Fiche technique :
Avec Stéphanie Michelini, Yasmine Belmadi, Edouard Mikitine et Josiane Stoléru. Réalisé par Sébastien Lifshitz. Scénaristes : Stéphane Bouquet et Sébastien
Lifshitz. Producteur : Gilles Sandoz et Christian Tison. Directeur de la photographie : Agnès Godard. Compositeur : Jocelyn Pook.
Durée : 93 mn. Disponible en VF.
Résumé :
La rencontre d'un trio de marginaux, composé d'un émigré russe, d'une transsexuelle et d'un jeune maghrébin, dans le Paris contemporain, et l'amour qui naît entre
eux. Leur alliance sera d'autant plus forte qu'elle se déroulera sur fond de clandestinité et de mort…
L'avis de Samuel M. :
Auteur des Corps ouverts, de Presque Rien et de La Traversée, Sébastien Lifshitz refuse l’étiquette à la mode de réalisateur gay.
Pourtant, il reste fidèle au traitement de la marginalité sexuelle. Son dernier film, Wild Side, apparaît comme pleinement abouti en regard de son projet artistique. Par les sujets
abordés, Lifshitz se mettait en danger : tout plaçait son entreprise sur le fil du rasoir. Grâce à un ensemble de choix narratifs et esthétiques, Wild Side déjoue ces pièges et parvient
à nous raconter l’histoire de ses trois personnages. Stéphanie, une transsexuelle, vit avec Jamel, un jeune maghrébin, et Mikhaël, un émigré russe qui semble avoir déserté la guerre en
Tchétchénie. Rassemblés au chevet de la mère de Stéphanie qui agonise, ils se révèlent au hasard de bribes de leur passé.
Le risque de voyeurisme est évident quand il s’agit de représenter Stéphanie. Les retours en arrière dans son enfance montrent son transsexualisme non comme un rejet, mais plutôt comme
l’inscription intime de l’histoire familiale - on pourrait l’interpréter comme l’introjection de sa soeur morte. De même, les retrouvailles avec l’ami d’enfance amoureux de lui/elle, révèlent
qu’elle chérit encore ce souvenir, mais sous une autre forme. Cette scène profondément émouvante met en jeu l’acceptation des attirances, quel que soit le corps de la personne.
Comme on le voit lorsqu’elle prend son bain, Stéphanie possède un corps de femme et un pénis. Elle nourrit alors les fantasmes bisexuels de ses clients : elle attire en tant que femme, mais
sodomise l’homme âgé qui fait appel à ses services. Le risque de sombrer dans le misérabilisme surgit, par le travail de prostitution à la chaîne, qui déshumanise Stéphanie. Mais la réalité est
plus complexe, et de la prostitution bisexuelle de Jamel peut faire naître l’humour, ou la gravité quand Mikhaël veut qu’il abandonne cette activité.
L’affection qui lie ces trois personnages peut paraître invraisemblable ou « politiquement correcte » en voulant montrer trop de minorités réunies à la fois. Mais il y a justement une
logique à la naissance de leur trio, celle de l’exclusion sociale et d’une expérience partagée. Les relations qu’entretiennent Stéphanie, Jamel et Mikhaël unissent trois exclus de la société.
L’amour qui les unit éclate dans des scènes lumineuses, qui transfigurent leur sort et font oublier un quotidien sordide. La séquence finale, qui montre comment se sont rencontrés Stéphanie et
Mikhaël, en est l’illustration magistrale.
Les acteurs irradient d’une émotion toujours juste. Ce film à la narration fragmentaire mais à la réalisation fluide, aux personnages complexes malgré leur situation proche des stéréotypes,
refuse la facilité et le manichéisme. Il s’avère d’autant plus bouleversant qu’il affiche une grande sobriété.
L'avis de Jean
Yves :
Mikhail et Djamel partagent le lit de Stéphanie, une jeune transsexuelle. Au départ, ce sont trois solitudes qui se rencontrent, et malgré la vie chaotique de
chacun, ils trouvent un réconfort dans les bras l'un de l'autre : un trio sur la route de l'indépendance.
Dans un monde qui aime bien mettre les gens dans des cases, Sébastien Lifshitz risquait d'être connoté comme un cinéaste homo, surtout après le succès de Presque Rien (et de l'affiche
signée par Pierre et Gilles). Pourtant, lorsqu'on plonge dans l'univers intime de son nouveau film, on comprend qu'il échappe à toutes les catégories. Wild Side est un film marginal sur
le parcours de trois marginaux.
La rencontre d'un trio de marginaux, composé d'un émigré russe, d'une transsexuelle et d'un jeune maghrébin, dans le Paris contemporain, et l'amour qui naît entre eux. Leur alliance sera d'autant
plus forte qu'elle se déroulera sur fond de clandestinité et de mort…
Il aurait été facile de basculer dans un mélodrame stéréotypé si le but avait été de raconter la seule liaison entre une jeune transsexuelle (Pierre devenu Stéphanie), un prostitué marocain
(Djamel) et un clandestin russe (Mikhail)... Lorsque Stéphanie part chez sa mère, ses amants la rejoignent, mais ils restent en dehors de sa confrontation avec son village, son enfance et ses
souvenirs. Il n’y a aucun conflit entre le monde de son enfance et celui actuel car ce qui émerge avant tout dans ce film c’est de l'amour. C'est cela qui frappe, avant tout le reste.
