Je ne sais plus si je vous l’ai déjà dit, mais j’ai eu une enfance heureuse, protégée. C’était le temps
où l’on jouait aux billes dans la cour de récré, à la balle au prisonnier, à colin-maillard. Le soir, après les devoirs, on regardait L’Île aux Enfants, le pays
de Casimir. Le mercredi, sur TF1, Soizic Corne et Jacques Trémolin venaient nous enchanter avec Sibor et Bora, les visiteurs de ce jour-là, tandis que naissait un concurrent sur Antenne 2,
Récré A2. Les téléphones n’étaient pas portables, ils avaient encore un cadran, mais les plus modernes commençaient à fonctionner avec des touches. Il n’y avait pas encore le
Minitel, pas d’Internet. C’était le temps d’un bonheur simple, j’aurais aimé qu’il ne finisse jamais.
Mais tout a une fin, et tout a un commencement. Mon enfance est morte à la fin de l’été de mes onze ans,
lorsque je suis entré en sixième. Quand j’ai quitté l’école primaire de mon quartier pour l’immense bâtisse d’un collège-lycée, c’est là que les problèmes ont commencé. Enfant joyeux et
expansif, je suis subitement rentré dans ma coquille et devenu un adolescent difficile à cerner, désorienté par un mal-être indéfinissable. Capable d’être brillant dans les matières qui
m’intéressaient, archi nul car dilettante dans les autres, mais également capable d’être bon dans mes matières faibles et mauvais dans mes matières fortes, je pense, avec le recul, que j’ai
fait à cette époque charnière et délicate de mon existence une forme de dépression qui n’a pas été diagnostiquée. Et par-dessus tout ça, j’ai développé des complexes.
D’abord, un complexe de taille. Il est rapidement apparu que je n’atteindrais jamais la taille idéale du
héros de mon enfance, Tarzan, soit 1m85 (selon le roman d’E.R. Burroughs). Pis, j’étais globalement moins grand que les autres. À l’orée de l’âge adulte, ma croissance s’est arrêtée à la
taille Tom Cruise/Nicolas Sarkozy (en trichant un peu, mais eux-mêmes trichent aussi). Soit. Avec le temps, je me suis aperçu que je n’étais pas le seul dans ce cas et que ce n’était pas un
drame en soi. Néanmoins, demeurait sous-jacent un certain malaise à une époque qui vante à outrance le culte du corps et de la jeunesse. Je suis bien proportionné, mais la société dans
laquelle nous vivons nous incite à en vouloir toujours plus, générant ainsi d’inévitables frustrations.
Autre complexe : ma voix. Là, je reconnais que c’est bête. Je présuppose que c’est le lot commun
d’éprouver un complexe lorsque la voix mue. Cela vient du fait que, durant une période transitoire, on n’est plus ce que l’on était avant, et l’on n’est pas encore que ce que l’on sera
ensuite. Une fois passée la transition, vient le temps de l’adaptation, de l’acceptation d’un soi nouveau, mais celle-ci est rendue malaisée par les supports d’enregistrement. Au niveau de
l’oreille interne, personne ne s’entend comme les autres nous entendent, et ceci provoque un effet de distorsion lorsque nous entendons un enregistrement de notre voix. Ce sont mes
paroles, mais ce n’est pas moi. Je n’aime pas cette voix, je n’aime pas ma voix. Longtemps, ce complexe m’a empoisonné l’existence.
Tout a commencé à changer le jour où j’ai recommencé à chanter. Je dis bien « recommencer »,
car je chantais déjà beaucoup durant mon enfance, répétant les chansons écoutées sur mon petit transistor. J’ai même intégré beaucoup plus tard la chorale municipale pendant un an, mais
c’était surtout pour avoir un semblant de vie sociale. Et puis, un jour, ou plutôt un soir, j’ai participé à un concours de karaoké. Une Harley Davidson était en jeu. Je n’ai pas gagné la
moto, mais ce soir-là, j’ai reçu davantage en cadeau : j’ai finalement appris à aimer ma voix. Cette voix portée par le micro et la reverb qui enthousiasma l’audience, était la mienne.
J’ai chanté « Hello » de Lionel Richie, et ce moment magique fit l’effet d’un déclic.
Depuis, je m’amuse beaucoup de l’effet de surprise que provoque le son de ma voix chez celles et ceux
qui, ne connaissant de moi que mon visage, sont étonnés du décalage qui existe entre l’image et le son. Nul ne s’attend à ce timbre de velours, parfois grave, souvent langoureux, volontiers
charmeur. J’ai appris à en user au téléphone qui en retranscrit bien les effets.
Quelquefois, il m’arrive encore d’éprouver un vague regret à l’idée que je ne serai jamais un apollon
sur papier glacé, aux mensurations idéales, au visage parfait (peut-être trop), qui suscite l’envie et le désir des foules. Et puis je me dis que ces garçons trop beaux qui font la couverture
des magazines finissent par avoir une vie banale et sans relief. Ils se succèdent les uns aux autres, comme un clou chasse l’autre, et le nouveau fait vite oublier l’ancien. Connaissez-vous
le nom du mec en couv’ de Têtu ou de PREF ce mois-ci ? Vous souvenez-vous de celui du mois dernier, ou d’il y a six mois ? Bien sûr que non. Une esquisse de
célébrité mensuelle ne suffit pas à les tirer de l’anonymat. En revanche, vous n’allez pas oublier ce qui va suivre.
Pour me prouver à moi-même que je suis capable de
balancer aux orties ce qui me reste de complexes, j’ai décidé de poser, et de m’exposer. Nu, dans les limites de la bienséance imposées par une serviette qui cache ce que le commun des
mortels ne saurait voir, et qui est réservé à de rares élus, en attendant l’unique. Me voici, dans un éclairage retouché par Charles Louis Hennecent Orsini, qui semble nimber d’or mon corps
offert à vos regards ébahis.
Zanzi, le 2 juillet 2009
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