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chaudronpotter

 

05.

PASSEURS DES MORTS :

ET SI HALLOWEEN ÉTAIT UNE FÊTE HOMO ?

Papy Potter



Papy Potter est né en pleine folie hippie de parents qui ne l'étaient pas. Depuis lors, il vit au milieu de ses arbres avec son adorable pirate des trains, tout au bord d'un marais nommé « du ru d'amour ». À quelques kilomètres de là, s'étend une vaste forêt où il travaille. Dans le chaudron rose, comme il est devenu vieux (il a presque 40 ans) et que Moudulard a fermé ses portes depuis longtemps, il glose sur le lien sulfureux et amoureux liant les gays aux diverses spiritualités du monde.



       

Nous voici arrivés à une époque que j’apprécie pour ses squelettes en plastique pur et ses toiles d’araignée kitchissimes. Quand la fête d’Halloween a débarqué chez nous dans les années 90, j’étais aux anges, si je peux me permettre l’expression. Chaque année, mon Grand secoue la tête quand, à la mi-octobre, je transforme la baraque en manoir hanté. Toiles cotonneuses, potirons éventrés, chauve-souris, vieux chandeliers gothiques, cercueils et cartes de tarots, tout y est. Tout irradie de lumières chaudes. Et, le soir dit, je dresse moi-même un repas de l’étrange. J’adore ça.

On m’objectera qu’Halloween est une importation américaine. C’est vrai. Et c’est faux en même temps. Notre Toussaint n’est pas beaucoup moins morbide quand on y songe, avec ses chrysanthèmes et ses croix battues par le vent. C’est aussi la période où les celtes fêtaient Samain, elle aussi liée à la mort.

Mais que se passe-t-il vraiment en cette nuit du 31 octobre ? Les sorcières disent que les portes de l’autre monde s’ouvrent à nous, ce qui donne lieu à une multitude de rituels. On peut, par exemple, laisser une place à table pour les chers disparus lors d’un repas de famille. Ou leur faire des offrandes aux pieds de vieux pommiers qui sont, dit-on, une des multiples portes des âmes. Mes parents, eux, se contentent d’aller porter des fleurs sur les tombes de « leurs » morts, et en profitent pour observer quelles « nouvelles têtes » sont arrivées dans le cimetière. Chacun son truc.

Je connais peu de gays qui s’intéressent à Halloween même si le prétexte est souvent bon pour organiser une chaude petite sauterie dans un bar. Pourtant, Halloween pourrait très bien être une fête homo. Les mauvaises langues diront que les Gay Pride ont l’air déjà parfois de cortèges funèbres mais ce n’est pas de cela que je vais vous parler.

Effectuons d’abord un petit retour en arrière. Nous avons déjà évoqué précédemment l’idée des « homos gardiens des arbres ». Ce rapport privilégié des gays avec le monde végétal est une hypothèse défendue par certains auteurs comme A. Ramer et C. Penczak.

Prolongeons-la un peu et remontons aux sources de l’humanité, en ces moments où l’homme se percevait encore comme un maillon de la nature. La Préhistoire. On le sait aujourd’hui, les premiers hommes se soignaient déjà avec des plantes. On peut difficilement imaginer comment il pourrait en être autrement vu que les animaux eux-mêmes utilisent parfois des herbes pour se soigner.

En tant que partenaires privilégiés du monde végétal, il est probable que les homos aient été du même coup les premiers herboristes et donc aussi les premiers guérisseurs.

On les retrouve de cette façon aux frontières de la vie, quand l’être lutte pour sa survie, que l’on appelle l’esprit des plantes pour le guérir. Parfois, la guérison est effective. Parfois, elle ne l’est pas et le malade franchit les portes de la mort. C’est là qu’A. Ramer défend cette hypothèse hardie : parce que l’homo est partenaire du végétal, et donc de la guérison, il est aussi passeur des morts. Car la médecine, hélas, n’est pas toujours victorieuse.

L’idée est-elle si saugrenue ?

Symboliquement, l’arbre est central à la plupart des anciennes cultures. Ses racines plongent dans le cœur de la terre, là où les morts sont enterrés, là où les vers transforment les chairs. C’est là que s’étend le monde souterrain où la sève s’en retourne à l’approche de l’hiver. C’est là aussi que le soleil passe davantage de temps pendant les jours d’automne. Les branches de l’arbre, quant à elles, sont des caresses pour le ciel, des antennes où les pattes des oiseaux viennent se poser délicatement, elles touchent au domaine des anges, des dieux du ciel et des ancêtres ascensionnés.  Et nous les hommes vivants, où sommes-nous ? Nous, nous sommes près du tronc, sur la terre dite du milieu. Nous nous trouvons entre les racines et les branches.



Traditionnellement, le chamanisme s’organise autour de ces trois mondes : inférieur, moyen, supérieur. Aucun des trois ne peut se passer des deux autres. Chaque culture a son arbre de vie, une sorte d’axe du monde, un arbre sacré. On le nomme Yggdrasil chez les vikings, Turge chez les mongols, Asvattha chez les indous, Yaxche chez les mayas. On pourrait réaliser ainsi un tour du monde des arbres sacrés, dont les racines conduisent à la cité des morts et les branches amènent, elles, vers l’univers des anges. Les Chrétiens ont d’ailleurs leur pommier (qui serait plutôt un figuier) au pied duquel Adam et Eve se découvrirent nus.

