Fiche technique :
Avec Zoë Daelman Chlanda, Jerry Murdock, Katherine O'Sullivan, Bill Cory, Alan Rowe Kelly. Réalisation : Alan Rowe Kelly. Scénario : Alan Rowe Kelly. Musique : Tom Burns. Photographie : Gary Malick et Tom Cadawas. Montage : Harry Douglas et Jack Malick. Décors :
Sandra Schaller.
Durée : 119 mn. Disponible en VO Zone 1.
Résumé :
Nettie (Katherine O’Sullivan) et Percival Beech (Bill Cory) dirigent une entreprise de pompes funèbres à Port-Oram, dans le New Jersey. Ayant besoin d’une nouvelle assistante, ils engagent
Dolores Finley (Zoë Daelman Chlanda), une jeune inconnue fraîchement débarquée en ville, nantie d’une lourde valise au mystérieux contenu. Son arrivée ne fait pas l’affaire des deux employés de
la Maison Beech, la thanatopractrice Corey Nicols (Alan Rowe Kelly) et son amant Jake (Jerry Murdock), qui craignent qu’elle ne contrarie le fructueux trafic d’organes auquel ils se livrent à
l’insu de leurs patrons. Mais Dolores leur causera bien d’autres soucis : nécrophile, la jeune femme s’éprend de l’un des cadavres qu’elle doit embaumer, et se livre à d’étranges rituels
érotiques avec les locataires de sa malle : deux corps putréfiés. De plus, Nettie Beech croit reconnaître en elle la réincarnation de sa fille, Sharon, et n’est pas disposée à renoncer à ses
illusions. Des heures supplémentaires s’annoncent pour le shérif Geraldi (Jerry Murdock), qui aura fort à faire pour endiguer la série de crimes générée par l’affrontement de ces
déments.
Dolores Finley (Zoë Daelman
Chlanda)
L'avis de BBJane Hudson :
Depuis la réalisation de son premier film, I’ll Bury you Tomorrow, Alan Rowe Kelly est devenu l’une des personnalités incontournables du cinéma d’horreur
américain indépendant. Dans un milieu où l’amateurisme, la redite, et l’indigence imaginative autant que financière sont monnaie courante, notre homme se distingue par son professionnalisme,
l’originalité de son univers, le soin accordé à chaque aspect de ses productions, et un esprit particulièrement inventif. Scénariste, réalisateur, producteur de ses films, il y apparaît également
en tant qu’acteur – uniquement dans des rôles féminins, ainsi que dans les films de ses confrères, qui n’hésitent pas à mettre à contribution (et souvent à mal) son glamour dévastateur. Avec la
création de sa maison de production, SouthPaw Pictures, Alan espère participer à l’éclosion de nouveaux talents, à la façon de son modèle Roger Corman. Une ambition aussi louable que légitime au
vu de la qualité et du sérieux de son travail, étayé par une passion sincère pour le cinéma d’épouvante et une exigence artistique assez rare. Si son œuvre est incontestablement queer
et Camp, Alan insiste pour être considéré, non pas comme un cinéaste gay, mais comme un réalisateur de films d’horreur. Il est néanmoins évident que l’un ne va
pas sans l’autre chez lui, tant son approche du fantastique est imprégnée d’une sensibilité homosexuelle – au point d’en faire, aux yeux de beaucoup, le représentant le plus stimulant de la « gay
horror » actuelle. Ce post est le premier d’une série de trois que je lui consacrerai dans les semaines à venir, et qui s’achèvera par un portrait complet et une interview de cet étonnant
créateur.
Dès sa première séquence et son générique, I’ll
Bury you Tomorrow surprend par la qualité de son montage, le jeu très crédible de ses comédiens, et l'excellence de sa bande originale – trois occurrences peu fréquentes dans le cinéma
fantastique indépendant. Certes, le filmage en vidéo est là pour nous rappeler que nous sommes en présence d’une production à micro budget, élaborée dans des conditions artisanales ; il sera
néanmoins le seul indice de ce manque de moyens, et se fera rapidement oublier. Alan Rowe Kelly compense les inconvénients propres au support magnétique (manque de texture et de grain, image
étale et aseptisée) par un soin rigoureux apporté au cadrage, et une méticuleuse attention à la composition de chaque plan.
D’emblée, le spectateur est assuré qu’il n’est pas confronté à l’une de ces bandes fauchées, bricolées
à la va-vite par une poignée de potes hilares et incompétents, qui font les délices des amateurs de nanars. Indice de la ténacité du cinéaste : le film fut tourné en 85 jours, étalés sur trois
ans, au mépris de nombreux déboires qui faillirent mettre un terme au projet – le moindre n’étant pas la défection de l’un des acteurs principaux, dont les trois quarts des scènes étaient en
boîte, ce qui réduisit à néant trois mois de tournage. Soucieux d’authenticité, Kelly s’initia pendant plusieurs jours au métier de thanatopracteur, allant jusqu’à assister à un embaumement
!
