Fiche technique :
Avec Maïk Darah, Jann Halexander et Sandro Bassonnato. Réalisation : Jann Halexander et Jeff
Bonnenfant. Scénario : Jann Halexander. Compositeur : Jann Halexander.
Durée : 50 minutes. Disponible en VF.
Résumé :
Le résumé de notre film « Une dernière nuit au Mans [les gens de couleur n'ont rien d'extraordinaire] » se
veut simple : Marianne, veuve aisée, artiste à ses heures, vit au Mans, avec son neveu, Antoine. Elle tombe amoureuse de François, professeur de mathématiques… qui tombe amoureux
d’Antoine…
Jeff et moi voulions montrer aussi un visage de la petite bourgeoisie française d'origine antillaise (ou
africaine, ça dépend) que l'on peut retrouver un peu partout en France, notamment dans le grand Ouest et dans la région bordelaise. Un fait sociologique malheureusement peu étudié. Marianne et
son neveu vivent dans un petit appartement mais ont une résidence secondaire (qu'on pourrait imaginer dans les Alpes Mancelles). Marianne, campée par mon amie complice Maïk Darah est la
bourgeoise française par excellence : boit du vin, mange des rillettes et aime son pays en rappelant qu'il est la terre d'Alexandre Dumas. Elle a aussi cette façon bien française de collectionner
les amours. Avec le personnage de François, interprété par Sandro Bassonnato, nous avons intégré la non-hétérosexualité, aussi normale que l'hétérosexualité. En parler, le montrer, le filmer,
tout en sensualité mais le montrer. J'avoue que la musique de Chopin sur la scène d'amour entre Antoine et François fut bienvenue.
Si notre film devait avoir un message, puisque paraît-il, il en faut, ce serait celui-ci : ne pas avoir peur
d'aimer, quelque soient les circonstances et les conséquences.
L’avis de Pascal Françaix (BBJane Hudson) :
Créateur polymorphe et compulsif (auteur, compositeur de chansons qu’il interprète, scénariste, réalisateur,
acteur de films distribués directement en DVD), Jann Halexander est un homme de dichotomies. Celles qu’induisent le métissage et la bisexualité sont les plus évidentes et récurrentes dans son
œuvre musicale et filmique. Mais il en est une autre qui, pour être moins explicite, infuse son univers de façon tout aussi prégnante : la tension entre le réalisme et l’irrationnel
‒ la fidélité au premier, correspondant à un souci d’objectivité morale et d’ancrage dans son époque ; la tentation du second, témoignant à la fois d’un élan transcendant et
d’une attirance du gouffre. Dans le domaine musical, sa fascination pour le mythe du vampire lui a inspiré un spectacle (Confessions d’un vampire sud-africain), et une chanson
(Déclaration d’amour à un vampire) ; son premier scénario pour Rémi Lange (Statross le Magnifique [2006]), et ses deux réalisations précédentes (J’aimerais,
j’aimerais [2007] et surtout Occident [2008]) témoignent de son goût pour l’insolite (le caractère fantomatique de ses personnages), jusque dans ses déclinaisons horrifiques (le
finale d’Occident). Jann Halexander s’avère de plus être un fin connaisseur de cinéma fantastique, et un grand amateur de « séries Z » psychotroniques (pour l’anecdote, il voue
un véritable culte à Troll 2 [Claudio Fragasso, 1990]). Dans le même temps, il est un observateur sagace de son temps, en pleine phase avec le réel ‒ malgré les aversions
qu’il lui inspire.
Son troisième et dernier film, Une dernière nuit au Mans (coréalisé par Jeff Bonnenfant), semble
vouloir résoudre cette dichotomie en optant pour un sujet résolument réaliste (la liaison d’un jeune homme avec l’amant de sa tante) et un traitement en adéquation. Aucune échappée vers
l’incongru, aucune déviation sur les sentiers de l’étrange : dialogues, cadrages, mise en scène, tout relève d’un « cinéma-vérité » presque ascétique à force de quotidienneté. Les
échanges d’Antoine et de sa tante Marianne, dans la cuisine au petit déjeuner, ou autour d’un pot de rillettes et d’un verre de vin ; leur promenade insouciante et bucolique dans la campagne
mancelle, sont des exemples étonnants (pour qui connaît les précédents films de Jann Halexander) d’une recherche de naturel confinant au prosaïsme (nous sommes loin de la scène éberluante des
retrouvailles de la mère et du fils d’Occident, donnant lieu à un plan fixe et muet d’une minute.) J’avoue que cette approche m’est d’abord apparue frustrante et restrictive : elle
donne au film une tonalité très Strip-Tease (l’émission de télévision belge diffusée par France 3), le regard corrosif en moins, puisque le vidéaste s’interdit toute distanciation et
filme ses personnages au ras de leur quotidien, dans leur indolence bourgeoise un brin désabusée (il déclare avoir voulu rendre compte d’un état de la bourgeoisie française d’origine africaine ou
antillaise).
