de
Nico Bally
CE QUE NARCISSE M'A APPRIS
Nico Bally a publié une multitude d'histoires
étranges sur divers supports, du webzine à l'anthologie, en passant par le livre photo-musical.
Après avoir sillonné les villes les plus exotiques et palpitantes du globe (Dunkerque, Manchester), il
vit aujourd'hui à Lille où il fête tous les jours son non-anniversaire (trente ans tout rond) avec un lapin gay, une chatte blanche déguisée en chatte noire, et la fée Clochette.
En marge de l'écriture, il travaille comme contrôleur de contenu pour Recisio Music malgré de longues
études en sciences, informatique et philosophie. Il respecte les lois du TATBAR (Touche À Tout, Bon À Rien) en s'adonnant à la photographie naïve, la musique noise-ambiant expérimentale, les
courts-métrages DIY, l'auto-pornographie, le rot tonal et la peinture sur vélo.
Pour Les Toiles Roses, il élargit ses univers fantastiques-oniriques en développant les thèmes
LGBT qu'il avait trop souvent mis de côté.
Le jour où je me suis noyé, le ciel était d'un bleu presque transparent, et le
soleil brillait assez fort pour rendre aveugle l'imprudent qui le regarderait en face. Je me baladais au bord d'un lac que j'avais découvert au fond d'une vallée broussailleuse. Calme et pur, il
semblait avoir été ignoré par la civilisation depuis des siècles.
Je me suis étendu sur le dos, près de l'eau, goûtant la joie de ce matelas de
nature vierge. J'avais toujours rêvé de m'endormir dans un tel endroit, mais la lumière du soleil transperçait mes paupières. J'ai roulé sur moi-même pour me mettre sur le ventre, et je suis
tombé face à mon reflet. Il reposait tranquillement derrière une barrière d'eau cristalline.
Je ne sais plus très bien comment je me suis noyé. Je me suis peut-être trop
approché. Ou alors je me suis finalement endormi, et j'ai basculé. Ce qui est sûr c'est qu'à un moment je scrutais les détails de mon iris bleuté, et que le moment d'après j'étais entouré
d'eau.
Brutalement, tout s'est ralenti. La soudaine lenteur de mes gestes leur
donnait une précision étrange, et je respirais sans problème. J'ai d'abord cru que je m'étais envolé, mais je sentais l'eau faire doucement pression sur mon corps, et un paysage d'algues pastel
ondulait gracieusement sur des roches crayeuses.
Un homme nu monta jusqu'à moi. Ses longs cheveux m'ont d'abord fait penser à
une femme, une sirène, mais sa nudité m'assura bien vite qu'il s'agissait d'un homme, d'un très bel homme. Subtilement musclé, le regard lucide, tranquille, il nageait avec aisance et me souriait
d'un air complice.
« Tu n'as pas tenté de sortir de l'eau ? », m'a-t-il
demandé.
Non, l'idée ne m'était pas venue à l'esprit. Je me sentais bien
ici.
« Je suis mort ?
— Ne sois pas ridicule. »
Nous pouvions parler sans contrainte ; de petites bulles s'échappaient de nos
bouches et tourbillonnaient jusqu'à la surface.
L'homme me prit par la main. Sa peau était douce, troublante. Il m'emmena tout
au fond, sans que la lumière ne nous quitte, sans que ma respiration ne devienne plus difficile.
Il y avait une sorte de grand nid dans la roche, une crique de coquillages
hérissée de miroirs et d'algues raffinées, tapissée de mousse émeraude.
« Notre maison… », a dit l'homme en nous faisant voguer tout
autour.
Puis il a regardé mes vêtements d'un air un peu moqueur.
« Ils ne te gênent pas pour nager ? »
C'est vrai qu’ils me paraissaient superflus dans cet Eden sous-marin, mais je
n'osais pas me déshabiller. Il s'en chargea donc, ôtant mon T-shirt d'un geste aisé, plongeant sa douce main dans mon jean.
Je bandais. J'en fus aussi étonné que gêné.
« Je… Je ne suis pas homosexuel, dis-je autant pour moi que pour
lui.
— Il t'arrive de te caresser, non ?
— Ça n'a rien à voir ! »
Il me sourit comme on sourit à un enfant.
« Quand tu te caresses, tu caresses un homme, et c'est un homme qui te
caresse. »
Je ne trouvais rien à répondre. Il acheva de me déshabiller et
m'embrassa.
J'aimais ça. Je ne sais pas si c'était parce que nous étions sous l'eau, ou
parce que je n'avais jamais embrassé que des femmes, mais c'était différent… et j'aimais ça.
De petits poissons argentés nous escortèrent jusqu'à un lit en forme de coupe,
puis ils changèrent de direction.
De grands miroirs, disposés comme des pétales, nous renvoyaient notre
image.
C'était la première fois que je me voyais faire l'amour. C'était également la
première fois que je le faisais sous l'eau, et que je le faisais avec un homme. C'était la première fois que je me noyais. Mais le plus étrange restait les miroirs. Je ne m'y reconnaissais pas,
ondulant au ralenti contre ce corps parfait. Mon visage affichait une sérénité délicieuse que je ne me connaissais pas.
L'homme du lac me renvoyait la même expression. Je remarquai que ses cheveux
étaient semblables aux miens, tout comme ses yeux, et son visage.
Il était moi.
Je me suis retiré violemment, comme on sort d'un rêve ou d’un
cauchemar.
« Tu es moi !
— Je suis toi. »
Son regard me troublait par sa sérénité.
« Pourquoi ne me l'as-tu pas dit ?
— N'était-ce pas évident ? »
Je me sentais soudainement trahi. Par le lac qui m'avait accueilli avec
tendresse, et par moi-même que je n'avais pas su reconnaître.
Je me suis élancé vers le haut, poursuivi par mon reflet qui me suppliait de
revenir. Les poissons, effrayés, s'écartaient sur mon passage. La voix de mon double ne fut bientôt plus qu'un écho lointain, le souvenir d'un jumeau mort depuis longtemps.
Puis, tout aussi brutalement que je m'étais noyé, je me suis retrouvé sur le
bord du lac, nu, couché et trempé.
Un vieil homme, assis à mes côtés, contemplait les rides qui striaient la
surface de l'eau. Son regard scintillait d'un bleu translucide.
« Qu'est-ce qu'un beau jeune homme comme toi fait tout seul ici ? »,
m'a-t-il demandé.
« Pourquoi dites-vous que je suis beau ?
— N'est-ce pas évident ? Ne t'es-tu jamais regardé dans un
miroir ? »
Jusqu'ici, les miroirs n'avaient servi qu'à ma toilette. Devant eux je me
coiffais, me rasais, traquais les boutons, mais jamais je ne m'y étais vraiment regardé.
« Tu as bien raison, mon garçon, ça ne sont que des plaques froides et
réfléchissantes. »
La surface du lac paraissait toujours troublée par ma fuite, elle ne reflétait
plus qu'une onde confuse et miroitante.
« Tu t'es noyé, n'est-ce pas ?
— Oui, ai-je répondu, Mais pas très longtemps.
— Ça calme la soif, parfois. »
Le vieil homme s'est levé, m'a souhaité une bonne journée, puis s'est envolé.
Le soleil acheva de me sécher.
© Nico Bally – 2009.
Tous droits réservés.
Direction littéraire de la série : Daniel Conrad & Pascal Françaix.
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