L’important, c’est cette rencontre fusionnelle entre ces trois personnages (qui ne sont plus à la dérive) sans oublier celle extrêmement sobre et émouvante entre Pierre (devenu Stéphanie) et sa
mère.
Wild Side n'est pas un film bavard : les dialogues sont courts, parfois un peu difficiles à suivre à cause des obstacles linguistiques des personnages. Mais ceci n'est pas vraiment un
handicap car la représentation de leur intimité fragile est très présente tant dans leurs rapports physiques, dans leurs regards que dans leur lutte pour échapper à la solitude. Les silences et
le mélange linguistique drôle donnent un ton plutôt léger au film, ce qui n’est pas pour déplaire. Stéphanie Michelini dans le rôle de Stéphanie est magnifique : sa présence écarte tout des
clichés de la représentation de la transsexualité. Avec douceur et charme, elle mène l'histoire entre le présent et les flashbacks de l'enfance, entre la vie au nord de la France et les expériences de prostitution à Paris.
L'avis de Petit Ian :
Impossible d'échapper à la comparaison avec le Tiresia de Bertrand Bonello. Construit autour du parcours d'une trans prostituée, le film de Sébastien Lifshitz livre l'une des clés de son esthétique par le
choix, identique à celui de Bonello, de filmer le bois de Boulogne en un long et superbe travelling balayant le bas-côté de la route. Abbas Kiarostami dit du travelling qu'il s'agit d'un
mouvement sans réalisme, donnant l'impression que les verticales du champ courent, tandis que le seul appareil mobile est la caméra. Et sa réponse, comme celle de Lifshitz, comme celle de
Bonello, c'est la voiture.
Filmer dans la voiture en marche, depuis le point de vue des passagers, afin de projeter à l'écran (= le pare-brise) la réalité du monde. Wild
Side comme Tiresia donne donc au spectateur, dans un premier temps, la sensation d'être le chauffeur, le voyeur, le client, qui
roule et déshabille du regard ce qui pourrait être l'argument du film : contempler une trans. La figure du voyeur est double : il est intégré à la diégèse (Terranova dans Tiresia, le dernier client dans Wild Side), il est aussi spectateur, et cela nécessite d'être déjoué par
l'exposition, une bonne fois pour toute, du sexe de Tiresia et de Stéphanie.
Déjouer la curiosité implique par ailleurs des choix, tous deux défendables, tous deux judicieux, bien qu'opposés : deux acteurs (un homme et une femme) pour un même rôle dans Tiresia ; une vraie trans dans Wild Side, où la démarche partiellement documentaire se doit par conséquent
d'évincer toute exploration digne d'un laboratoire. Sébastien Lifshitz renonce ainsi à la crudité excessive de Bonello (aucune connotation péjorative à l'adjectif « excessive » ici),
chez qui sexe et violence sont dans la démesure : à la fois au sens propre, si l'on considère la taille du phallus dans la séquence répétée d'amour à trois de Tiresia, et au sens figuré, si l'on considère l'atrocité de l'acte de Terranova.
Lifshitz, lui, adopte une représentation paradoxale de l'acte sexuel. D'abord montrée sans fard (il a déjà prouvé dans Presque rien que la
nudité n'est pas un obstacle), l'étreinte s'achève par des plans répondant à la théorie eisensteinienne du montage des attractions : à deux reprises, l'éjaculation est traduite par des
métaphores, qu'il s'agisse d'un combat de manga ou d'une envolée d'oiseaux. Il y a ainsi, dans Wild Side, une coexistence du vrai et du symbole,
illustrée par la photographie d'Agnès Godard : celle-ci n'est-elle pas autant habituée à sublimer les corps (voir son travail sur Beau travail
et Trouble Every Day, de Claire Denis) qu'à montrer la réalité brute (cf. La vie rêvée des
anges, d'Erick Zonca) ?
A ce titre, Wild Side se détache de Tiresia, mythe cinématographique, par une certaine
authenticité : la trans et le beur sont condamnés à la prostitution, dans laquelle finit par sombrer à son tour le clandestin russe de manière incontrôlée. La menace des clichés pessimistes est
sitôt contredite par le soucis d'évincer certaines idées reçues : l'amour à trois trouve son épanouissement, et la thèse d'une sexualité choisie est, quant à elle, réfutée (petitE,
Pierre/Stéphanie est déjà androgyne). Sur cette question, le scénario co-écrit avec Stéphane Bouquet fait preuve de qualités rares : tandis que la mère de Stéphanie persiste, jusqu'à la mort, à
appeler sa fille « mon petit garçon », un ancien camarade déclare « Au fond, tu n'as pas changé » – et Stéphanie de répliquer : « Ben non, c'est toujours moi. » Si
Lifshitz en dit peu du passé de Jamel, il founit des informations sur celui de Mikhail et de Stéphanie, présentés comme deux survivants : qui, en effet, aspire à la vie, dans ces parcours
parsemés de morts ? Un gay, rescapé de la guerre de Tchétchénie. Dans ses bras, une trans qui perd toute sa famille : le père, la soeur et bientôt la mère.
