de Nico Bally
NEFERTITI ONE
Nico Bally a publié une multitude d'histoires
étranges sur divers supports, du webzine à l'anthologie, en passant par le livre photo-musical.
Après avoir sillonné les villes les plus exotiques et palpitantes du globe (Dunkerque,
Manchester), il vit aujourd'hui à Lille où il fête tous les jours son non-anniversaire (trente ans tout rond) avec un lapin gay, une chatte blanche déguisée en chatte noire, et la fée
Clochette.
En marge de l'écriture, il travaille comme contrôleur de contenu pour Recisio Music malgré de
longues études en sciences, informatique et philosophie. Il respecte les lois du TATBAR (Touche À Tout, Bon À Rien) en s'adonnant à la photographie naïve, la musique noise-ambiant expérimentale,
les courts-métrages DIY, l'auto-pornographie, le rot tonal et la peinture sur vélo.
Pour Les Toiles Roses, il élargit ses univers fantastiques-oniriques en développant
les thèmes LGBT qu'il avait trop souvent mis de côté.
Extraits du journal de bord d'Elena Kirlian, passagère du
Kobna5a.
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Ça enregistre ? OK. Ils auraient pu mettre un voyant rouge, un truc.
Bon, ça enregistre.
J'ai négligé le carnet de bord un peu trop longtemps. SysTem me demande de m'y remettre. Donc me
voilà.
Je n'ai rien de plus à dire qu'au début du voyage. Je suis sensée parler de mon mal. Sous-entendu
« mal de l'espace », j'imagine. De toute façon, ici, il n'y a que l'espace. Cinq ans qu'il n'y a que ça, le vide, des étoiles lointaines, et ma petite capsule, la fière Kobna5a qui me
parle, me fait jouer, m'activer, me nourrit, éjecte mes déchets, et surtout me voit dormir douze heures par jour. Une capsule révolutionnaire qui doit être aujourd'hui obsolète sur
Terre.
Comment parler de la solitude ? Surtout quand on y est encore ?
J'imagine mon avenir. Je me dis que je rirai plus tard de cette période, de ces années dans le rien.
Mais plus le temps passe, plus il devient difficile d'imaginer autre chose qu'un infini noir et froid.
Si haut dans le ciel, plongée dans un coton sans fin... L'idée même de désert est transcendée pour
s'annuler.
Voilà, je perds la boule.
Rien de grave, rien d'imprévu.
Je savais à quoi je m'engageais. Encore six ans comme ça et j'aurai la retraite la plus dorée qui
soit. À peine trente ans et je serai la riche privilégiée, payée à vie pour n'avoir rien foutu d'autre pendant onze ans qu'être catapultée dans l'espace pour trois vérifications qu'un robot est
incapable d'accomplir. Et je raconterai ça en riant, j'en suis convaincue.
Si ça se trouve, à mon retour, ils les auront conçus les robots assez balaises pour prélever quatre
plantes et deux rochers et les ramener chez nous sans se perdre entre deux comètes.
Mais pour l'instant, c'est un boulot d'humain, enfin d’humaine dans mon cas... De bons à rien prêts à
sacrifier onze ans de vie d'un coup plutôt qu'une quarantaine d'heures par semaine jusqu'à la ménopause. Ça me va. Mais c'est dur, ça devient long.
Rien de grave.
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J'abuse un peu trop du caisson de résurrection.
Oui, je sais. SysTem me l'a fait remarquer plusieurs fois. « Le caisson ne sert qu'à guérir
des blessures et des maladies. » Bla bla bla...
Mais j’y peux rien, j'y vais quand j'ai un coup de blues. Y'a rien à remettre à neuf, mais j'en
ressors plus fraîche quand même. C'est comme d'aller pisser quand y'a rien à pisser, mais on se sent plus tranquille après. Ou la douche quand on se sait propre. Enfin bon.
SysTem m'a dit de ne pas abuser. Ça pompe l'énergie du vaisseau. J'aurai l'air fine si on se prend une
météorite et que je viens d'épuiser le caisson avec mes régénérations à vide.
