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par Stéphane RIETHAUSER


1. Le procès Wilde et l'affaire Rosebery

Vers la fin des années 1880, Oscar Wilde (1854-1900) est la coqueluche des théâtres et des salons londoniens et célèbre dans toute l'Europe. Wilde est marié et père de deux enfants, mais entretient des liaisons avec de nombreux jeunes hommes. En 1892, il fait la rencontre de Lord Alfred Douglas, un jeune aristocrate qui sera sa plus grande passion, mais qui sera aussi à l'origine de sa chute. Accusé de sodomie par le père de Lord Douglas, Wilde tient à se justifier en attaquant le Marquis de Queensberry en diffamation. Mais au cours de ce procès, la pédérastie du dramaturge sera établie. Wilde est accusé de débauche. Ses amis lui conseillent de fuir le pays, mais il refuse, certain que sa popularité et son esprit raffiné le sauveront.

Wilde & Douglas
Après avoir affronté les juges une seconde fois, Wilde est reconnu coupable le 25 mai 1895 de "gross indecency", un événement qui fait la une des journaux de toute l'Europe. Il écope de 2 ans de prison avec travaux forcés. Le flamboyant esthète, le charmant humoriste voit du jour au lendemain sa carrière et sa vie ruinées. Dans les geôles de Reading, il compose sa fameuse Ballade, ainsi que la longue lettre de rancœur et d'amour à Lord Alfred Douglas, le De Profundis. A sa sortie de prison, il s'exile en France où il mourra dans l'indigence et la solitude trois ans plus tard, à l'âge de 46 ans. A noter qu'en 1997, la reine Elizabeth a encore refusé de gracier Wilde.
Dès la condamnation de Wilde, une pétition circule dans les milieux artistiques et intellectuels européens pour demander l'allégement de sa peine. Beaucoup d'écrivains français refusent de signer. François Coppée : "Je veux bien signer en tant que membre de la société protectrice des animaux". Alphonse Daudet : "En tant que père de famille, je ne peux que manifester mon horreur et mon indignation" (ceci pendant que son fils Lucien, à cette époque, devenait l'amant de Marcel Proust). Jules Renard : "Je veux bien signer à condition qu'il prenne l'engagement de ne plus jamais écrire". Henry James, lui-même homosexuel, ainsi qu'Emile Zola, refusent de signer aussi. En Allemagne, Eduard Bernstein, l'un des dirigeants du parti social-démocrate, se prononce publiquement en faveur de Wilde en publiant un article dans la revue officielle de la IIème Internationale, Die Neue Zeit.
Oscar Wilde
La tragique histoire d'Oscar Wilde est connue, mais un autre scandale l'est moins, celui qui a ruiné la carrière de Lord Rosebery (1847-1929), Ministre des Affaires Etrangères puis Premier Ministre de la reine Victoria. Lord Rosebery a pour secrétaire intime Francis Douglas, qui n'est autre que le frère de Lord Alfred Douglas, l'amant de Wilde. Tout Londres murmure que le Premier Ministre a pour amant son secrétaire. Le père de Francis Douglas, Lord Queensberry, traite publiquement Rosebery de pédéraste en le menaçant de sa cravache, comme il l'avait fait à Oscar Wilde au sujet de son autre fils. Le Prince de Galles intervient personnellement pour que l'affaire soit étouffée. Le 18 octobre 1894, Francis Douglas meurt mystérieusement au cours d'une partie de chasse. On parle de suicide. Dès le début du procès de Wilde, Rosebery tombe malade. Le 28 juin 1895, un mois après la condamnation d'Oscar Wilde, le Premier Ministre est mis en minorité et doit démissionner. Sa carrière politique est terminée, mais il n'y aura pas de procès Rosebery.

Citons pour terminer la triste fin du général Hector Mac Donald (1853-1903), héros de la Guerre contre les Boers, puis commandant des forces britanniques à Ceylan. Rappelé à Londres en 1903, il découvre ses aventures avec les garçons révélées par la presse sur le chemin du retour et se suicide dans sa chambre d'hôtel à Paris au lieu d'affronter un procès dans son pays.