Le réalisateur ne nie pas les stéréotypes, mais refuse d'y cloisonner ses personnages. Il serait réducteur de ne les considérer qu'en fonction de leur marginalité. Lifshitz lève des tabous plutôt
que des clichés : en effet, il n'y a guère que Téchiné, Morel et lui à oser filmer des beurs gays ; quant à l'homosexualité russe, elle se révèle, chez d'autres auteurs, ou niée (Alexandre
Sokourov) ou implicite (Serguéï Eisenstein, Serguéï Paradjanov – il faut néanmoins saluer ces deux derniers pour leurs efforts de suggestion, compte tenu de la période à laquelle ils filmaient) ;
enfin, il faut attendre Bonello et Lishitz pour dépasser l'image des travs et des trans imposée par le cinéma hétéro-beauf depuis La Cage aux
folles jusqu'alors. Cela suffit à conférer au film une dimension politique, peut-être pas revendiquée, mais évidente et nécessaire.
L’avis de Laurence Reymond :
Autour de trois marginaux, une transsexuelle et ses deux amants, Wild Side tisse une histoire d'amours et de famille bouleversante, d'où le voyeurisme est totalement absent. On est loin
du Tiresia de Bonnelo, nul drame divin ici, mais toute la complexité humaine de trois personnages unis dans un fragile équilibre. Loin de tous les clichés attendus, l'élévation, elle,
est belle et bien là.
Wild Side est un petit miracle en soi : partant d'un scénario qui accumule les situations « plombées » (une histoire d'amour entre
une prostituée transsexuelle, un jeune beur borderline et un émigré russe, leur voyage dans le Nord de la France où la mère de la première se meurt), le film parvient pourtant à s'envoler, à
s'extraire du constat social, secondaire, pour s'attacher à des individus complexes et touchants, car touchés par une certaine grâce.
La comparaison avec le film Tiresia de Bertrand Bonnelo est révélatrice : alors que les deux films partagent comme sujet principal du récit une transsexuelle, et comme moyen de la cerner
une forme de grâce, Bonnelo représente au maximum le mythe, l'abstraction, sans vouloir oublier le corps. D'où le contre-sens fondamental du passage par le médical et les hormones, qui désamorce
le caractère du mythe, nie son implacable inhumanité. Dans Wild Side, la transsexualité de Stéphanie est révélée dès les premières images. Le sexe étant « mis à jour », il libère le
récit de sa présence, et ce ne sera que dans le rapport à sa mère que la question inévitable de la transformation se retrouvera.
La grande beauté du film tient ainsi à sa manière subtile de nous replonger par bribes dans le passé de Stéphanie, pour tracer un portrait en pointillé. En retrouvant sa mère, qui l'appelle
toujours Pierre, le film aborde « l'avant », mais sans tomber dans un système de cause à effet. Nulle explication à tirer, pas de cause évidente, car l'évidence se trouve ailleurs dans le film, à
travers la sensualité des corps de ce trio amoureux. Sébastien Lifshitz ne tente pas de comprendre ce corps cinématographique unique par les mots, mais par le cinéma, par le regard profondément
compréhensif, au sens de prendre avec soi, qu'il porte sur eux.
Emmené par un trio d'acteurs impeccables, Wild Side réussit là où le cinéma français échoue trop souvent : un scénario construit autour des personnages (et non l'inverse), des acteurs
dont la présence insuffle une véritable énergie « brute » aux plans. Le premier talent de Sébastien Lifshitz est ainsi d'avoir su trouver ses acteurs, mi-professionnels, mi-non, en particulier sa
Stéphanie, une véritable transsexuelle dont le charisme impressionnant semble naître autant de sa grande beauté que de sa fragilité.
Mais surtout, Lifshitz semble ici atteindre une maturité certaine de réalisation. Epaulé par la grande Agnès Godard (une des chefs op les plus brillantes de l'hexagone), il filme ses trois
personnages avec un amour et une tendresse qui les subliment. D'une très grande beauté plastique, Wild Side ne cesse, dans un même mouvement contradictoire, de se rapprocher au plus près
de ces vies douloureuses tout en s'élevant progressivement vers un sentiment d'apaisement.
On pense souvent à un certain cinéma américain, qui a su si bien filmer les individus marginaux sans jamais en faire des symboles ou des clichés. En les aimant, tout simplement. Wild
Side se situe là, à une distance toujours sensible et juste des corps et des personnes. Un film qui cherche la marge, pas pour s'y perdre, mais bien plutôt pour s'y
retrouver.
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