Je regarde un peu l'espace. Même après cinq ans, je ne m'en lasse pas.
Je me suis mise à la poésie, mais je ne l'écris pas pour l'instant, je fais ça à l'oral, comme le
carnet de bord, sauf que j'enregistre pas.
SysTem a cru que je m'adressais à lui, hier. Je disais quelque chose comme : « L'enfant
immatériel emprunte souvent les chemins fleuris sans fouler toutefois les jours à venir. » Et cet abruti de SysTem qui me demande de répéter ma question !
Ça me fait du bien d'avoir un vaisseau rationnel avec qui parler, mais un interlocuteur ayant le sens
de l'humour et de la poésie ne serait pas de trop.
Si un ingénieur écoute mon carnet, qu'il le prenne en note : sens de l'humour et de la poésie
! C'est vital.
Parce que les amis virtuels du « module ludique » sont plutôt limités, pour ne pas dire
débiles.
Bon, c'est l'heure de faire mes exercices.
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SysTem a repéré un objet. D'ici, on dirait une dalle épaisse… ou une brique immense.
On saura ce que c'est dans deux jours, on fait cap vers lui.
D'après SysTem, ça ne peut pas être un vaisseau abandonné. Mais il lui arrive de se tromper. Il a déjà
cru voir une comète nous foncer dessus, et finalement rien, rien de rien...
J'ai évoqué la possibilité d'un appareil extra-terrestre, et il m'a rappelé que les humains étaient
définitivement seuls dans l'univers. Le pauvre est incapable de rêver.
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L'objet est là ! C'est dingue !
C'est une femme !
Dans un cercueil…
Ou plutôt un sarcophage ?
Un sarcophage de verre…
Une Belle au Bois Dormant de l'espace ?
C'est écrit « Nefertiti One » dessus. Je répète en articulant N.E.F.E.R.T.I.T.I… O.N.E... On
dirait le titre d'une chanson.
Elle est superbe, tellement bien momifiée qu'elle semble seulement endormie.
Mais elle est bien morte. Depuis plus d'un siècle, apparemment.
SysTem a analysé la signature gravée sur le sarcophage : « Innovative Icon
Laboratoires ».
Ces abrutis sont les premiers industriels à avoir lancé quelque chose de non-scientifique et de
non-rentable dans l'espace. Ils ont envoyé une femme pour démontrer aux extra-terrestres comme l'humanité est belle.
Des dingues !
Je ne sais pas si cette femme était volontaire ; s'ils ont attendu qu'elle meurt, ou si elle a
été tuée pour ça. Elle semble avoir une trentaine d'années… à peine…
La conquête de l'espace avait tout juste commencé que ces idiots balançaient un cercueil chromé vers
les étoiles, en espérant être les premiers à s'adresser aux extra-terrestres.
Quelle réaction on aurait eu, sur Terre, si on était tombé sur un cadavre de femelle alien
tentaculaire ?
De la folie, bordel !
Je n'arrive pas à détacher mon regard de son visage. Des paupières closes sur le plus profond des
sommeils qui soit.
Elle a les cheveux coupés courts, noirs. Son corps est parfait, comme sculpté dans le marbre. Elle est
nue.
SysTem m'a demandé de la renvoyer (enfin de L’ÉJECTER !) dans l'espace, sous prétexte qu'elle
était légalement la propriété d'une agence débile qui a sûrement fermé ses portes il y a des années ! Ou des dizaines d’années !
Quel con ce SysTem ! Je l'ai ignoré. Il ne peut pas la renvoyer sans mon aide, de toute façon.
Pour l'instant je la garde.
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J'ai eu du mal à dormir. Je me suis relevée pour me rafraîchir… Ouais, bon, dans le caisson de
résurrection, j’avoue…
C'est là que j'ai eu l'idée, la grande et meilleure idée : RESSUSCITER NEFERTITI ONE !
SysTem a fait son rabat-joie, comme d'habitude. Soi-disant que le cerveau est mort depuis trop
longtemps… Et que même si le cœur peut (théoriquement) battre à nouveau, je n'obtiendrai qu'un légume... Et bla bla bla… Bla bla Bla…
Rien à foutre, ça vaut le coup d'essayer.
