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(Some like it Camp)


par  Tom Peeping


 

Tom Peeping (T.P. pour les intimes, comme Tippi Hedren) aime se promener sur les chemins de traverse du 7ème art et de la télé et s’arrêter pour soulever des pierres. Les films qu’il y déniche, la plupart méconnus ou oubliés, méritent pourtant leur place près de l’arc-en-ciel. Camp, kitsch, queer ou trash, ils racontent une histoire du cinéma des marges. Gays sans l’être tout en l’étant, ils espèrent retrouver dans cette rubrique leur fierté d’être différents.

Tom Peeping, quand il ne visionne pas quelque rareté de derrière les fagots, est conférencier en histoire de l’art et fréquente assidûment les musées parisiens pour y gagner sa vie de vive voix. Il est né dans les Sixties, la décennie du Pop Art, des Yéyés et des Go-Go Girls. Et il rejoint, pour notre (et votre) plus grand plaisir, l'équipe du blog Les Toiles Roses.

 

 

Fiche technique :

Avec Dirk Bogarde, John Mills, Mylène Demongeot, Laurence Naismith, John Bentley, Eric Pohlmann et Lee Montague. Réalisation : Roy Ward Baker. Scénario : Nigel Balchin, d’après l’œuvre de Audrey Erskine-Lindop. Directeur de la photographie : Otto Heller. Compositeur : Philip Green.

Durée : 132 mn. Disponible en VO.


L’accroche de Tom Peeping :

Il y a des films comme ça qui résistent à toute analyse et auxquels seule la bouche bée peut rendre justice. En voilà un qui fait de temps en temps surface dans les listes de films tordus, dans les blogs de cinéma-bis, sur les sites de culture queer. Bref, ici. Il était jusqu’à présent très difficile à voir, tombé aux oubliettes du bizarre, jusqu’à sa ressortie récente (mais confidentielle) en DVD Z2 UK. Un film qui fit la honte et le silence des principaux protagonistes impliqués : réalisateur, acteurs et producteur. Je l’ai découvert il y a quelques jours et évidemment, j’en suis baba : il s’agit de l’invraisemblable The Singer not the Song (Le Cavalier Noir) de Roy Ward Baker, réalisé en 1961 et en Technicolor.



Résumé :

Un prêtre irlandais en soutane, Father Keogh, arrive dans un petit village perdu du Mexique pour en remplacer un autre qui a demandé sa mutation précipitée. Car le job n’est pas de tout repos : le village est en effet sous la coupe d’Anacleto, un bandido très élégant, et de sa tribu de malfrats qui s’occupent à tuer les habitants... dans l’ordre alphabétique. Pourfendeur du sacré, Anacleto a dissuadé les villageois d’aller à l’église, qui est tombée en ruines. Le nouveau prêtre est bien décidé à ramener les ouailles à la messe et entre donc en conflit avec les crapules. Locha, la jeune fille un peu rebelle de la famille fortunée du village n’est pas insensible aux charmes du prêtre mais se plaît aussi en compagnie du bandido. Et les passions s’exacerbent dans la chaleur de la pampa quand un jeu de chats et de souris s’installe entre le prêtre, le bandit et la bourgeoise…



L’avis de Tom Peeping :

Voilà en quelques lignes le sujet du film. Tiré d’un roman d’Audrey Erskine-Lindop, le scénario traîne la patte pendant ses 128 minutes malgré ses nombreuses idées saugrenues, dont celle, inédite à ma connaissance, d’un tueur lettré qui cible ses victimes par ordre alphabétique. Ce n’est pas dans le sujet ou dans son traitement que The Singer not the Song trouve son intérêt : c’est bien dans les voies de traverse que lui ont fait subir, malicieusement ou non, son équipe dépitée. Équipe qui d’ailleurs vaut son pesant d'or : écrit à l’origine avec Charlton Heston et Richard Burton en ligne de mire pour les rôles du prêtre et du bandit, le casting finit par réunir John Mills et Dirk Bogarde, deux noms hautement improbables pour ces rôles. L’anglais et le look oxfordiens de Bogarde réfutent à chacune de ses apparitions l’origine mexicaine de son personnage et John Mills, à plus de cinquante ans lors du tournage, est peu crédible en prêtre bourreau des cœurs. Ajoutez à cela notre Mylène Demongeot (dotée d’un inénarrable accent français) dans le rôle de la petite mexicaine damnée de tentation et quelques autres personnages qui surjouent leurs scènes de rage, d’ivresse ou de désespoir et vous aurez une idée du casting dément du film.