Nettie Beech
(Katherine O'Sullivan)
Techniquement maîtrisé, I’ll Bury you
Tomorrow bénéficie en outre d’un scénario complexe et inventif, brassant au moins trois intrigues différentes appelées à se recouper dans une inexorable montée de l’horreur : la première
s’intéresse à l’énigmatique Dolores Finley, jeune femme venue de nulle part pour assouvir sa passion nécrophile au sein de l’entreprise de pompes funèbres ; la deuxième décrit la folie de Nettie
Beech, fanatique religieuse vivant dans le souvenir de sa défunte fille, et persuadée de l’avoir retrouvée en la personne de Dolores ; le troisième pôle de l’action concerne le trafic de cadavres
auquel se livrent la pulpeuse et vipérine Corey Nichols et son fiancé Jake, individu brutal et à moitié demeuré.
Auteur du script, Alan Rowe Kelly dresse une impressionnante galerie de monstres plus ou moins
dissimulés. L’affabilité et la beauté de Dolores cachent une névrosée dont les pétages de plomb peuvent être fatals ; victime d’abus sexuels parentaux (son père et sa mère, eux aussi embaumeurs,
aimaient à l’attacher sur leur table de travail pour s’adonner à des jeux incesteux), elle ne dissocie plus la sexualité de la mort – ni de la profession de ses géniteurs. Mrs Beech est une dame
attentionnée et compatissante, mais dont le sourire se fige parfois de manière inquiétante. Corey est une relookeuse de cadavres particulièrement douée –
sauf lorsque sa passion pour le maquillage lui fait oublier le respect dû aux morts (voir la scène hilarante ou Monsieur Beech lui reproche gentiment d’avoir donné à une vieille dame l’apparence
d’une catin) ; son intégrité professionnelle n’est cependant qu’une couverture servant à occulter son activité parallèle de trafiquante d’organes. Quant à son partenaire, Jake, il est le seul à
apparaître à visage découvert : abruti, bestial, violent, et irrécupérablement cinglé.
Un ravalement de
façade...
pratiqué
par...
une experte (Alan
Rowe Kelly).
Cet univers peuplé de pervers et de tarés valut à Alan Rowe Kelly d’être comparé à John Waters (qu’il
admire) et à son égérie, Divine (puisqu’il tient des rôles féminins dans chacun de ses films). C’est néanmoins dans la créativité mise au service du « mauvais goût » que l’élève se rapproche le
plus du maître (spécialement dans son deuxième film, The Blood Shed, 2006, qui fera l’objet d’un prochain post). « Il y a un bon « mauvais goût »
et un mauvais « mauvais goût », écrit Waters dans son autobiographie, Provocation. Il est facile de dégoûter quelqu’un ; je pourrais faire un film de quatre-vingt-dix minutes avec des gens qui se font découper en morceaux, mais cela serait du mauvais «
mauvais goût », sans style ni originalité. Le bon « mauvais goût » peut être nauséeux mais créatif et doit, en même temps, faire appel à un sens de l’humour particulièrement tordu qui n’est pas
spécialement répandu. »
Ce sens de l’humour atypique est l’un des aspects les plus queers et subversifs des films d’Alan Rowe Kelly et particulièrement de I’ll Bury you Tomorrow, qui, de
prime abord, n’a rien d’une comédie (au contraire des films de Waters), et où les touches humoristiques prennent en conséquence une coloration nettement déviante (citons l’échange de civilités
entre Monsieur Beech et Dolores avant de vider un cadavre de son sang – « Je vous en prie, ma chère… À vous l’honneur… » – ; ou la même Dolores ayant un
coup de foudre, à la morgue, pour la dépouille d’un jeune homme devant qui elle ne peut s’empêcher d’amorcer un striptease ; ou encore le fait que Mrs Beech transfère malencontreusement son
affection maternelle sur la seule personne qui ne peut supporter le rappel de l’image parentale.) Cette volonté de réaliser un film fantastique sérieux, saupoudré d'une ironie queer, est l’un des grands atouts de I’ll Bury you Tomorrow, et nous change des fastidieuses pochades
qu’affectionne le cinéma d’horreur indépendant.
L'amour des
morts
Queer aussi le couple formé par Corey et Jake, dans la mesure
où Alan Rowe Kelly y incarne l’élément féminin – on ne sait trop s’il convient de prendre Corey pour une femme ou pour un travesti. Enfin, l’ambiguïté sexuelle est subtilement, mais clairement
évoquée avec le personnage de Dolores, qui revêt un masque féminin transparent avant chaque acte érotique ou meurtrier – clin d’œil aux innombrables
tueurs masculins du psycho-killer, commettant leurs forfaits en drag ; sauf qu’ici, il s’agit d’une femme prenant l’apparence d’une femme, ce qui nous
amène à penser qu’elle pourrait bien, au naturel, se considérer comme un homme.
