Avant-première au Katorza. Dans la grande salle, pas pleine pour une fois, mais il n'y a pas eu de promo ni de places cadeau. Tout le monde
est venu pour une bonne raison.
La bonne raison, c'est d'avoir vu Jeanne et le garçon formidable, Virginie
Ledoyen et Mathieu Demy, l'insouciance et le sida, pas de futur et c'est pas grave. Deux ans passés depuis, que sont devenus Ducastel et Martineau, est-ce que leur petit monde chante toujours
?
Début du film.
Une petite ville entre les hautes falaises blanches. On est au printemps, il fait encore un peu frais. Un beau brun roule à vélo sans se
presser le long du front de mer. C'est Félix à Dieppe, sa ville natale. Le ferry qui l'employait vient de désarmer. Il a un peu d'argent et son allocation chômage est en règle. C'est comme
s'il était en vacances. Alors il part à travers la France, en auto-stop puisqu'il a le temps.
Le but : Marseille, où vit peut-être son père qu'il n'avait jamais vu, parti quand il
était tout petit. Le copain avec qui il vit le rejoindra là-bas pour ses congés, en train puisque lui travaille. Pour fêter le départ, ils se roulent une pelle au-dessus du plateau de fruits
de mer au restaurant de la rade. En chemin, il rencontre un lycéen qui pourrait être son petit frère et l'accompagne en boîte en trichant sur l'âge du jeune ; une vieille dame qui
pourrait être sa mère et le trouve mignon, bien mieux que son défunt mari au même âge; un cheminot qui joue avec des cerfs-volants; une femme qui a fait ses trois enfants avec autant d'hommes
et administre ça avec autorité, il en ferait bien une grande soeur. Et un homme de l'âge de son père, qui pêche à la ligne dans le canal des Martigues, où il n'y a pas de poissons mais ce
n'est pas le sujet. Il est arrivé. Il va peut-être à l'adresse de son père, il retrouve son copain à la gare Saint Charles. Générique de fin dans le sillage du ferry, en route vers la Corse
des vacances de printemps.
Début du film.
Une petite ville entre les hautes falaises blanches. Un jeune très brun qui roule à vélo vers le bureau de l'ANPE, il est chômeur. Il passe
à l'hôpital pour le suivi de sa trithérapie, il a le sida. On le retrouve au lit avec son copain, il est homo. Il décide de partir à Marseille, à la recherche de son père maghrébin qui a
abandonné à Dieppe sa mère française quand il était tout petit. Il est beur et déraciné, d'ailleurs il s'appelle Félix alors qu'il a un faciès sans ambiguïté. Une nuit, dans une grande ville
sur sa route, il est témoin d'une ratonnade; son arrivée empêche les loubards de jeter l'Arabe du haut du pont; mais il n'ose pas aller témoigner au commissariat, il est Arabe lui aussi. Ce
souvenir le hante tout au long du voyage, il refuse de traverser Orange ville FN. Il se promène avec un réveil qui lui rappelle l'heure de ses nombreux médicaments ...
Aucun des deux résumés ne vaut quelque chose. C'est comme si on expliquait le tissu en oubliant que les fils sont croisés. Le premier ne
mène nulle part, pourquoi faire un road-movie gentil de plus ? Le deuxième braque le spectateur moyen, la densité d'idées reçues et de pensée correcte le suffoque.
Mais ce n'est rien de tout ça. Ducastel et Martineau ont raconté un moment de bonheur, le petit tour de France d'un jeune homme libre. Ils
se sont fait plaisir, et ont essayé de démontrer leur idée avec une bonne histoire et un héros sympathique. Être sans famille, beur, homo, atteint du sida, c'est juste une occurrence possible
de la vie normale. Comme d'avoir une famille nombreuse sans dépendre d'un homme. Il y en a qui sont contre, à qui ça fait peur, ce sont des sots et quelquefois des dangereux. Il faut rester
avec les bons, les accueillants, ce sont eux les plus nombreux. Et celui qui, à part ça, est jeune et beau et charmant (j'allais écrire « sexy », mais je préfère le vieux mot), est
destiné à être heureux. Certes tout n'est pas pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles ; il faut cultiver notre jardin.