Krupp
2. Le scandale Krupp

En 1902 éclate en Allemagne un scandale qui sera à l'origine de l'échec d'une nouvelle tentative de Magnus Hirschfeld de faire abolir le §175 par le Reichstag. Friedrich Albert (Fritz) Krupp (1854-1902) a hérité des plus grandes usines d'armement d'Europe. Outre l'Allemagne, il fournit l'Empire Austro-Hongrois, l'Italie et la Russie en canons. Sous son règne, les usines Krupp vendent plus de 40'000 pièces d'artillerie, faisant de lui l'homme le plus riche d'Europe à l'époque. Krupp est un adolescent efféminé qui a horreur des femmes. Forcé de se marier jeune par sa mère, il n'aura que deux filles auxquelles il interdira de reprendre la direction de l'entreprise familiale. Lorsqu'il séjourne dans les palaces de Berlin, il fait toujours chambre à part avec sa femme. Il passe l'hiver sur son yacht dans la Baie de Capri. Krupp est accusé de s'adonner à des "orgies sexuelles" avec des dizaines de jeunes gens dans des grottes. Mais protégé par toutes les instances politiques et militaires, il n'a pas besoin de s'inquiéter, surtout que nombre de ses connaissances viennent passer leurs vacances chez lui à Capri en compagnie de jeunes garçons italiens.

C'est le journal socialiste Vorwärts qui, heureux de pouvoir s'en prendre à celui qui était considéré comme l'homme le plus riche du monde, sera à l'origine de sa chute en révélant ses penchants au grand public. Sa femme s'indigne et demande au Kaiser d'agir, mais celui-ci l'envoie dans un asile et protège le constructeur de ses canons. Cependant, de plus en plus accablé, Krupp se suicide peu après, en novembre 1902. Sa mort est déguisée en crise cardiaque. Respectant le souhait de Krupp, Guillaume II arrange le mariage de l'héritière des usines Krupp avec l'un de ses hommes de main, von Bohlen und Halbach, et prend ainsi le contrôle des fabriques d'armement. Il fait même une entorse au code civil en faisant adopter à von Bohlen und Halbach le nom de Krupp von Bohlen. Pour l'anecdote, la fille de Krupp se nommait Bertha, et c'est elle qui a donné son nom au fameux canon des Allemands pendant la Grande Guerre.


3. L'affaire Eulenburg

En 1907 éclate en Allemagne le plus grand scandale politique du Deuxième Reich (1871-1914): l'affaire Eulenburg , qui va déclencher une vague d'homophobie dans la presse et dans l'opinion et dont les répercussions sur la société allemande et internationale seront multiples.
Le Prince Philippe zu Eulenburg (1847-1921), qui ne cache pas vraiment ses préférences amoureuses, est le conseiller et le plus proche ami de l'empereur Guillaume II (1859-1941), monté sur le trône en 1888. De 12 ans l'aîné de Guillaume II, Philippe zu Eulenburg entretient une relation ambiguë avec l'Empereur, et est derrière toutes ses décisions. Guillaume II lui propose de reprendre la Chancellerie lorsqu'au début des années 1890, il démet Bismarck de ses fonctions. Eulenburg préférera rester Ambassadeur de Prusse à Vienne. Ecœuré, Bismarck écrit à son fils que la relation entre l'Empereur et Eulenburg "ne peut pas être mise sur la papier."
Eulenburg

