FLORENCE TAMAGNE, HISTORIENNE :
« Stonewall, c’est l’histoire d’une
revanche… »
Par Yannick
Barbe
Pourquoi Stonewall est-il un événement fondateur du mouvement homo ? La notion de fierté gay est-elle née
à ce moment-là ? Les combats actuels (mariage, homoparentalité) peuvent-ils se revendiquer de Stonewall ? Ce sont quelques-unes des questions que Yannick Barbe, pour Yagg, a posées à Florence Tamagne, historienne spécialiste de l’histoire culturelle du genre, de
l’homosexualité et de ses représentations. Elle a notamment publié en 2001 Mauvais genre ? Une histoire des
représentations de l’homosexualité (La Martinière), un ouvrage essentiel.
La révolte de Stonewall est généralement considérée comme l’événement fondateur du mouvement homo.
Êtes-vous d’accord avec cette idée ?
Oui et non. Oui, au sens où Stonewall marque en effet la naissance du mouvement de libération gay et lesbien
moderne, même si celui-ci était déjà enclenché depuis des mois, voire des années. Vanguard, une association de jeunes prostitués gays avait ainsi été fondée à San Francisco dès 1966. Néanmoins,
c’est suite aux émeutes de Stonewall qu’est créé aux États-Unis le Gay Liberation Front, qui servira ensuite de modèle pour d’autres mouvements homosexuels révolutionnaires, comme le FHAR en
France.
Non, parce que le mouvement de libération gay et lesbien correspond en fait à la troisième vague du
mouvement homo. La première vague apparaît à la fin du XIXe siècle, en Allemagne, avec des associations comme le WhK (Comité scientifique humanitaire) du sexologue et militant homosexuel Magnus
Hirschfeld, qui luttait déjà pour la dépénalisation de l’homosexualité. Dans les années vingt et jusqu’au début des années 1930, de multiples associations et revues homosexuelles existaient en
Allemagne (elles furent ensuite interdites par les nazis, qui renforcèrent la répression de l’homosexualité), ainsi que dans d’autres pays, comme les Pays-Bas ou l’Angleterre. La deuxième vague,
quant à elle, apparaît au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Elle correspond à ce que l’on appelle les mouvements homophiles, comme Arcadie en France, la Mattachine Society ou les Daughters
of Bilitis aux États-Unis. Dans un climat social souvent très conservateur (c’est le temps de la « chasse aux sorcières » aux États-Unis, en France, l’homosexualité devient un
« fléau social »), ces mouvements réformistes prônaient une stratégie d’intégration des homosexuel-le-s dans la société.
Qu’est-ce qui fait qu’un événement est plus fondateur qu’un autre ? Stonewall n’a-t-il pas occulté
d’autres événements tout aussi importants pour les gays et les lesbiennes ?
L’histoire se nourrit de symboles. Stonewall, c’est l’histoire d’une revanche. Alors que les bars gays et
lesbiens étaient constamment victimes du harcèlement policier, les émeutes de Stonewall marquèrent un coup d’arrêt à la victimisation et à la honte. Ceux qui, d’ordinaire, étaient réduits au
silence, décidaient de prendre leur destin en main. L’image de ces habitués, parmi lesquels des drag-queens et des prostitués d’origine afro-américaine et portoricaine, qui au lieu de rentrer
chez eux, choisirent d’affronter la police, à coup de briques et de bouteilles de bière, a marqué les esprits. Surtout, ce qui n’aurait pu être qu’un épisode somme toute mineur, a déclenché une
prise de conscience à grande échelle.
Après, il est clair que la mémoire collective retient davantage les événements spectaculaires que les
changements en profondeur, sur le long terme. On doit ainsi souligner les liens entre la lutte féministe et le combat homosexuel, même si les rapports entre les mouvements féministes et les
lesbiennes ne furent jamais simples. Mais avec le développement des études gaies et lesbiennes, on commence à redécouvrir des pans entiers de cette histoire qui a été longtemps occultée. Avec le
temps, il est également possible de relire certains moments de cette histoire de manière plus dépassionnée. C’est ce qui commence à être fait pour Arcadie par exemple.
Quelles sont les conditions historiques de cette révolte ? Pourquoi en 1969 et pas plus tôt ?
