de Nico Bally
QUI
GARDE LES GARDIENS ?
Nico Bally a publié une multitude d'histoires
étranges sur divers supports, du webzine à l'anthologie, en passant par le livre photo-musical.
Après avoir sillonné les villes les plus exotiques et palpitantes du globe (Dunkerque,
Manchester), il vit aujourd'hui à Lille où il fête tous les jours son non-anniversaire (trente ans tout rond) avec un lapin gay, une chatte blanche déguisée en chatte noire, et la fée
Clochette.
En marge de l'écriture, il travaille comme contrôleur de contenu pour Recisio Music malgré de
longues études en sciences, informatique et philosophie. Il respecte les lois du TATBAR (Touche À Tout, Bon À Rien) en s'adonnant à la photographie naïve, la musique noise-ambiant expérimentale,
les courts-métrages DIY, l'auto-pornographie, le rot tonal et la peinture sur vélo.
Pour Les Toiles Roses, il élargit ses univers fantastiques-oniriques en développant
les thèmes LGBT qu'il avait trop souvent mis de côté.
Je fis la grimace quand le Père Damus entra dans mon
bureau.
« Non ! » lui dis-je avant même qu'il n'ait eu le temps
d'ouvrir la bouche.
Il afficha aussitôt une mine boudeuse.
« Voyons, vous êtes le meilleur.
— Je suis détective ! répondis-je. Pas
guerrier-exorciste…
— Mais cette mission sera différente. Je vous promets que ça ne se
passera pas comme la dernière fois... »
Un flash me ramena quelques mois en arrière : un gamin possédé par
une centaine de démons, des vomissures de sang, des cicatrices dessinant des pentacles...
Le whisky n'avait pas guéri mes blessures.
« Je choisis mes clients. Et je préfère enquêter sur les époux
infidèles que sur vos diables.
— On ne vous demande qu'un repérage… » répondit le Père Damus en
plaçant un dossier cartonné sur mon bureau.
Il attendit quelques secondes, puis ajouta sur les documents une liasse de
billets.
« Vous aurez le double lorsque nous recevrons votre
rapport. »
Il y avait là de quoi prendre des vacances pendant presque un
an.
J'ouvris le dossier, par pure curiosité.
Il contenait un plan de la ville, avec plusieurs ronds rouges ici et là.
La plupart étaient petits, éparpillés. Mais à un point précis, ils s'accumulaient pour former une grosse grappe.
« Nous avons fait réaliser une analyse des activités magiques du
diocèse, m'expliqua le Père Damus. Nous sommes en train de vérifier les différents marquages. C'est ça qui nous inquiète. »
Et bien sûr il pointa de l’index la masse de gros points rouge
sang.
« Tout le reste est sous contrôle, ou le sera bientôt,
précisa-t-il.
— J'imagine que cette grosse framboise signifie que l'activité
magique est inhabituellement intense.
— Cela pourrait être un nid de démons, ou un conflux
sorcier.
— Un con-quoi ? Vous voulez que j'aille voir, c'est ça
?
— Exact.
— Et pourquoi moi ? Vous n'avez pas des équipes pour ça
?
— Le lieu... Regardez mieux la carte. »
Je repérai la rue, et l'emplacement approximatif du
numéro.
« Y'a quoi là ? demandai-je.
— Un sauna gay. »
Le Père semblait terrifié, comme s'il avait dit : « La Bouche de
l'Enfer ».
Voilà pourquoi ils avaient besoin de moi. Leurs équipes étaient prêtes à
s'enfoncer dans les grottes les plus sombres et maléfiques, mais jamais elles n'oseraient enquêter dans un tel endroit de perdition.
« Je fais le tour, et je vous dis ce qui cloche, c'est tout
?
— Oui. Un simple repérage. Nous verrons plus tard pour les mesures à
prendre.
— Et si un truc m'attaque, je fuis ? Plus question d'expulser les
présences surnaturelles ou de vous ramener l'orbe de je-ne-sais-quoi ?
— Un simple repérage… » confirma le Père.
Je pris le dossier et l'argent, en signe
d'assentiment.
Le Père plaça alors sa main sur la mienne, et lança sur un ton dramatique
: « Mais prenez garde ! Rien n'est plus contagieux que le péché ! »
Me disait-il cela pour les démons ou pour les
gays ?
Le sauna était caché au fond d'une petite ruelle, encadré par deux
boutiques, en plein centre ville. On voyait les habitués s'y engouffrer discrètement. Une simple enseigne et un jeune homme à l'entrée, derrière un guichet classique. Seuls les flyers déposés
devant la porte, et les annonces des soirées thématiques, faisaient comprendre que ce sauna n'était pas… familial.
Je demandai une entrée, en précisant que je venais pour la première fois.
Le jeune homme me donna une clef de casier et une serviette.
« Vous ouvrez tôt, fis-je remarquer.
— De midi à minuit, tous les jours. Et il y a du monde dès
l’ouverture.
— J'aurai pensé que c'était un commerce de
nuit...