Von Moltke
Un journaliste juif, Maximilian Harden (1861-1927), au courant des pratiques de Eulenburg, le fait chanter et le somme de démissionner de ses fonctions d'Ambassadeur à Vienne. Eulenburg cède au chantage et se retire dans sa maison de campagne en Allemagne. Pendant trois ans, il est absent de la vie politique. Mais dès 1905-1906, il reprend ses liens avec l'Empereur. Le bruit court qu'il pourrait reprendre la Chancellerie, et l'opiniâtre journaliste Harden lance alors une nouvelle attaque contre Eulenburg dans deux articles parus dans le journal Die Zukunft, l'accusant implicitement d'avoir une relation avec le commandant militaire de Berlin Kuno Von Moltke (1848-1916) (à ne pas confondre avec le Général Von Moltke, l'artisan de la victoire de l'Allemagne lors la guerre de 1870-71) en les décrivant respectivement comme le "harpiste" (Eulenburg était un amateur et compositeur de harpe) et son chéri "der Süsse" (Von Moltke avait un faible pour les chocolats). Eulenburg s'enfuit en Suisse pour quelque temps et tente d'éviter le scandale.
Il faut attendre six mois supplémentaires pour que l'identité d'Eulenburg et de Von Moltke soit révélée au grand public. Le 27 avril 1907, Harden publie cette fois un article explicite en écrivant que la "vita sexualis" de Eulenburg n'était "pas plus saine que celle du Prince de Prusse Friedrich Heinrich", qui venait d'avouer publiquement son homosexualité. La population voit Harden comme un héros qui sauve l'appareil étatique de la débauche et de la corruption. Le Kaiser, très compromis dans son autorité, force plusieurs hauts fonctionnaires à démissionner. Dans l'embarras, Eulenburg s'accuse lui-même de violation du §175, et après une brève enquête, il bénéficie d'un non-lieu. Mais Von Moltke insiste pour attaquer le journaliste Harden en diffamation.
"Der Harpist" und "Der Süsse"
Dessin de presse satirique, 1907
Le 23 octobre 1907, le procès Von Moltke contre Harden s'ouvre à Berlin, et lors des débats, des détails croustillants de la vie de Von Moltke sont révélés. Plusieurs témoins sont cités, dont Magnus Hirschfeld, soucieux de publicité, amené à la barre par Harden en tant qu'expert scientifique. L'homosexualité de Von Moltke sera formellement établie, et ce dernier perdra le procès. Il est intéressant de relever que lors du premier procès, Hirschfeld, en tant qu'expert scientifique, convainc la cour que Von Moltke n'est ni un pédéraste ni un sodomite mais un "homosexuel", en insistant sur son côté efféminé, artiste, très émotionnel et instable, laissant entendre que l'homosexualité peut être une déviance psychologique qui est innée, dont on n'est pas responsable, et qui n'a pas nécessairement besoin de s'exprimer par la sexualité. Eulenburg et Von Moltke ne se considéraient eux-mêmes pas "homosexuels". En se l'admettant dans les faits sous couvert de relations d'amitié, mais en rejetant l'étiquette de "débauché" ou de "sodomite" à tout prix. Au tribunal, ils se justifient en jurant ne jamais avoir eu des relations "immorales" ou "sales" ("Schweinerei, Schmutzerei"). Mais intervient alors un retournement de situation : le procès est annulé pour vice de forme. Le gouvernement prussien a réalisé que la victoire de Harden, un Juif, associé à Hirschfeld, un autre Juif qui dirigeait le CSH, mettait en péril la réputation des institutions et la respectabilité de la classe gouvernante.
Entre-temps, le 6 novembre 1907, un autre procès s'ouvre, celui qui oppose le Chancelier impérial von Bülow (1849-1929) à Adolf Brand, l'éditeur de la revue Der Eigene. Adolf Brand accuse Von Bülow d'homosexualité. Brand, qui pourrait être qualifié de précurseur de la politique du "outing", adopte une autre tactique que celle de Hirschfeld. Il souhaite attirer l'attention sur l'injustice du §175 lui aussi, mais de manière beaucoup plus provocante et moins politiquement correcte, en dressant une liste de "cas actuels" d'homosexuels. C'est finalement lui, après seulement une journée de procès, qui sera condamné à 18 mois de prison pour diffamation.
Le 18 décembre 1907 s'ouvre le deuxième procès entre Harden et Von Moltke, au terme duquel l'ancien commandant militaire de Berlin est blanchi et Harden condamné à 4 mois de prison pour diffamation. Heureux, le Kaiser réhabilite Eulenburg et Von Moltke. Mais leur joie sera de courte durée, car Harden, une fois sorti de prison, met sur pied un stratagème pour faire tomber Eulenburg et Von Moltke. Il s'associe à un éditeur bavarois, Anton Städele, et fait publier par celui-ci un article frauduleux qui affirme que Eulenburg lui aurait versé un million de marks pour qu'il cesse ses attaques. Harden s'empresse d'attaquer son comparse Städele en justice et transforme le tribunal en scène publique pour relater les détails de l'affaire Eulenburg. Au procès, il fait témoigner des amants d'Eulenburg afin d'engager un autre procès, pour parjure cette fois-ci, Eulenburg ayant juré sous serment n'avoir jamais violé le §175. La combine fonctionne, et le 7 mai 1908, Eulenburg est inculpé de parjure. Mais après de nouveaux procès s'étalant jusqu'en 1909, il ne sera finalement jamais condamné, feignant la maladie et s'évanouissant aux séances de tribunal.