On est dans un phénomène de convergence. C’est l’avènement d’une nouvelle génération. La naissance du
mouvement de libération gay et lesbienne s’inscrit dans le cadre plus vaste d’une lutte révolutionnaire qui rassemble alors les mouvements étudiants, les mouvements féministes et les mouvements
pour les droits civiques. Il est d’ailleurs frappant que les porte-paroles du mouvement de libération gay et lesbien ne viennent pas des anciennes organisations homophiles mais des rangs de la
Nouvelle Gauche.
La notion de fierté homo est-elle née avec Stonewall ?
Là encore, oui et non. Oui, en tant que slogan et mot d’ordre. La gay pride, la fierté gaie, c’est une
conséquence directe de Stonewall. C’est aussi une réaction contre la stratégie des mouvements homophiles, qui prônaient la discrétion pour ne pas heurter l’opinion publique. C’est enfin un
changement dans les modes de vie: les militants révolutionnaires dénonçaient la culture du placard, le fait que la plupart des gays et des lesbiennes, du fait de la répression et de la
stigmatisation, étaient contraints de mener une « double vie ».
Non, au sens où l’on aurait tort de croire que tous les gays et toutes les lesbiennes vivaient dans la
honte. Là encore, la situation était très variable selon les lieux ou les milieux. Il était ainsi certainement plus facile de vivre son homosexualité dans une capitale comme Paris, sous couvert
d’anonymat, qu’en province. De même certains milieux un peu bohèmes étaient plus tolérants à l’égard de l’homosexualité. Plus simplement, un certain nombre de gays et de lesbiennes défendaient
l’idée que l’homosexualité n’était ni un crime, ni une perversion, et qu’il n’y avait pas de raison d’en avoir honte. Certains se référaient à l’Antiquité ou à la Renaissance pour trouver des
modèles positifs d’homosexualité: on peut penser à André Gide en France. D’autres comme les folles, mettaient en scène leur homosexualité, et grâce au camp, offraient une relecture ironique et décapante de la société hétérosexuelle. On peut penser ainsi aux prestations
flamboyantes du travesti José Sarria, l’un des acteurs de la libération gay aux États-Unis, qui se produisait, dans les années 1960, au Black Cat Cafe San Francisco.
Dans l’histoire des représentations de l’homosexualité dans l’art, Stonewall marque-t-il une rupture ?
Avant Stonewall, peut-on dire que l’artiste homosexuel était plutôt représenté comme forcément souffrant, replié sur lui-même ?
Là encore, c’est très variable, mais c’est vrai qu’il y avait une espèce de culte de « l’homosexualité
noire », pour reprendre l’expression de Guy Hocquenghem. Néanmoins, cela ne signifiait pas forcément le repli sur soi. On peut penser à Genet, Pasolini, Fassbinder. Mais avant Stonewall, il
y avait déjà eu toute une évolution des représentations de l’homosexualité: dans les années 1960, les écrivains de la Beat Generation, des peintres comme David Hockney ou Andy Warhol, par
exemple, avaient déjà su marier pop culture et célébration de la libération sexuelle.
Les combats actuels (droit au mariage, homoparentalité) peuvent-ils se revendiquer de l’héritage de
Stonewall ?
Non, si l’on s’en tient à la lettre des mots d’ordre de l’époque, oui, si l’on s’intéresse aux objectifs à
long terme. Dans les années 1970, en effet, le mouvement de libération homosexuelle rejetait violemment la famille nucléaire, le mariage et la monogamie, tout ce qui semblait alors renvoyer à un
modèle hétéronormé, patriarcal et autoritaire. La priorité, c’était l’affirmation du droit à la différence et à la jouissance. Mais très vite, les activistes ont recentré leur action sur la lutte
pour les droits, en particulier la dépénalisation de l’homosexualité. Mais il est rapidement apparu que ces changements ne garantissaient pas forcément la suppression de toutes les
discriminations, comme le sida l’a d’ailleurs révélé. C’est dans ce contexte douloureux que la demande de reconnaissance des unions homosexuelles, puis de l’homoparentalité a pris corps. De ce
point de vue, les combats actuels s’inscrivent bien dans l’héritage de Stonewall : on est passé d’une logique de tolérance à une logique de reconnaissance.
Interview reproduite avec l’aimable autorisation de Yannick Barbe.
Première publication : Site Yagg., 22 juin 2009.
Tous droits réservés sur le texte et les photographies.
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