Il faut attendre six mois supplémentaires pour que l'identité d'Eulenburg et de Von Moltke soit révélée au grand public. Le 27 avril 1907, Harden publie
cette fois un article explicite en écrivant que la "vita sexualis" de Eulenburg n'était "pas plus saine que celle du Prince de Prusse Friedrich Heinrich", qui venait d'avouer
publiquement son homosexualité. La population voit Harden comme un héros qui sauve l'appareil étatique de la débauche et de la corruption. Le Kaiser, très compromis dans son autorité,
force plusieurs hauts fonctionnaires à démissionner. Dans l'embarras, Eulenburg s'accuse lui-même de violation du §175, et après une brève enquête, il bénéficie d'un non-lieu. Mais Von
Moltke insiste pour attaquer le journaliste Harden en diffamation.
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"Der Harpist" und "Der Süsse"
Dessin de presse satirique, 1907
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Le 23 octobre 1907, le procès Von Moltke contre Harden s'ouvre à Berlin, et lors des débats, des détails croustillants de la vie de Von Moltke sont
révélés. Plusieurs témoins sont cités, dont Magnus Hirschfeld, soucieux de publicité, amené à la barre par Harden en tant qu'expert scientifique. L'homosexualité de Von Moltke sera
formellement établie, et ce dernier perdra le procès. Il est intéressant de relever que lors du premier procès, Hirschfeld, en tant qu'expert scientifique, convainc la cour que Von
Moltke n'est ni un pédéraste ni un sodomite mais un "homosexuel", en insistant sur son côté efféminé, artiste, très émotionnel et instable, laissant entendre que l'homosexualité peut
être une déviance psychologique qui est innée, dont on n'est pas responsable, et qui n'a pas nécessairement besoin de s'exprimer par la sexualité. Eulenburg et Von Moltke ne se
considéraient eux-mêmes pas "homosexuels". En se l'admettant dans les faits sous couvert de relations d'amitié, mais en rejetant l'étiquette de "débauché" ou de "sodomite" à tout prix.
Au tribunal, ils se justifient en jurant ne jamais avoir eu des relations "immorales" ou "sales" ("Schweinerei, Schmutzerei"). Mais intervient alors un retournement de situation : le
procès est annulé pour vice de forme. Le gouvernement prussien a réalisé que la victoire de Harden, un Juif, associé à Hirschfeld, un autre Juif qui dirigeait le CSH, mettait en péril
la réputation des institutions et la respectabilité de la classe gouvernante.
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Entre-temps, le 6 novembre 1907, un autre procès s'ouvre, celui qui oppose le Chancelier impérial von Bülow (1849-1929) à Adolf Brand, l'éditeur de la
revue Der Eigene. Adolf Brand accuse Von Bülow d'homosexualité. Brand, qui pourrait être qualifié de précurseur de la politique du "outing", adopte une autre tactique que celle
de Hirschfeld. Il souhaite attirer l'attention sur l'injustice du §175 lui aussi, mais de manière beaucoup plus provocante et moins politiquement correcte, en dressant une liste de "cas
actuels" d'homosexuels. C'est finalement lui, après seulement une journée de procès, qui sera condamné à 18 mois de prison pour diffamation.
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Le 18 décembre 1907 s'ouvre le deuxième procès entre Harden et Von Moltke, au terme duquel l'ancien commandant militaire de Berlin est blanchi et Harden
condamné à 4 mois de prison pour diffamation. Heureux, le Kaiser réhabilite Eulenburg et Von Moltke. Mais leur joie sera de courte durée, car Harden, une fois sorti de prison, met sur
pied un stratagème pour faire tomber Eulenburg et Von Moltke. Il s'associe à un éditeur bavarois, Anton Städele, et fait publier par celui-ci un article frauduleux qui affirme que
Eulenburg lui aurait versé un million de marks pour qu'il cesse ses attaques. Harden s'empresse d'attaquer son comparse Städele en justice et transforme le tribunal en scène publique
pour relater les détails de l'affaire Eulenburg. Au procès, il fait témoigner des amants d'Eulenburg afin d'engager un autre procès, pour parjure cette fois-ci, Eulenburg ayant juré
sous serment n'avoir jamais violé le §175. La combine fonctionne, et le 7 mai 1908, Eulenburg est inculpé de parjure. Mais après de nouveaux procès s'étalant jusqu'en 1909, il ne sera
finalement jamais condamné, feignant la maladie et s'évanouissant aux séances de tribunal.
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