Dans l’alphabet celtique, le chêne correspond à la lettre « duir », qui a donné le mot anglais « door », la porte. Ross Heaven insiste dans son livre Plant spirit wisdom sur le fait que les arbres sont, pour les chamans, des portes vers les autres mondes. Certains d’entre eux sont plus précisément liés au monde des morts. L’if, par exemple. Ou encore, le pommier.

Alors ? Si l’arbre est en lui-même ce passage entre les trois mondes, s’il est la porte vers la terre des morts, est-il inattendu que ses gardiens soient à la fois « passeurs des âmes » ?

Qu’on le veuille ou non, la vie humaine est totalement dépendante du monde végétal. Il produit l’oxygène que nous respirons, il est la base de la pyramide alimentaire, il fabrique même des molécules pharmaceutiques qui sont utiles pour nous et non pour lui-même ! C’était encore plus vrai aux origines de l’humanité. Celui qui connaissait les plantes se trouvait aux portes de la vie.

Et quand l’immense pharmacopée se révélait être impuissante ? Souvent alors, le malade mourait. Ce qui ne signifie pas que la tâche du chaman s’arrêtait. En tant que gardien des arbres, il a le privilège de voyager entre les mondes, rappelons-le. Et donc d’accompagner les âmes dans le royaume des morts, de les guider, de les aider à franchir le passage. Il se rend avec eux parmi les racines de l’arbre là où s’étend la terre des ancêtres.

Aujourd’hui encore, ces pratiques demeurent. Si vous me suivez depuis le premier billet du Chaudron, vous connaissez mon affinité pour les cultures amérindiennes. C’est chez eux, à nouveau, que je vous conduis. Souvenez-vous du winkte (homosexuel sioux). Cet être aux deux esprits donne par exemple leur nom sacré aux enfants et joue un rôle de conseiller matrimonial. Dans son article « Persistance and change in the berdache tradition among contemporary lakota Indian », Walter L. Williams de l’université de South California interroge des winkte sur leurs fonctions sacrées. On y voit que les winkte sont aussi guérisseurs et qu’ils sont bien aux portes de la vie. S’ils donnent un nom sacré aux enfants, cela ne se fait pas en une seule journée. Pendant un an, le winkte s’occupera de l’enfant, interrogera les esprits, avant de composer pour lui un sachet médecine dans le but de le protéger contre la maladie. C’est un présent sacré et très personnel, qui est destiné à l’enfant en question et à lui seul. Il s’agit du résultat de quêtes visionnaires où le winkte rencontre les esprits qui protègent cet enfant. En cas de maladie, c’est également le winkte que l’on appelle. Un des témoignages repris dans cet article explique ainsi l’histoire d’un homme dont un winkte guérit la jambe cassée en une seule journée.

Et lorsqu’une personne décède ? Dans ce cas, c’est également le winkte qui se présente le premier. Il aide à la préparation de la cérémonie et des rites funéraires. C’est une de ses fonctions sacrées. Il conduit le défunt à sa dernière demeure.



La persistance de cette tradition chez un peuple si proche des cultures préhistoriques tend à montrer que l’hypothèse de Ramer n’est finalement pas si saugrenue que cela. Il est tout à fait possible que les homos aient été ces passeurs des morts depuis les origines de l’humanité. Ils le faisaient Outre-Atlantique quand les colons ont débarqué.

Par ailleurs, nous verrons très bientôt un mythe fondateur datant de l’époque sumérienne, où un être « aux deux esprits », Asushunamir, s’avère être le seul capable d’affronter le royaume des morts. Mais je lui consacrerai un article pour lui seul. Patience ! En outre, de nombreux dieux, proches du royaume des ombres, sont en fait très liés aux gays, aux lesbiennes ou aux transgenres.

Kali, par exemple, déesse indoue ceinte d’un collier de têtes de morts. Ses adorateurs masculins la célèbrent en portant des masques et des robes. Ils procèdent également à des incisions rituelles figurant une castration symbolique.

Tlazoteotl, déesse aztèque, transforme les horreurs et les douleurs du monde en or. Déesse de la vie et de la mort, elle protège les lesbiennes et les gays. En tant que déesse de l’anus, elle est aussi liée à l’homosexualité masculine. Elle est en outre associée au travesti chaman Lord Fanny dans la célèbre série Les Invisibles de Grant Morrison.



Et maintenant ? Qu’en est-il à notre époque où ces pratiques ancestrales sont ignorées du plus grand nombre ?

La mort, les gays la connaissent bien. Trop bien, même. Les homos ont fait l’objet de plusieurs génocides au cours de l’histoire. La seconde guerre mondiale nous en a fourni l’exemple le plus frappant. Mais il y en a eu d’autres. Ceux de l’Inquisition par exemple. Et, aussi, il faut bien l’avouer, le génocide du sida. Étrange comme cette garce nous poursuit jusque dans les suicides des victimes de l’homophobie et les pendaisons outrageantes en Iran.