Le sous-titre d’Une dernière nuit au Mans fait office d’avertissement : le propos est ici axé
sur la démonstration d’une banalité ‒ en l’occurrence, ceux des « gens de couleur » qui n’ont « rien d’extraordinaire ». On sait ce que ces revendications
d’homologie ‒ qu’elles émanent de minorité ou d’ethnies ‒ recèlent d’ambiguïté : le déni répété d’une singularité résulte bien souvent d’une conscience trop aiguë
de sa différence, et produit généralement l’effet inverse de celui escompté. Artiste marginal et anticonformiste, qui se définit lui-même comme « underground », Jann Halexander
s’applique, contre toute attente, à jouer la carte du naturalisme, et n’y réussit guère : à bien y regarder, c’est cet échec, ou plus exactement les failles que son film recèle, qui en font
à la fois le charme et l’intérêt. Chassez l’artifice par la porte d’entrée, et il s’immiscera par celle de service…
Ainsi, c’est la première fois que l’on rencontre le Camp dans le cinéma d’Halexander, avec le personnage de
la tante Marianne, qui soliloque en s’alcoolisant à une table de bar, les épaules couvertes par un boa de plumes ; une autre scène nous la montre effondrée devant son miroir alors qu’elle se
maquille ‒ « moment Camp » classique et iconique. L’un de ses discours adressés à la caméra, où elle évoque son statut de femme de couleur dans un pays où la tolérance et
l’acceptation tardent à s’affirmer, accuse son irrémédiable singularité bien plus que son espoir d’intégration ‒ ce n’est plus Marianne que nous voyons, mais une artiste parlant à
son public, avec un certain maniérisme…
Fort peu naturaliste est également le jeu de Jann Halexander, dont la nonchalance très élaborée et la
résignation sarcastique nous rappellent à nouveau son personnage de Statross. On peut citer encore la scène d’amour entre Antoine et François sur les accords lyriques de Chopin, qui vient
soudainement rompre le traitement en creux de leur relation, présentée jusqu’ici avec une grande économie d’effets et de sentiments.
Qu’un jeune homme ait une liaison avec l’amant de sa tante n’a donc rien d’extraordinaire, selon Jann
Halexander ; tout comme d’être noir, d’être gay, voire de nourrir des sentiments incestueux (plusieurs scènes du film suggèrent que la seule harmonie amoureuse possible ne peut s’épanouir
qu’entre Marianne et Antoine). Étrange et difficile démarche que de donner à voir la banalité avec tant d’insistance ; singulier défi, qui ne va pas sans paradoxe ‒ sans cette
intime contradiction qui est peut-être au cœur de l’univers d’Halexander.
Signalons, pour conclure, qu’Une Dernière nuit au Mans est le premier de ses films où un personnage
féminin trouve une place aussi conséquente ; comme il le précise dans l’interview-bonus du DVD, c’est de propos délibéré qu’il voulut rompre avec le contexte essentiellement masculin de ses
précédents films, et se confronter à la psychologie féminine. La vision qu’il en offre au travers de Marianne est typiquement homosexuelle : elle est une figure maternante et sécurisante,
dont la sexualité est à la fois sublimée par un halo Camp, et inhibée par la crainte du vieillissement et par l’infidélité de son amant. Cette image de femme-femme séduisante mais blessée,
sexuellement désincarnée sauf d’être ramenée dans le giron rassurant des amours familiales/œdipiennes, n’échappe pas totalement au profil de l’icône-diva gay, mais en offre une déclinaison très
attachante, en grande partie grâce à l’interprétation de Maïk Darah, comédienne subtile qui sait ne pas abuser de ses atouts (un visage expressif où l’espièglerie le dispute à la candeur, une
voix profonde et mobile, une authentique présence physique), et les nuancer au service d’un rôle qui pouvait appeler les excès. Pour sa découverte, et pour l’intégrité et la ténacité de son
auteur, l’un des rares réalisateurs authentiquement indépendants du paysage français, ces cinquante minutes au Mans méritent amplement le voyage.
Pour plus d’informations :
Commentaires