Un billet d'humeur d'Isabelle B. Price, d'Univers-L
« La vraie découverte ne consiste pas à chercher de nouveaux paysages, mais à changer de regard. »
Marcel Proust
Parfois on dit d’une personne qu’« elle a de l’imagination ». S’ils devaient me définir, je pense que c’est ce que ma
famille et mes amis diraient de moi. Elle a de l’imagination. Déjà quand je n’avais que quelques années, entre 5 et 6 ans, notre médecin de famille avait fait la remarque à ma mère, alors que je
jouais toute seule dans un coin du cabinet pendant qu’il auscultait mon petit frère, que je devais avoir une vie interne très riche. Il ne se doutait pas à l’époque de la justesse de son propos.
Je crois d’ailleurs que c’est un peu mon problème. Pourquoi donc vivre dans la réalité ? Dans cette réalité ?
J’ai été élevée dans un monde où les Princes réveillaient les Princesses endormies d’un chaste baiser, où les vaillants petits
tailleurs terrassaient les géants et où les méchantes et cruelles marâtres ne pouvaient rien contre la pureté et la gentillesse de leurs belles-filles. Ma mère adorait les contes, elle nous en
racontait tous les soirs sur le canapé du salon. C’était notre moment privilégié. Depuis, j’ai toujours gardé cette habitude de me raconter une histoire avant de m’endormir.
Quand j’étais enfant, j’adorais tout particulièrement quand on prenait la voiture pour aller voir mes grands-mères. Une heure de
route pour l’une, deux heures pour l’autre. L’occasion de rêver, bercée par le ronronnement du moteur, et de m’évader dans un autre monde avant de sombrer dans un profond sommeil. Même si je
m’endormais souvent un quart d’heure à peine après le départ, j’avais tout de même le temps de voir ce panneau de signalisation.
J’étais petite… J’étais rêveuse… Je ne savais pas lire.
Je ne voyais pas sur ce panneau une voiture qui dérape. Non. Il m’aura fallu attendre d’avoir 18 ans et le permis pour la voir
enfin cette voiture qui dérape.
Sur ce panneau j’ai vu et je vois encore, parfois, un homme de profil avec un très gros nez, un cou gracile et un chapeau sur la
tête. Ce chapeau si étrange qu’il me rappelait les Russes que l’on voyait à la télévision. Je n’ai jamais demandé la signification de ce panneau. Je n’ai jamais demandé non plus ce qu’il
représentait. Mes petits frères se sont chargés de le faire à ma place. Mais ce dont j’étais certaine, c’est que je ne voyais pas la voiture qui dérape. Non. J’avais beau la chercher du regard,
scruter et fouiller au plus profond du dessin, je ne la voyais pas. Même en me concentrant longtemps, cela me paraissait impossible.
Quelques années plus tard, j’ai su lire mais ce panneau est resté un Russe, de profil, avec un gros nez.
Je savais que j’aurais dû voir une voiture. Je savais que je ne voyais pas « normalement », pas comme il fallait. Peu
m’importait, ce panneau était le mien, il restait à moi. Il restait mon secret. Je connaissais sa signification réelle et je la comprenais, mais mon regard s’obstinait à me montrer autre
chose.
J’ai fait la conduite accompagnée. J’ai eu le code à 16 ans toujours sans voir cette fameuse voiture qui dérape. J’avais mon
bonhomme de profil à qui je souriais parfois. Il était là. C’était juste lui et moi.
À 18 ans, j’ignore ce qui s’est passé, j’ignore d’où c’est venu… Le permis, le bac, l’entrée dans la vie adulte, je ne sais pas.
Toujours est-il qu’un jour je conduisais seule et mon Russe a disparu. À sa place j’ai vu la voiture qui dérape. J’ai été surprise parce qu’en fait elle avait toujours été là finalement, même si
je ne la voyais pas vraiment. Mais mon Russe, mon Russe au gros nez, moi je l’aimais. Je voulais le retrouver. Pendant deux ans, j’ai alterné entre les deux visions que j’avais de ce
panneau.
Aujourd’hui, je vois la voiture qui dérape. Mais quand je me concentre, mon bonhomme de profil au gros nez et au cou gracile
réapparaît. Et je lui souris alors, comme le faisait l’enfant que j’étais il y a quelques années…
Commentaires