(Some like it Camp)
par Tom
Peeping
Tom Peeping (T.P. pour les intimes, comme Tippi Hedren) aime se
promener sur les chemins de traverse du 7ème art et de la télé et s’arrêter pour soulever des pierres. Les films qu’il y déniche, la plupart méconnus ou oubliés, méritent pourtant leur place près
de l’arc-en-ciel. Camp, kitsch, queer ou trash, ils racontent une histoire du cinéma des marges. Gays sans l’être tout en l’étant, ils espèrent retrouver dans cette rubrique leur fierté d’être
différents.
Tom Peeping, quand il ne visionne pas quelque rareté de derrière les fagots, est conférencier en histoire de l’art et fréquente assidûment les
musées parisiens pour y gagner sa vie de vive voix. Il est né dans les Sixties, la décennie du Pop Art, des Yéyés et des Go-Go Girls. Et il rejoint, pour notre (et votre) plus grand plaisir,
l'équipe du blog Les Toiles Roses.
Fiche technique :
Avec Emilia Hunda, Dorothea Wieck, Herta Thiele, Hedwig Schlichter et
Ellen Schwanneke. Réalisation : Leontine Sagan et Carl Froelich. Scénario
: F. D. Adam et Christa Winsloe, d’après sa pièce Gestern und Heute. Directeur de la photographie : Reimar Kuntze et Frantz Weihmayr. Décors : Frotz Maurischat et Frederick
Winckler-Tannenberg. Compositeur : Hansom Milde-Meissner.
Durée : 96 mn. Disponible en VO.
L’accroche de Tom
Peeping :
Jeunes filles en uniforme (Mädchen in Uniform) : si le titre est très familier, le film l’est beaucoup moins par manque de visibilité depuis sa première sortie au
début des années Trente. Mais ArtHaus l’a édité en DVD (Allemagne) en 2008 et sa réévaluation est maintenant possible. En deux mots, c’est un excellent film en plus d’être une passionnante
fenêtre sur le cinéma et la société de la période de Weimar.
Adapté de la pièce Gestern und Heute ("Hier et Demain") de Christa Winsloe (1888-1944) qui connut
un triomphe en Allemagne en 1930, Jeunes filles en uniforme fut immédiatement mis
en chantier pour en capitaliser le succès. Le film fut produit de façon très originale par des fonds coopératifs sous la direction du cinéaste Carl Froelich (1875-1953) et non par un studio : les
dividendes en furent donc distribués aux particuliers qui avaient investi dans la production. Celle-ci reprit peu ou prou la même équipe de comédiennes qu'à la scène et confia la réalisation à
Leontine Sagan (1889-1974), actrice et metteur en scène de théâtre qui avait dirigé la pièce et dont c’était le tout premier film (elle n’en fit que trois dans sa carrière). Nouvelle aux métiers
du cinéma, Sagan fut assistée tout au long du tournage par Froelich, qui est mentionné dans le générique comme « consultant artistique » mais qui fut, dans les faits, la véritable tête pensante
du projet et de sa réalisation.
Jeunes filles en uniforme connut un très grand succès public et critique lors de sa sortie en Allemagne en 1931 (après quelques coupes volontaires
faites par les producteurs et une modification de la fin d’origine) et fut exporté dans le reste de l’Europe, aux États-Unis et au Japon, où son accueil fut plus mitigé. Appartenant à la première
génération des films allemands parlants, il fut l’une des premières productions cinématographiques allemandes de l’époque à être exportée à l'international et devait être la vitrine, pour les
producteurs, de la vitalité retrouvée du cinéma national en perte de vitesse face à la concurrence américaine et française. En 1933, l’arrivée des Nazis au pouvoir modifia la donne : sorti de sa
période d'exclusivité, le film fut interdit de ressortie à cause de ses thématiques subversives, même si, paradoxalement, Goebbels raconte dans l’entrée de son « Journal » du 02/02/1932 qu’il a
beaucoup aimé le film pour ses qualités artistiques. Jeunes filles en uniforme
fut relégué dans les recoins de la mémoire collective des spectateurs qui avaient pu le voir entre 1931 et 1933 et tomba peu à peu dans l’oubli. Un remake – que je n'ai pas vu – en fut fait avec Romy Schneider et Lily Palmer en 1958 (je préfère m'en tenir à l'original...).
Résumé :
Postdam, à la fin des années 1920 : Manuela von Meinhardis (Hertha Thiele), 14 ans, orpheline de mère et
dont le père est trop pris par son travail pour s’occuper d’elle, est amenée par sa tante dans un pensionnat de jeunes filles dirigé de main de fer par la revêche Fräulein von Nordeck (Emilia
Unda). Manuela est bien accueillie par ses camarades mais se renferme d’abord sur elle-même avant de transférer son besoin d’affection sur la professeur de littérature, la Fräulein von Bernburg
(Dorothea Wieck). En effet, celle-ci se rend compte que les jeunes pensionnaires ont besoin de chaleur humaine et est la seule adulte travaillant au pensionnat à les traiter comme des jeunes
filles de leur âge et non comme d’impersonnels numéros. Mais le sentiment que Manuela ressent pour son amicale professeur prend vite une tournure plus profonde : la jeune fille retrouve la joie
de vivre au contact de son aînée.