Mylène raconte dans ses mémoires Tiroirs secrets qu’ayant signé pour un film avec Charlton Heston, elle fut bien déçue quand elle vit débarquer John Mills, excellent acteur mais pas vraiment un sex-symbol. Le réalisateur Roy Ward Baker dit dans la courte interview qui accompagne le film sur le DVD anglais que lui non plus n’avait pas envie de faire le film mais que son contrat avec la Rank l’obligeait. Récemment sorti du triomphe public et critique de A Night to Remember (sans doute son chef-d’œuvre et toujours le meilleur film jamais réalisé sur le naufrage du Titanic), Baker avait senti le navet à la lecture du scénario et s’était engagé dans le projet à reculons. Il avait donc laissé carte blanche à ses acteurs en attendant le clap final libérateur. Le film fut tourné dans le sud de l’Espagne en guise du Mexique avec les populations locales en figurants coiffés de sombreros.



Mais c’est Dirk Bogarde qui orienta The Singer not the Song vers les sommets que ses fans d’hier et d’aujourd’hui vénèrent : pour donner une personnalité plus prononcée à son Anacleto et s'amuser un peu pendant le tournage, il insista pour qu'on le vit régulièrement lire des bouquins de poésie, caresser un chat blanc ou noir selon son humeur (parfois aussi un chihuahua) et surtout il demanda au costumier de lui créer un pantalon de cuir, une ceinture, une chemise et un chapeau noirs. Habillé comme par Jean-Claude Jitrois, le bandido à la coiffure bouffante qu’incarne Dirk Bogarde est un assassin intello doublé d’une fashion-victim, au total-look comprenant aussi cravache à bec de canard et étourdissants foulards de soie colorés. Bogarde qui n’avait pas, et de loin, la carrure d’un Brando, ressemble dans cet attirail à une crevette en cuir et pousse même dans certaines scènes du film la ressemblance avec le personnage de Vienna tel qu'incarné par Joan Crawford dans Johnny Guitar : un régal, cela va sans dire !



Pour aller plus loin dans l’outrance, Bogarde ajusta aussi son jeu pour insinuer qu’Anacleto n’est pas insensible aux charmes (surannés) du prêtre : ses regards de braise, ses silences évocateurs et son jeu suggestif avec sa cravache ne sont en aucun cas des effets innocents. L’homosexualité de l’acteur, qui n’était pas de notoriété publique lors du tournage, donne à ses choix d’interprétation une résonnance qui fait tout le sel du film. En réponse à cette interprétation plus qu’ambigüe, le très hétéro John Mills fait ce qu’il peut mais entre malgré lui, poussé par Bogarde, dans le même jeu. On comprend alors d’autant mieux la moue boudeuse que Mylène Demongeot affiche tout au long du film : non seulement, elle n’avait plus envie de faire le film, mais son personnage se doute bien que ce qui se passe entre le prêtre et le bandit l’exclut de la ronde de séduction. Si sur le papier, The Singer not the Song est un peu l’histoire d’une petite bourgeoise qui tombe amoureuse d’un prêtre qui affronte un bandit, le film terminé nous montre plutôt, par le culot de Dirk Bogarde et le laisser-faire de Roy Ward Baker, une histoire de désir entre deux hommes en noir : l’un en cuir, l’autre en soutane. Parmi les nombreux dialogues à double-sens qui parsèment le film, j’ai noté celui-ci, qui résume assez bien son esprit :

Bogarde : « La chair ne vous tente pas, mon Père ? Vous n’avez donc jamais pensé à vous marier ? »

Mills : « Ma vocation m’oblige à rester célibataire pour mieux me consacrer à ceux qui ont besoin de moi. Et vous ? Vous non plus vous ne vous êtes pas marié ? »