Guillaume II
de Prusse
Fin 1908, un autre scandale, étouffé celui-ci, montre le désarroi dans lequel se trouvait le Kaiser. Guillaume II commet une énorme gaffe diplomatique en accordant un entretien au journal anglais The Daily Telegraph, dans lequel il expose ses vues sur les relations anglo-allemandes et leur rivalité dans la conquête des mers. La publication de l'interview déclenche un scandale au Reichstag, tant dans les rangs des adversaires d'une détente anglo-allemande que d'autres politiciens qui ne voyaient pas d'un bon oeil la divulgation de la stratégie allemande dans la presse britannique. Dépité, Guillaume II se retire dans son domaine de la Forêt Noire pour une partie de chasse. C'est là que lors d'une fête, le Comte Dietrich von Hülsen-Häseler, le chef du Secrétariat Militaire, se donne en spectacle après le repas et exécute un "pas seul" vêtu d'un tutu de ballerine.

Il amuse la galerie jusqu'à ce qu'il tombe raide mort sous les yeux du Kaiser, victime d'un arrêt cardiaque. Guillaume II quitte précipitamment la salle pour ne pas être vu, et tente d'étouffer l'affaire. Elle ne passera pas au grand public, mais l'Empereur, déjà miné par l'affaire Eulenburg et le scandale de l'interview au Daily Telegraph, ne supportera pas ce nouvel esclandre et s'enfoncera dans une dépression nerveuse. Un hôte de la soirée écrit : "En Guillaume II j'ai vu un homme qui, pour la première fois de sa vie, avec des yeux pétrifiés d'horreur, dût regarder le monde tel qu'il était vraiment."


4. Les répercussions de l'affaire Eulenburg

Les répercussions de l'affaire Eulenburg peuvent être constatées à de nombreux niveaux : c'est en effet aux multiples procès découlant de l'affaire Eulenburg que l'on doit la propagation du néologisme "homosexuel" dans le public. Dans les éditoriaux des journaux allemands, on parle de "clique homosexuelle" entourant l'empereur Guillaume II. D'innombrables articles et dessins de presse sont publiés, et introduisent pour la première fois le terme "homosexuel" au grand public, et ce dans tous les pays d'Europe - un mot qui n'était utilisé jusqu'alors que par les psychiatres.