J'ai brisé le verre du sarcophage et j’en ai sorti Nefertiti. Son corps est lourd et flasque. Une
impression de vide, de rien… Comme l’espace.
Je l'ai placée dans le caisson. Et merde à SysTem !
Sa peau a reprit quelques couleurs. Je ne m'étais pas rendu compte à quel point elle était… euh…
grise ?
Mais toute l'énergie du caisson s'est épuisée sans pouvoir la ranimer.
Je dois maintenant attendre neuf heures avant que le caisson puisse fonctionner à
nouveau.
Après plusieurs passages, elle respirera peut-être…
SysTem ! Ta gue…
[END]
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SysTem devient insistant ! Si Nefertiti revenait à la vie, nous serions trop à l'étroit. Le
vaisseau ne peut fournir de l'oxygène et de la nourriture que pour une personne. L'écosystème interne s'épuiserait au bout de vingt-huit jours en cas, je cite, « d'invité
surprise ».
Je dois choisir entre la renvoyer dans l'espace, ou tenter de la ranimer pour qu'elle meurt avec moi
dans une trentaine de jours.
La deuxième résurrection n'a pas fonctionné.
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SysTem pense que je suis malade, que je devrais le laisser m'endormir un moment, puis suivre un
programme spécialement dédié via le module ludique.
Je l'ai envoyé chier direct ! La troisième résurrection a fonctionné. Nefertiti
respire.
Elle n'a pas encore ouvert les yeux, mais son cœur bat, elle respire. C’est ténu, presque
imperceptible.
Je l'ai étendue sur la couchette. Je vais dormir un peu avec elle.
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J'ai avoué à SysTem que j'étais amoureuse.
Je ne sais même pas si c'est vrai.
Il m'a répondu que j'étais malade.
Malade.
J'ai pas envie de guérir.
J'suis pas malade.
Juste un peu fatiguée. J'ai du mal à me reposer avec Nefertiti juste à côté.
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Elle a ouvert les yeux.
J'en suis presque sûre.
Je l'ai regardée en souriant.
Elle semble très fatiguée.
Elle m'a légèrement sourit, je crois, puis s'est rendormie.
J'essaie de dormir aussi.
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J'ai éteint le son.
SysTem ne cessait de beugler des ordres en boucle.
Malade… malade… malade…
Il me parle via l'écran.
Je ne le regarde plus.
Je nourris Nefertiti.
Je l'ai lavée.
J'essaierai de lui faire faire quelques exercices quand elle tiendra debout.
Si elle y arrive.
Elle me regarde avec douceur.
Je ne suis pas malade.
La preuve ?
Je me sens ramollir dès qu'un sourire commence à se dessiner sur son visage.
Il faut parfois que je regarde longtemps pour le voir, mais je le vois… son sourire,
vraiment.
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On dort, on mange, on se lave, on joue.
J’en suis sûre.
Je lui parle, elle m'écoute attentivement.
Je ne sais pas si elle me comprend.
Elle est encore malade…
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J'ai l'impression de vivre un rêve...
Je me rends compte seulement maintenant que je vais mourir dans quelques jours...
Je n'ai jamais été aussi heureuse...
Avec elle.
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SysTem disjoncte.
Il est malade.
Alarmes.
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Ce sont sûrement mes derniers mots.
Je ne sais pas quoi dire.
Nous allons mourir.
Toutes les deux.
Elle était déjà morte.
Avant ?
Maintenant ?
Plus que quelques heures.
Manque d'oxygène.
Mollassonnes.
Malades ?
Moi ?
Moi et elle ?
Je me sens... coupable.
Adieu ?
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Des larmes de joie.
Elle… bouge… plus…
Malade ?
Moi… J’aime… Je vais…
© Nico Bally – 2010.
Tous droits réservés.
Direction littéraire de la série : Daniel Conrad & Pascal Françaix,
avec l'aide de Gérard Coudougnan.
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