Bogarde : « Non. (Silence éloquent et fixant Mills dans les yeux). Moi aussi j’ai une vocation ! »

The Singer not the Song bénéficie aussi de ruptures de ton qui ne peuvent qu’étonner : les premières scènes donnent l’impression qu’il s’agit d’un western (tous les codes y sont : le village perdu dans le paysage torride, les cavaliers, les pistolets…) mais très vite, des voitures et des camions font leur apparition et on se rend alors compte que le film doit se dérouler dans les années 50 (une excellente scène est d’ailleurs celle d’une descente sans frein d’un camion sur une route perchée). Puis, vers les ¾ du film, une scène de mariage tournée comme un mélodrame à la Douglas Sirk pousse le film vers une toute autre direction, celui du Women’s Picture (avec une actrice blonde qui s'est prise, de toute évidence, le temps de ses quelques instants à l'écran, pour Lana Turner) : hallucinant !

La fin, mélodramatique à souhait, éclaire le titre du film. Anacleto est abattu par la police lors d’une confrontation finale sur la place du village. Father Keogh se précipite vers lui et est à son tour abattu par le plus sexy des sbires du bandido (dont il était d’ailleurs, sans aucun doute, amoureux). Avant de mourir collés l’un contre l’autre et les mains jointes, Father Keogh demande à Anacleto de se repentir de ses fautes, parce que « si la Foi (the Song) est préservée, l’Homme (the Singer) sera pardonné ». Anacleto se repent dans un dernier souffle en disant bien qu’il le fait « for the Singer not the Song » (« pour l’Homme, pas pour la Foi »). Splendide déclaration d’amour au prêtre qui expire à ses côtés, aux anges. Mylène Demongeot, qui assisté à toute la scène, met sa mantille rouge et tourne les talons, en boudant de plus belle. THE END.



The Singer not the Song n’a évidemment pas trouvé son public à sa sortie en 1962 et fit un flop (le western italien, avec lequel il a bien des points communs, n’était pas encore né et il n’est d'ailleurs pas du tout impossible que Sergio Leone l’ait vu, mais c'est une autre histoire) : les fans de western furent décontenancés par ses ambiguïtés formelles et thématiques ; la critique se moqua de la légèreté de la réalisation et de l’overdose de kitsch ; Baker, Mills, Demongeot et Bogarde firent le minimum syndical pour sa promotion. Plus tard, quand Dirk Bogarde fut interrogé sur le film, il eut cette réponse sans appel : « Beyond camp ! » (« Au-delà du camp ! ») et Baker cacha sa honte dans le silence. C’est pourtant, dans un amusant retour de balancier, le camp absolu du film qui lui donne aujourd’hui une seconde jeunesse. Comment ne pas au moins être intrigué par un mélo-western britannique à connotation gay, où le cuir et la soutane se déclarent leur flamme mutuelle et où Mylène Demongeot, la moins mexicaine de nos starlettes nationales, roule une pelle à un prêtre qui a l’âge de son père et un faible pour les bandidos flamboyants ?

« Beyond camp ! » disait Dirk Bogarde (qui savait de quoi il parlait, ayant lui-même, au cours de sa carrière, tourné dans une série gratinée de films du genre) : c’est exactement pour cela que The Singer not the Song mérite notre plus grande admiration. Un film à redécouvrir, à nul autre pareil. Je suis certain que vous en resterez bouche bée. Sacré Dirk !



Pour plus d’informations :

The Singer not the Song est disponible en DVD Z2 UK. Il peut être trouvé sur des sites d’occasions du genre Amazon Marketplace UK. Pour l’instant, seule l’édition DDHE est correcte et peut être recommandée (même si le film en Cinémascope d’origine est en pan&scan, ça c’est vraiment dommage). A part le format trafiqué, le son et l’image sont bons.

En revanche, évitez à tout prix le DVD Z2 allemand du film, édité par AmCo sous le titre Sommer des Verfluchten : le prix est un peu plus attractif mais l’image (pan&scan aussi) provient d’une autre source, a des couleurs baveuses et le son est désynchronisé. Cette édition-là est effroyable.

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