Matthew venait de quitter le motel, de me quitter, me laissant seul et désemparé. J’allumai le téléviseur. Le bulletin
d’informations du soir m’apprit que j’étais recherché par toutes les polices des États-Unis. En zappant, je vis les plus grandes chaînes diffuser les images de ma cavale à Los Angeles.
Tandis que CNN était très factuelle, Fox News me présentait comme un probable terroriste d’Al-Kaïda et titrait « Le nouveau visage de l’axe du mal ». Ce qui était pour le moins
ironique.
Je devais quitter le pays, coûte que coûte. Il m’était impossible d’appeler Martin dont la ligne devait être sur écoute. Avant de partir, Matthew m’avait fait don du masque en latex dont
il s’était servi pour se déguiser en routier. Je le mis, car c’était le seul moyen dont je disposais pour circuler en ayant figure humaine. Le nez avait l’air écrasé et l’ensemble me
donnait la gueule de Danny DeVito qu’un boxeur aurait passé à tabac. J’étais laid, mais faute de mieux, c’est sous cet aspect que je pris la poudre d’escampette, direction Las
Vegas !
Reckless gambler jusqu’au bout, je décidai de prendre une chambre au Bellagio et de séduire Dame Fortune au casino. À ma grande surprise,
en me voyant arriver dans le hall, le personnel me déroula le tapis rouge. Cela annonçait-il une chance insolente au tapis vert ? Suspicieux, je me tenais sur mes gardes. Je n’eus
rien à demander : un groom à croquer m’invita à le suivre. L’ascenseur nous conduisit à l’avant-dernier étage de l’hôtel. Avec une clé électronique, le garçon ouvrit une porte et
soudain, avec componction et force courbettes, me dit :
— Je suis vraiment navré, don Rafaelo, mais nous n’étions pas prévenus de votre arrivée inopinée, c’est pourquoi les extras ne sont pas prêts. Voulez-vous que je vous les apporte tout de
suite ?
Le groom tremblotait. M’efforçant de ne pas paraître stupide et interdit devant ce discours inattendu, je grommelai un borborygme suivi d’un toussotement que le jeune garçon trop
obséquieux prit pour un oui. Il s’éclipsa, tandis que je pénétrai dans mes appartements. Un hall d’entrée, de la taille d’une chambre d’hôtel normale, ouvrait sur une suite apparemment
dix fois plus grande dont l’immensité et le luxe me donnèrent le vertige. Au bout de dix minutes environ, le garçon revint, essoufflé et le visage cramoisi de celui que la honte consume
en public. Il me sembla au bord de l’apoplexie.
— Pardonnez-moi d’avoir mis si longtemps à revenir, don Rafaelo.
Je haussai mes faux sourcils. Le boy m’apportait donc les « extras ». Joliment disposés sur une desserte en argent massif, j’admirai un plateau de caviar accompagné de blinis,
un jéroboam de Bollinger cuvée spéciale, et une boîte de Cohiba. Je remis au groom un billet de cent dollars pour le faire déguerpir. Pour qui ce garçon me prenait-il ? Je ne pouvais
le lui demander, aussi me mis-je à procéder à une fouille minutieuse des lieux, en quête du moindre indice pouvant m’éclairer.
Cent grammes de Beluga royal de la Caspienne et un litre de champagne plus tard, je n’avais toujours rien trouvé lorsqu’on frappa à la porte. Enhardi par les bulles, j’allai ouvrir vêtu
d’un simple peignoir de bain.
— Raf ! Mais bon Dieu, qu’est-ce que tu fous ici ? T’as perdu la tête ?
Sur le moment, j’ai failli répondre au bonhomme qui venait d’entrer en trombe que j’avais perdu autre chose, mais je me retins. Feignant l’amnésie alcoolique, je décidai de tenter le tout
pour le tout. Quitte ou double. Pile ou face !
— Hey mec, de quoi tu me parles ? hic ! Je ne sais même plus qui je suis… hic !
— Quoi ? Tas une voix bizarre, Raf ? T’es malade ?
— Un peu… hic ! J’ai des trous de mémoire…
Ce ne fut pas un jeu d’enfant d’embobiner ce type, mais enfin il m’apprit que j’étais Don Rafaelo Veronese, puissant caïd de la pègre, qui louait une suite à l’année au Bellagio. Lui
aussi était surveillé par le FBI ! L’envie me vint de coller mon poing sur la gueule de l’agent Sharp s’il avait eu le malheur de se trouver là. Mais où donc Matthew avait-il la tête
en se faisant faire ce masque ? Cependant, cela pouvait me servir et il me vint une idée. Après avoir repris mes esprits, j’ordonnai à Benito « La Crampe », le second de
Don Rafaelo, de trouver le moyen de m’exfiltrer au plus tôt des États-Unis.
— Apporte-moi l’un de mes faux passeports et une mallette avec un million en coupures diverses. Trouve un jet pour aller à Nassau, et passe au drugstore me prendre des pastilles pour que
je retrouve ma voix !
La Crampe s’exécuta en un temps record, me laissant néanmoins le loisir de finir le champagne et le caviar, et de vomir ces mets dispendieux après avoir fumé un cigare. Au petit matin,
j’embarquai dans un Falcon 2000 avec un million de dollars, un pistolet automatique et un passeport au nom de Stefano Brazzi, homme d’affaires, direction… les Bahamas !
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