Donc c'est un conte philosophique. Avec des chapitres annoncés par des cartons illustrés « Où Félix offrit à la vieille dame qui
aurait pu être sa mère une belle boîte avec des cases pour classer ses médicaments » (je n'invente pas, les réalisateurs y ont pensé, et puis ils ont fait plus discret, le nom « ma
mère » sur le paysage qui introduit l'épisode). Pour faire oublier la force du propos incarné par les personnages, tout a été tourné en lumière naturelle (soleil ou néons) au vrai
endroit, à Dieppe, à Rouen sur le pont Jeanne d'Arc, à Chartres devant la cathédrale, à Brioude dans un jardin avec vue sur l'église, aux Martigues à l'ombre du pont tournant, ou dans la
campagne fleurie de l'Auvergne. Avec des clins d'œil aux initiés, comme ce plan de deux secondes à Canteleu, l'endroit exact d'où on découvre toute la ville de Rouen en arrivant par l'Ouest.
Il y en a d'autres, appel aux initiés d'autres lieux.
Et le plan cinématurgique obligé, la rencontre des amoureux en haut des marches de la
gare Saint Charles (Jacques Demy, 3 places pour le 26). Pierre-Louis Rajot (le copain) assis à côté de son sac de voyage et Samir Bouajila (Félix) qui émerge de l'arrière à côté de
lui. Une occasion de plus de se dire qu'ils ont bien choisi leur interprète principal (les autres aussi).
Fin du film.
Les deux auteurs arrivent ensemble pour qu'on en discute. Ils ressemblent tellement à leur caricature, habillés déstructuré, rasés et
coiffés Act-Up soft, que c'en est attendrissant. Ils sont totalement sincères et sans méchanceté, la parole passe de l'un à l'autre pour exprimer la pensée commune.
Le premier interpellateur n'a vu qu'un côté du film. Il est étouffé par le politiquement correct et le dit. Il a l'air vraiment de mauvaise
humeur, n'écoute pas la réponse et s'en va. L'assistance se demande pourquoi. Peur du bonheur sous une forme pas normalisée, analyse un psy amateur. Ducastel et Martineau nous disent que
c'est la première fois qu'ils ont une mauvaise réaction de ce genre. C'est vrai que jusque là ils ont présenté le film dans des petites villes. À Bollène par exemple, avec les parents de ceux
qui ont joué les enfants de trois pères différents.
La première grande ville, c'est Nantes. Par hasard et aussi à cause de Jacques Demy, celui qui a placé tous ses films dans des ports, avec
des nomades. Et la comédie musicale ? Jeanne et le garçon formidable était un film chantant. Maintenant ils rêvent de danse, avec Dominique Bagouet par exemple. Pas cette fois-ci,
c'est cher et il faut donc un film candidat au grand public. Ils se sont rattrapés sur le choix des lieux, allant jusqu'à récrire des scènes pour les mettre dans des endroits qui avaient
plu.
Le grand gadget du film: le feuilleton Luxe et volupté (Amour, gloire et beauté sur France 2) tous les matins à 9h, que
Félix arrive à suivre partout où il est. C'est l'heure de la première prise de trithérapie. Ça raconte (l faut tendre l'oreille) une histoire parallèle au film avec une fille qui hésite entre
son fiancé et le père du même. Martineau avoue qu'il aime beaucoup ce feuilleton et revendique l'idée.
Comment ils se sont rencontrés, comment ils travaillent ? Jacques Martineau, professeur d'université, avait écrit sa comédie musicale et
cherchait un cinéaste. Olivier Ducastel avait fait une comédie musicale comme court-métrage de fin d'études. Ça a été le coup de foudre. Depuis, ils travaillent ensemble. Martineau écrit le
premier jet des dialogues, ils en parlent et le film émerge des discussions.
À la réalisation, c'est le professionnel Ducastel qui prend en charge le plateau de tournage, Martineau est là comme référent de l'idée
commune. Personne n'ose leur demander comment ils peuvent arriver à travailler et vivre ensemble sans se fâcher.
Et le sida ? Dans Jeanne et le garçon formidable, Mathieu Demy meurt avant la
fin, Jacques Bonaffé porte le deuil de tous ses amis disparus, il faut Virginie Ledoyen l'insouciante pour que ça finisse bien. Depuis, il s'est passé du temps, les thérapies sont efficaces,
et Félix vit le moment favorable où il a gardé toutes ses forces. On parle de l'ancien patron d'Act-Up, qui s'est fait photographier beefcake, nu et sexy, malade mais toujours sujet du désir.
Pour l'instant, le film finit bien. À suivre.
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