et lui a dit
« tu es un honnête travailleur ». Il lui a ensuite demandé s’il ne voulait pas acheter sa maison. Mon Monsieur lui a répliqué que s’il était passé pour se moquer de lui, il n’avait qu’à
repartir. Là, le vieil homme a fondu en larmes et lui a expliqué que sa maison allait être vendue aux enchères et qu’il allait de ce fait se retrouver à la rue. Il a tout raconté, les dettes de
son fils, les difficultés, tout. Mon Monsieur l’a écouté puis a fini par rentrer chez lui pour aller voir sa femme. Il lui a dit qu’il allait racheter cette maison. Sa femme lui a soufflé dans
les oreilles « comme avec ces trompettes, tu sais, ces grosses trompettes » (j’ai vu les trompettes, vous voyez les trompettes). Elle lui a dit qu’ils ne pouvaient pas se le permettre,
d’autant qu’ils n’avaient pas pu faire de crédit pour leur maison.
Mon Monsieur n’a rien voulu entendre. Il s’est rendu à la banque, qui a refusé de lui prêter
l’argent. Il est reparti et s’est rendu chez le voisin, monsieur Bidule, un fils célibataire riche. Il lui a expliqué que la maison de Machin allait être vendue aux enchères et qu’il voulait la
racheter. Mais la banque refusait de lui prêter l’argent. Le fils Bidule a ri aux éclats « Ils refusent de te prêter l’argent ?! Avec ton magasin et tes deux maisons ? Alors je me
porterai garant pour toi ». Ils sont ainsi retournés à la banque qui a allongé l’argent. Mon Monsieur est rentré chez lui pour parler à sa femme qui avait compris qu’il ne changerait pas
d’avis et avait donc décidé de le soutenir.
Ils sont allés chez le notaire. Il a acheté la maison. Et quand le notaire lui a demandé ce
qu’il comptait en faire, il a tout simplement déclaré qu’il laissait le précédent propriétaire, le vieil homme et son épouse l’habiter. Sans loyer, ni contrepartie. Ils devaient juste payer l’eau
et l’électricité. Ils y sont restés jusqu’à leur mort m’a dit mon Monsieur en souriant, « Jusqu’à leur mort. Et après tu sais ce que m’a demandé leur fils ? À rester lui
aussi. »
Je me suis dit quel toupet ce petit con (bien plus âgé que moi, certes, mais quand même).
Ruiner ses parents, les foutre à la rue et ensuite demander à bénéficier de la générosité du voisin. Mon Monsieur m’a dit qu’il avait refusé et qu’il avait offert la maison à sa fille
aînée.
J’en avais les larmes aux yeux. Je crois que vous n’imaginez pas à quel point cette histoire
m’a redonné confiance en l’être humain. Ça a eu le même effet sur moi que la fois où cet homme d’un âge presque similaire m’avait montré une photo de lui en noir et blanc en m’expliquant que
c’était à l’époque où il avait fui dans le maquis parce que les Allemands voulaient le tuer.
Cette histoire m’a donné l’impression que nous ne savons plus, aujourd’hui, ce qu’est la vie,
ou que nous l’avons oublié. Je suis désormais garante de cette histoire car je l’ai écoutée et je viens de vous la faire partager. Mais qui, aujourd’hui ou dans 20 ans, croira encore qu’une telle
chose est possible ?
Je fais un métier qui me fait voir le pire des hommes. Je vois leur lâcheté, leurs peurs,
leurs craintes, leurs souffrances, leurs désirs, leurs rêves inachevés, leurs capacités de manipulation. Et parfois, au milieu de tout cela, parfois ressortent des instants aussi magiques qu’un
samedi pluvieux et gris, passé assise sur l’accoudoir d’un fauteuil délavé et déchiré, à écouter un vieil homme allongé et perfusé vous raconter qu’il a fait cela parce qu’il fallait le faire,
simplement parce qu’il fallait le faire.
Alors je dis merci. Merci Monsieur de m’avoir raconté votre histoire, de m’avoir rappelé
pourquoi j’ai choisi ce métier, de m’avoir redonné confiance en moi, en nous. Merci. Parce que grâce à vous je n’ai pas seulement retrouvé le courage qui me manque depuis quelques semaines pour
continuer dans cette voie, mais aussi car j’ai également pris conscience que le jour où je ne verrai plus cette beauté qui irradie de certaines personnes que je croise et que je côtoie, il sera
temps pour moi de changer de voie.
Merci d’avoir croisé ma modeste route, Monsieur…
Merci…
Isabelle B. Price (30 Novembre 2008)
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