Dessin de presse
1907
La crédibilité des hommes politiques et des institutions est ébranlée. L'idée que l'homosexualité est quelque chose de contagieux et de néfaste qui peut mener le pays à la ruine, qui peut saper les piliers des institutions, rompre les barrières entre les classes, sabrer les hiérarchies administratives et militaires entre dans les esprits. Un député du Reichstag affirme que les révélations de l'affaire Eulenburg "remplissent la nation allemande entière de répulsion et de haine." Le Parti Socialiste profite du scandale pour attaquer l'Empereur et insiste sur la "dégénérescence du pouvoir" en affirmant que l'homosexualité est un "produit de la décadence." Après avoir soutenu les revendications de Hirschfeld, voilà les socialistes qui retournent leur veste et passent dans le camp des homophobes. L'image des institutions est non seulement fortement compromise au niveau national, mais encore au niveau international. En France, on parle déjà du "vice allemand" et on saute sur l'occasion pour attaquer son voisin. En Angleterre, on se fait un peu plus discret par pudibonderie victorienne, mais la presse lance tout de même quelques attaques contre les mœurs des hommes au pouvoir en Allemagne.
L'affaire Eulenburg ne peut être considérée comme un simple scandale de mœurs. Ses répercussions ont été si fortes dans la société allemande et sur la scène internationale que de nombreux historiens l'ont directement mis en relation avec l'entrée en guerre de l'Allemagne en 1914. Bien entendu, les causes de la Première Guerre mondiale relèvent d'un ensemble de faits extrêmement complexes, et il serait hors de propos d'affirmer que l'affaire Eulenburg a été seule responsable de l'entrée en guerre de l'Allemagne. Mais elle en a sans aucun doute été l'un des vecteurs. Dans une époque caractérisée notamment par de fortes rivalités économiques et militaires entre les grandes puissances européennes et une course à l'armement, l'honneur national était au premier plan des préoccupations. Les valeurs de la société allemande étaient fortement secouées, les normes culturelles sens dessus dessous, et l'anxiété palpable tant dans le public et la presse que parmi les sphères dirigeantes. La confiance du peuple était au plus bas et l'honneur de la nation bafoué. Guillaume II avait perdu en Eulenburg un conseiller intelligent et pacificateur. On voyait logiquement l'homosexualité, au côté du féminisme et du judaïsme, comme des agents néfastes et conspirateurs qui menaient la nation à la ruine. Comme toujours lorsqu'il se sent acculé, le pouvoir réagit en désignant des boucs émissaires parmi les minorités dérangeantes. C'est un combat qui s'insère dans un courant plus large, de structures sociales désuètes qui rejette la modernité, un combat qu'on retrouve aussi à Vienne, où la noblesse s'accroche à ses privilèges et s'oppose au "libéralisme-citadin-et-juif".

Sur le plan psychologique, la manière dont l'affaire Eulenburg a été relatée dans la presse a grandement contribué à forger la notion d'une sexualité "normale" et "anormale" dans les mentalités. D'autre part, la diffusion du mot "homosexuel" dans le public de toute l'Europe a aussi fait prendre conscience à beaucoup de gens attirés par des représentants de leur sexe qu'ils pouvaient constituer un ensemble de personnes aux affinités semblables, bien qu'atteintes d'un vice ou d'une maladie, d'une inversion sexuelle, d'une déviance psychologique. Dans son ensemble, l'affaire Eulenburg a encouragé les gens à se sonder au niveau de leur orientation sexuelle sur un plan national et international, tout en stigmatisant cette orientation comme une maladie. Les théories de Krafft-Ebing et de Freud, qui circulent depuis Vienne, appuient avec autorité l'idée d'une maladie psychique.


5. Vienne : le suicide du colonel Alfred Redl

En Autriche, un scandale retentissant secoue aussi les institutions : celui du colonel Alfred Redl (1883-1913). Comme l'affaire Eulenburg, il reflète lui aussi le climat d'homophobie qui régnait à Vienne à cette époque. Redl est un jeune homme d'origine modeste qui se fait admettre à l'école militaire des jeunes aristocrates austro-hongrois. Officier très ambitieux, il monte vite en grade. En 1898, il tombe amoureux du jeune Stefan Hromodka. Afin de pouvoir entretenir son amant, il accepte de l'argent proposé par les Russes. Plus tard, il devient chef des services secrets de l'Autriche-Hongrie. Les agents de la Russie arrivent à prendre des photos compromettantes et le font tomber dans un piège.