Après un spectacle d'école de « Don Carlos » avec lequel elle triomphe dans le rôle titre (ce qui permet au
passage une étonnante scène de travestissement), Manuela, qui a fêté sa performance avec un peu trop d’alcool, clame son amour pour la Fräulein von Bernsburg devant ses camarades et ses
professeurs médusées. « Ein Skandal ! » hurle la directrice en tapant du pied et de la canne. Le scandale éclate. Remise (gentiment) à sa place par l’objet de son amour et renvoyée de
l’établissement sous quelques jours, elle sombre dans la dépression et les pensées suicidaires. Ses camarades vont alors voler à son secours et faire plier l’intolérante directrice…
L’avis de Tom Peeping :
Raconté comme cela, Jeunes filles en uniforme a tout d’un mélodrame. Et c’en est un, mais c’est aussi beaucoup plus que
cela. Car l’intérêt du film est multiple.
C’est d’abord, en 1931, le premier film d’importance qui focalise son histoire sur une relation lesbienne.
Manuela est de toute évidence amoureuse de son enseignante (elle le dit d'ailleurs clairement) qui lui donne l’affection dont elle semble avoir été privée depuis la mort de sa mère. Le sentiment
est-il réciproque ? Le film ne l'affirme pas et on peut supposer que s’il l’est, la Fräulein von Bernsburg connaît les risques d’engager une relation avec son élève mineure au sein de
l’établissement et garde avec raison la distance nécessaire. La gentillesse et la douceur de la professeur (qui traite toutes les pensionnaires de la même façon même si elle passe plus de temps
avec Manuela, qui lui semble plus en demande d’affection) est sans doute sur-interprétée par la jeune fille, notamment lors de cette très belle scène, la plus célèbre du film et à juste titre,
où, au moment de l’extinction des feux dans le dortoir, l’enseignante passe embrasser sur le front toutes les filles l’une après l’autre mais dépose un baiser sur la bouche de Manuela. Il est
intéressant de noter que, même si l’auteur de la pièce d’origine, Christa Winsloe, était une lesbienne affichée (elle fut assassinée avec son amie en Bourgogne en 1944 dans des circonstances
obscures) et que Leontine Sagan l’était aussi, les quelques vagues que fit le film lors de sa sortie en 1931, ne furent pas dûes à son traitement d’une relation lesbienne mais à la métaphore de
l’autoritarisme politique (en 1933, évidemment, il en fut tout autre). Bien sûr, vu aujourd’hui à la lumière des Gay Rights et des Gender Studies, Jeunes filles en uniforme ne peut être considéré autrement que comme l’une des pierres fondatrices
du cinéma gay et lesbien, l'un de ses jalons les plus importants.
Une autre interprétation du film réside dans la représentation de ce pensionnat, un univers clos régi par
des règles et des rituels incontournables. Le monde de ces pensionnaires est celui des soldats : les nombreuses images de statues de personnages militaires qui décorent les bâtiments publics de
Postdam et apparaissent en insert au cours du film sont révélatrices. Dans la République de Weimar qui vit la naissance de la pièce et du film, la métaphore était claire pour les contemporains :
Jeunes filles en uniforme était une mise en garde contre les dérives possibles
d’un pouvoir politique, militaire ou policier qui serait trop fort. En 1931, deux ans avant le triomphe d’Hitler aux élections, le film pouvait être vu, non comme un brûlot anti-Nazi (ce serait
une lecture anachronique) mais plutôt comme un avertissement des dangers du fascisme et du totalitarisme (l’obsession soviétique elle, n’était pas anachronique du tout). Encore une fois, la
lecture qu’on peut avoir du film aujourd’hui et celle qu’on devait en avoir en 1931 ne sont pas les mêmes mais ont évolué à la lumière des événements postérieurs. Comme le montrent bien les
coupures de presse d’époque, c’est bien cette portée pamphlétaire politique du film qui fit le plus tiquer en 1931. Mais comment ne pas lire d’une autre façon, après 1945, les scènes du film qui
montrent les rangs de pensionnaires qui marchent au pas, vêtues d’uniformes à rayures ou encore la mise à l’index et à l’isolation d’une jeune fille un peu différente des autres ? Prémonitoire,
oui... mais rétrospectivement. À partir de 1933, les choses étaient toutes autres et le sous-texte lesbien de l’histoire comme la charge politique furent intolérables aux Nazis, maintenant au
pouvoir, qui interdirent aussitôt le film "dégénéré".