Je ne peux, à ces mots, m’empêcher de me souvenir de cette fois où je l’ai regardée dans les yeux. La grande faucheuse. J’avais vingt ans. Je tenais la main de mon grand-père aveugle. Il était allongé sur son lit d’hôpital. Et je savais qu’il allait mourir dans l’heure. Je ne sais pas pourquoi mais je le savais. J’étais le seul à être à ses côtés. Toute la famille était assise à l’autre bout de la chambre. Parfois, je les regardais. Je sentais une sorte de frontière entre eux et moi. Entre eux et nous. Il transpirait beaucoup. Je l’essuyais. Il serrait ma main. Puis… il m’a regardé très profondément de ses grands yeux aveugles. Étrange comme sensation. J’ai eu le sentiment qu’il me voyait vraiment. Son regard a alors dérivé comme s’il fixait quelque chose derrière moi. Et là, il a rendu son tout dernier soupir.

Quand j’ai lâché sa main, j’ai senti que quelqu’un d’autre la prenait.

Mais il n’y avait personne.

Qui était-ce ? Je n’en sais rien. Mais cette sensation, je m’en souviens parfaitement. J’avais conduit, bien malgré moi, mon grand-père aux portes de la mort. Sans peur. Sans crainte. Sans tristesse. Parce qu’il fallait bien que quelqu’un le fît. Ma famille s’est alors mise à pleurer. Et moi je restais là, calme, d’une sérénité presque effrayante. Alors que je venais de voir la mort de si près, je n’en ressentais qu’une grande paix. Conscient que j’avais accompli quelque chose d’important.

Ma route a croisé plusieurs gays qui se faisaient l’écho d’une réalité finalement bien compréhensible : ils furent seuls, ou presque, à assumer la fin de vie de leurs parents. Je suppose que c’est normal que ce soit le célibataire de la famille, ou plus simplement celui qui n’a pas d’enfants à sa charge, qui accomplisse cette fonction. Les frères et sœurs ont, eux, d’autres chats à fouetter. Je me souviens en particulier de Philippe, qui avait quitté son emploi pour s’occuper de sa mère en phase terminale d’un cancer. Voilà un sacrifice auquel peu auraient les moyens de consentir. Néanmoins, dans les quelques groupes que j’ai fréquenté, il s’est toujours trouvé des gays, ou des lesbiennes, évoquant ces moments pénibles. Et surtout, leur solitude face à la maladie de leurs aînés. C’est tout de même remarquable de constater que c’est si souvent le fils homo qui veille ses parents dans leurs derniers instants. Plus qu’une évidence sociale, il s’agit peut-être également d’un héritage lié à l’histoire des homos eux-mêmes. Un reliquat de l’histoire. Après tout, dans les peuples primitifs, ils demeurent les passeurs des morts.

À l’heure où j’écris ces lignes, j’imagine ces couples d’homos qui parcouraient les routes de la Préhistoire. Ils allaient de village en village. Chargés de plantes médicinales et de pierres sacrées.

Et quand ils pénétraient dans la demeure d’un mourant, il se trouvait toujours quelqu’un pour dire : « voilà les messagers de la mort ». Ce à quoi on pouvait répondre : « ils sont aussi les derniers guerriers de la vie ».

Aurions-nous tout au fond de nous cette formidable dualité ? Nous, dont les couples ne peuvent donner la vie, serions-nous ceux… qui autorisent la venue de la mort… ou au contraire qui la lui refusent ? Les indiens sioux sont la preuve que chez eux, au moins, c’est bien le cas.

Et Halloween alors ? C’est l’instant où les portes de l’autre monde s’ouvrent en grand, et où les morts se mêlent aux vivants. Ce jour-là, un drôle de cortège funèbre sort des cimetières déjà fleuris et traverse les villages. Et à sa tête, peut-être, une étrange drag-queen, squelettique, invisible, à la peau blême et à la chevelure flamboyante, danse comme une folle en hurlant des chansons gothiques que personne n’entend. Mais les homos ont l’habitude de ne pas être entendus, pas vrai ? 

Plus sérieusement, cette nuit-là, j’aurai une pensée émue pour mes proches décédés et, également, pour nos ancêtres homosexuels, connus ou méconnus, qui ont, chacun, posé une pierre de la société dans laquelle nous vivons. Des ancêtres qui nous permettent, aujourd’hui, de vivre plus libres qu’hier. Quand le soir sera déjà bien avancé, je me rendrai près des pommiers de mon jardin. J’allumerai les bougies. J’imaginerai la porte ouverte et je les saluerai. Je leur dirai, comme j’en ai l’habitude : « soyez bénis, chers disparus de l’arc-en-ciel. Je vous dis merci. Car vous avez rendu notre monde meilleur. ».



Ne laissons pas éteindre la flamme vivante de nos ancêtres homosexuels. Ils nous ouvert un chemin. Poursuivons-le. Quelle que soit notre action. Afin de rendre demain le monde plus gay-friendly. Et rendons-leur hommage, ils le valent bien.


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À suivre le mois prochain :

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