Colonel Alfred
Redl (1883-1913)

Redl cède au chantage et livre les plans de guerre de son gouvernement, notamment ceux des forteresses de Galicie, ainsi que les noms des agents autrichiens en Russie. Il est rapidement démasqué. Mais l'état-major veut éviter le scandale d'un procès et contraint Redl à se suicider en 1913 dans une chambre d'hôtel à Vienne. Les Autrichiens devront changer leurs plans de bataille, ce qui contribuera à leur défaite durant la Première Guerre mondiale. Sans cette trahison, l'Autriche aurait vraisemblablement pu conserver la Galicie et conquérir la Serbie. Comme l'ont relevé certains historiens, l'affaire Redl aurait une fois de plus répandu l'idée que les homosexuels posaient des problèmes de sécurité nationale. Cela a notamment servi d'argument pour persécuter les homosexuels dans l'administration américaine par les équipes du sénateur MacCarthy dans les années 1950 aux Etats-Unis.


6. Invisibilité, répression policière et suicide

Au niveau de la vie sociale homosexuelle, il faut souligner le rôle capital joué par la révolution industrielle, qui a permis à des milliers d'homosexuels de s'extirper des structures familiales rurales et de se retrouver indépendants dans l'anonymat des grandes villes. Dans toutes les métropoles européennes, il existe une culture homosexuelle souterraine, formée d'associations secrètes, de réseaux cachés. A Vienne, le Klub der Vernünftigen (Club des Raisonnables), à Rome un Club degli ignoranti (Club des Ignorants), à Bruxelles des Réunions philanthropiques, à Cambridge la Société des Apôtres. La prostitution est très répandue autour des casernes, ou dans des villes portuaires comme Hambourg ou Marseille. Les jardins du Prater à Vienne et le Tiergarten de Berlin, tout comme les Tuileries à Paris ou Hyde Park à Londres, sont le théâtre de rencontres nocturnes.
Comme le montre Hirschfeld dans son ouvrage Les homosexuels de Berlin, l'amour entre hommes se caractérise avant tout par son invisibilité sociale. Punissables de prison, étiquetées "déviantes" par la psychiatrie, et condamnées tant par l'Eglise réformée que par l'Eglise catholique et orthodoxe, sans oublier la religion juive, les relations entre personnes de même sexe étaient le sujet tabou par excellence, toujours dans le contexte plus étendu de la répression sexuelle générale. Mis à part une poignée d'artistes de cabaret et des téméraires comme Alfred Brand, personne n'osait afficher ouvertement son uranisme. Hirschfeld lui-même restait extrêmement discret sur ses préférences sexuelles et se retranchait derrière sa fonction de psychiatre, même si elles ne faisaient aucun doute étant donné ses intérêts scientifiques. Ses détracteurs le surnommaient d'ailleurs "Tante Magnesia".
Magnus Hirschfeld

Dans le public, on ne pouvait concevoir positivement une relation entre deux hommes sur le plan sexuel ou amoureux. La catégorisation des sexes était d'une rigidité implacable. Il y avait d'un côté les hommes, de l'autre les femmes, à qui étaient assignés des rôles bien précis. Ceux qui n'entraient pas dans ces moules étaient étiquetés débauchés, déviants, invertis, pervers, malades. Il n'y avait pas de place pour des personnes différentes dans la société si ce n'est la prison ou l'asile psychiatrique, ni de vocabulaire si ce n'est les termes médicaux ou les grossiers épithètes dérogatoires connus de tous exprimant le vice et la dépravation. Ceux qui se reconnaissaient homosexuels étaient pris de remords, se torturaient la conscience, et ne trouvaient souvent pas d'issue à leur dilemme. On recense en cette période 1906-1907 pas moins de six suicides d'officiers homosexuels qui subissent les pressions de maîtres chanteurs à Berlin. En 1908, Magnus Hirschfeld écrit qu'il a sauvé au moins 20 homosexuels du suicide. Suite à l'affaire Eulenburg, les inculpations au nom du §175 s'intensifient. La brigade des mœurs sévit, et nombreux sont les hommes condamnés à des peines de prison.



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NOTA BENE: les ouvrages utilisés pour ce travail sont répertoriés dans la bibliographie 

Ce travail est l'oeuvre de Stéphane Riethauser. Il sera publié en 10 parties sur le blog Les Toiles Roses avec son autorisation. Qu'il en soit chaleureusement remercié. Stéphane est joignable sur le site de lambda éducation.



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