Techniquement, Jeunes filles en uniforme est admirable. La caméra n’est pas aussi mobile que dans un film de Murnau
et le choix de réalisme de la mise en scène le projette loin des excès de l’Expressionnisme qui venait de mourir de sa belle mort après avoir produit en Allemagne une impressionnante série de
chefs-d’œuvre. L’austérité des décors, justifiée par le fait que l’ensemble du film se passe dans les murs du pensionnat (il n’y a aucune scène à l’extérieur), est mise en valeur par la lumière
qui joue sur les murs blancs, les couloirs obscurs, l’escalier central qui à un rôle essentiel au cours du film. Beaucoup de gros plans s’attardent sur les visages des comédiennes en leur
permettant d’exprimer au mieux la palette des sentiments de leurs personnages tout en donnant aux images une remarquable force érotique. L’implication de Karl Froelich dans le film est évidente
dans chaque plan : Leontine Sagan elle-même n’en faisait d’ailleurs pas mystère.
Il faut aussi dire quelques mots des jeunes comédiennes de Jeunes filles en uniforme. Toutes sont excellentes et une des grandes surprises de ma découverte
récente du film fut de voir la saisissante modernité du jeu – et du physique – de ces jeunes actrices et de Dorothea Wieck (l’enseignante), notamment dans les nombreuses scènes où, laissées sans
surveillance, les pensionnaires retrouvent leur joie de vivre et espièglerie d'adolescentes. Le naturel de leur prestations est remarquable pour un film du tout début des années Trente. Cela est
sans doute dû au fait que pour la plupart, elles avaient joué la pièce de très nombreuses fois et possédaient parfaitement leur personnages. Les actrices plus âgées (le directrice, les autres
enseignantes, les surveillantes, la Princesse qui vient visiter le pensionnat), par contraste, font plutôt « vieille école ». Cette différence sensible dans le jeu des actrices renforce encore
les différents messages progressistes du film. Et illustre à merveille le titre original de la pièce : Gestern und Heute ("Hier et Demain"). La beauté de Dorothea Wieck, âgée de 23 ans au moment
du tournage, une mince brune à la peau pâle et aux yeux bleus clairs, est la cerise sur le gâteau. Pour la petite histoire, le film précède de huit ans The Women de George Cukor (1939) dans son originalité de n’avoir dans son casting que des femmes et
de ne pas montrer à l’écran un seul homme.
Le parcours des deux actrices principales après la sortie du film est intéressant : Hertha Thiela (l’élève)
refusa de travailler pour le cinéma de Goebbels et, sa carrière brisée, dut s’exiler en Suisse en 1937, puis en France où elle devint infirmière après la guerre. Elle revint en Allemagne de l’Est
en 1966. Dorothea Wick (l’enseignante), sympathisante nationale-socialiste au début des années Trente, s’en éloigna ensuite mais resta en Allemagne pendant la guerre en se faisant discrète pour
se consacrer au théâtre. Elles sont mortes toutes les deux à Berlin, respectivement en 1984 et 1986. Quant à Leontine Sagan, juive, elle quitta rapidement l’Allemagne pour aller d’abord à Paris
puis en Afrique du Sud, où elle créa le Théâtre National de Johannesburg et où elle est morte en 1974.
Sorti aux États-Unis en 1932 avec quelques scènes "allégées", le film connut d'abord un succès d’estime
mais, dans un pays loin de la morale libérale de la République de Weimar, sa thématique distinctement lesbienne ne fut pas du goût de tout le monde, notamment des ligues de vertu.
Jeunes filles en uniforme y fut rapidement interdit. Il fallut qu’Eleanor
Roosevelt, admiratrice fervente du film, s’en mêle pour que le film puisse être de nouveau temporairement projeté, toujours dans sa version censurée. Puis, difficilement visible pendant plusieurs
décennies après les années Trente, le film fut devint une sorte d’Arlésienne pour les cinéphiles et les gays du monde entier. L’évocation de son titre seul, Jeunes filles en uniforme, faisait surgir des images fantasmatiques qui ont permis au film de
survivre dans la mémoire collective mais en lui collant une étiquette faussée. Aujourd’hui, le film doit être revu pour ce qu’il est : l’un des excellents films des débuts du parlant (juste avant
la chape de plomb dont le pouvoir Nazi allait recouvrir le cinéma allemand), une pierre angulaire du cinéma queer et un audacieux pamphlet politique anti-fasciste dont la portée a traversé les
décennies sans encombre. Jeunes filles en uniforme est un film important qui
mérite largement une redécouverte.
Pour plus d’informations :
Le DVD allemand édité par ArtHaus (visuel ci-dessus) est très
bien. Le film n’a pas subi une restauration majeure mais plutôt un nettoyage et la qualité de l’image et du son est bonne. L’image est seulement un peu granuleuse dans les plans larges. Le son ne
présente aucune distorsion. Pas de sous-titres français (mais des sous-titres allemands optionnels). Un DVD très recommandable, donc, pour ce film passionnant à plus d'un titre.
Quelques extraits (pas issus du DVD) peuvent être vus sur YouTube.
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