— Oh non, on n'est pas dans une
discothèque. »
Les casiers se trouvaient juste à l'entrée. Deux hommes étaient en train
de se déshabiller. Les vestiaires semblaient bien inutiles là où faire son timide ne menait à rien.
Je déglutis un peu bruyamment. J'avais assez fréquenté les salles de sport
dans ma jeunesse pour pouvoir me dénuder devant des inconnus sans m'émouvoir. Mais la lumière tamisée et l'air moite me mettaient mal à l'aise.
Je devais me concentrer sur la mission. Une fois la serviette passée
autour de la taille, je m'avançai dans la salle centrale où se trouvait un petit bar.
Le guichetier me désigna un client.
« Il peut vous faire visiter, si vous le
voulez. »
L'homme était en train de boire un Coca, assis sur un tabouret. Assez
gros, le nez un peu aplati, il me sourit gentiment en voyant mon air un peu effrayé.
Je lui tendis la main.
« Je suis Harry, dis-je.
— C'est votre vrai nom ? Ah, peu importe. Appelez-moi Aziz. Ici on ne
donne pas forcément nos vrais noms. On ne parle pas non plus de religion ou de politique. »
Il me serra la main en riant. Je me serais baladé en costard-cravate que
j'aurai eu l'air moins ridicule.
« Jolis tatouages ! » ajouta-t-il en m'entraînant vers la
seconde salle.
Ma mission d'exorcisme m'avait poussé à recouvrir mon corps d'arabesques
cruciformes, de talismans et autres formules protectrices. Et accessoirement, c'était effectivement assez beau.
Après le bar il y avait un jacuzzi et des douches. Un téléviseur diffusait
un film porno. Trois hommes, dans l'eau bouillonnante, le regardaient d'un air blasé, voire ennuyé.
Puis il y avait le sauna lui-même, envahi par la vapeur. On n'y
distinguait que quelques silhouettes.
Je vis un homme en peignoir, et demandai si cela avait une signification
particulière.
« Non, il est juste un peu pudique. Il doit être là uniquement pour
regarder. »
Nous montâmes ensuite un escalier qui menait aux
cabines.
« Tu peux venir ici avec quelqu'un, m'expliqua Aziz. Ou t'y installer
seul en espérant qu'on passe devant et qu'on ait envie d'entrer... »
Celle devant laquelle nous passions était justement occupée par un
quinquagénaire, couché sur le dos, qui nous jeta un regard implorant.
« Ça semble triste. Attendre là qu'on intéresse
quelqu'un...
— Mais parfois on a de bonnes surprises, répondit Aziz. Il y a
quelques bons samaritains, qui passent ici uniquement pour donner du plaisir, sans se soucier de l'âge ou de l'apparence.
— Et ça n'est pas dangereux comme système ? Je veux dire, les cabines
peuvent être fermées...
— Elles s'ouvrent assez facilement de l'extérieur, et il y a un jour
d'une dizaine de centimètres. De toute façon les clients sont respectueux. Tout le monde ici est d'une sage douceur. »
Il semblait le regretter.
« Voilà, nous avons fait le tour. Qu'en dis-tu ? Tu veux qu'on...
qu'on aille dans une cabine ?
— Euh... Non.
— OK. Pas de problème. Je te laisse te promener.
— Attends, il y a quoi après ? Ça me semble moins éclairé, par
là...
— Ce sont d'autres cabines, mais avec moins de lumière. Juste pour
ceux qui préfèrent ne pas être vus trop distinctement. »
Tout était fait pour qu'on puisse être laid.
Pourtant les clients se promenaient, jetaient un œil dans les cabines
occupées, passaient du sauna au jacuzzi, du jacuzzi aux cabines, comme un tour de garde monotone et incessant, sans jamais se réunir. Ils semblaient tous chercher quelque chose
d'inaccessible.
Je me demandais s'ils étaient tous là, comme moi, seulement pour visiter,
ou si les choses fonctionnaient toujours ainsi.
Je m'étais attendu à découvrir une orgie d'hommes jeunes et musclés. Je me
retrouvais entouré de personnes timides et banales, qui oscillaient entre ennui et mendicité amoureuse.
Mais rien de magique ou de démoniaque ici.
Mon corps entretenu et tatoué me valut quelques regards insistants, mais
je sortis du sauna sans qu'aucun client ne tente autre chose qu'un sourire.
J’étais prêt à écrire mon rapport pour le Père Damus.
Il était minuit passé ; j'avais fini ma bouteille, et l'écriture du
rapport traînait…
Je savais que le Père Damus me le refuserait. Je n'avais rien trouvé. Ça
n'était qu'un sauna libertin pour homosexuels. Rien de démoniaque là-dedans.
Alors pourquoi avaient-ils détecté autant d'activités magiques
?
Je repensai au cas désastreux sur lequel le Père Damus m'avait fait
travailler la dernière fois : l'exorcisme. Ce qui m'avait frappé en premier, c'est que cela s'était passé dans une chapelle. Une belle chapelle de campagne qui semblait bien innocente la
journée, mais qu’occupaient les démons la nuit venue.