L’élément Camp est quant à lui fourni par l’interprétation du cinéaste, irrésistible en maquilleuse
imbue de son talent et jalouse de ses prérogatives au sein de « la Maison Beech » – ce qui nous vaut de savoureux échanges de piques entre elle et la nouvelle recrue (« J’ai eu une très mauvaise journée », dit Dolores pour excuser sa triste mine. « On croirait plutôt à une mauvaise année
! » réplique fielleusement Corey.)
Derrière le masque : la
femme (Zoë Daelman Chlanda)
L’esthétique gothique très présente dans I’ll
Bury you Tomorrow (et qui disparaîtra dans les deux films suivants du cinéaste) est habilement modernisée, et fait fi de la suggestion caractéristique du fantastique pré-Hammer. Le film
est gore, très gore – voir la scène où un homme est battu puis étranglé avec les entrailles fraîchement extirpées du ventre de son épouse –, mais ses outrances s’inscrivent dans un cadre
délicieusement suranné. La démarche est voisine de celle d’un Lucio Fulci, à qui il est explicitement fait référence lors d’une scène d’enterrement prématuré renvoyant à Frayeurs (La Paura, 1980), film dont on distingue également l’influence dans les beaux plans nocturnes de
la ville endormie. De façon générale, I’ll Bury you Tomorrow porte davantage l’empreinte du cinéma fantastique européen (et en
particulier italien des années 80 – les scènes d’embaumement n’auraient pas déparé le Blue Holocaust de Joe d’Amato, 1982) que celle du
film d’horreur made in USA. C’est sans doute l’une des raisons de l’engouement qu’il suscita auprès des amateurs américains, lassés des sempiternels remakes de suites de slashers.
Je ne saurais conclure cet article sans saluer l’un des points forts du film – et qui fut unanimement
encensé par la critique – : son casting. Alan Rowe Kelly aime la direction d’acteurs, et montre d'évidentes dispositions pour cette discipline généralement négligée par ses confrères. Il ne
lésine pas sur les séances de répétition, multiplie les prises pour conserver au montage la meilleure prestation de ses comédiens, se montre attentif à leurs suggestions. Dans I’ll Bury you Tomorrow, ce ne sont pas moins de quatre acteurs exceptionnellement talentueux qu’il nous fait découvrir (et qu’il catapulta, du même
coup, au rang de nouvelles vedettes du cinéma d’horreur indépendant). Zoë Delman Chlanda donne une épaisseur insoupçonnée à Dolores, suggérant
ses fêlures et jouant habilement du contraste entre son aspect fragile et réservé, et la violence de sa folie criminelle. Katherine O’Sullivan
livre une composition retenue et intense, et fait de Nettie Beech un être égaré, un peu somnambulique, uniquement guidé par son idée fixe : retrouver sa fille disparue. Jerry Murdock est proprement hallucinant dans le double rôle du sympathique shérif viril et séducteur, et de son frère Jake, junkie psychopathe et
débraillé, prêt à trucider tout ce qui bouge. Il est pratiquement impossible pour le spectateur de reconnaître l’acteur d’un rôle à l’autre avant d’avoir lu le générique de fin (Murdock, qui
tenait le rôle du shérif depuis le début du tournage, se vit confier celui de Jake trois mois plus tard, après la défection de l’acteur initial. Alan Rowe Kelly n’en informa pas les autres
comédiens, pour mettre à l’épreuve la crédibilité de Murdock dans sa nouvelle prestation. Aucun de ses partenaires ne s’aperçut de la supercherie avant la fin de la journée.) Enfin, Alan Rowe
Kelly lui-même, loin du numéro de drag-queen attendu, maintient un équilibre miraculeux entre le Camp et la représentation réaliste d’une féminité sans
équivoque – il est difficile, sauf d’en être prévenu, de s’aviser que le rôle de Corey n’est pas tenu par une actrice.
Les deux visages de Jerry
Murdock : le Shérif Mitch Geraldi...
et son frère
Jake.
I’ll Bury you Tomorrow, conçu comme un
coup d’essai, se révéla un coup de maître et fit de son auteur l’un des cinéastes indépendants les plus en vue du moment – et, partant, le plus attendu au tournant. Non seulement confirma-t-il
tous les espoirs avec The Blood Shed, mais il le fit dans un registre totalement différent, exprimant ainsi son goût de la diversité,
soutenu par une évidente capacité de renouvellement.
Bonus :
Le site officiel d'Alan Rowe Kelly
Le MySpace du film
Une interview de Zoë Daelman
Chlanda sur le site Severed Cinema
Une interview de Jerry Murdock
sur le site Severed Cinema
Jerry Murdock (g.) et
Alan Rowe Kelly (d.)
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