C'était ça ! C'était sûrement ça. Le sauna fermait à minuit. Que s'y
passait-il ensuite ?
Je pris ma veste, ma bouteille vide, et y retournai.
Je m'installai sur un banc, la tête enfoncée entre mes épaules, la
bouteille à la main. J'avais ainsi l'air d'un clochard commençant sa nuit. Ce rôle m'allait à la perfection.
Et bien sûr, du coin de l'œil, j'observais l'entrée du
sauna.
Tout comme en journée, des silhouettes s'y
glissaient.
Le guichet était fermé. Les clients nocturnes utilisaient un code, une
suite de toc-toc-toc assez musicale qui faisait office de laissez-passer.
J'en laissais entrer deux, puis me présentai à la porte et tapai la même
mélodie avec mon index.
On m'ouvrit.
C'était le guichetier qui m'avait accueilli l'après-midi, mais par chance
il me regarda à peine. Visiblement épuisé, il se contenta de me tendre une serviette et une clef. Pensant qu'on pourrait me repérer à cause des tatouages, je demandai un
peignoir.
J'avais bien fait. Trois hommes se déshabillaient devant les casiers. Sauf
que ça n'était pas des hommes.
Ils ne possédaient pas de nombril. Ni de tétons. Pas plus que d'organes
génitaux ; une peau lisse couvrait leur entrejambe. Et surtout, surtout, ils arboraient chacun une paire d’ailes !
Des ailes blanches, comme celles des colombes, mais à dimension
humaine.
Comme je les dévisageais, ils me regardèrent d'un air las. Je détournai la
tête, et commençai à enlever mes vêtements. J'attendis qu'ils soient tous passés au bar pour enfiler rapidement mon peignoir.
Le Père Damus se trompait complètement. Il n'y avait aucun démon ici,
seulement des anges.
Dans l'établissement, tout se passait comme dans la journée : un ange
assis au comptoir sirotait un thé glacé, deux anges barbotaient dans le jacuzzi, mais le téléviseur était éteint.
J'entrai dans la cabine à vapeurs pour y réfléchir. J'avais l'air fin avec
mon peignoir dans ce lieu étouffant.
Je pensais y être seul lorsqu'une voix me fit
sursauter.
« Tu es sur une mission difficile ?
— Euh...
— Moi je bosse sur cette fille, tu vois. Courageuse, et tout. Elle
est passée par des trucs pas marrants, mais à chaque fois elle se relève. Je suis assez fier.
— Oh, c'est bien, répondis-je en tentant de ne pas
bafouiller.
— Tu ne veux pas me parler de ta mission ?
— Eh bien... Pas tout de suite.
— Pas de problème. La fille dont je m'occupe, elle a changé de
boulot. C'est un peu grâce à moi. Si tu savais ce qu'elle endurait... C'est rien par rapport à ce qu'on connaît, mais quand même, heureusement qu'on veille sur eux.
— Euh... oui.
— Bon, je te laisse. »
Je vis la silhouette ailée disparaître au milieu du brouillard
moite.
Mais qu'est-ce que c'était que ce truc ? Un sauna pour anges gardiens
?
Une autre silhouette émergea de la brume et s'adressa directement à
moi.
« Tu ne devrais pas être là.
— Quoi ? Comment ? Je...
— Je sais que tu viens en paix. J'irai parler au Père Damus, continua
la voix. J'espère qu'il comprendra.
— Vous... Vous savez pourquoi je suis ici ?
— Je lis dans ton esprit. N'aie pas peur, je ne veux que ton
bien.
— Mais que se passe-t-il ici ?
— Nous venons nous y reposer. Nous cherchons aussi un peu de
tendresse. Certains d'entre nous sont sur des missions particulièrement difficiles…
— De la tendresse ? Mais vous n'êtes... vous n'avez
pas...
— Nous sommes asexués, oui. Mais on peut quand même s'embrasser,
s'enlacer, se caresser... Tu n'as rien connu si tu n'as jamais fait l'amour sans pénétration. »
Je me sentis soudainement très gêné.
« Rentre chez toi, me souffla l'ange. Inutile de rendre ton rapport.
Tu seras payé, je m'en charge.
— D'accord. Merci. »
J'avais les idées embrouillées. Quelque chose en moi regrettait de ne pas
avoir eu à me battre contre des démons cruels. J'aurais sûrement préféré un bain de sang plutôt que de croiser ces créatures tristes, fatiguées, qui nous protègent toute la journée, et viennent
réclamer un peu d'amour la nuit tombée.
L'ange ne me raccompagna pas. Il resta au milieu de la vapeur, préférant
sans doute que je ne distingue pas les traits de son visage.
« C'est moi qui veille sur toi, pas l'inverse »
conclut-il.
Et je me demandai soudain avec tristesse :
Et lui, qui veille sur lui ?
© Nico Bally – 2010.
Tous droits réservés.
Direction littéraire de la série : Daniel Conrad & Pascal Françaix,
avec l'aide de Gérard Coudougnan.
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