Le Sphinx et la prom-queen
Le duel aura bien lieu. Dans un splendide élan civique, les Français se sont mobilisés en masse et ont voté. C’est là ma seule raison de me réjouir…
Le score de Monsieur Sarkozy est sans appel, plus de 31 % des suffrages exprimés se sont portés sur lui, soit près de 11 millions et demi d’électeurs, contre tout juste moins de 26 % pour Ségolène Royal avec 9 millions et demi de voix. Je ne trouve que peu de raisons de me réjouir du score historique de Monsieur Bayrou, car loin de souligner la « naissance d’un nouveau mouvement politique », il montre au contraire l’évolution profonde d’une France qui porte tour à tour les outsiders les plus extrêmes puis les plus modérés au sommet ou presque, toujours sur le même leitmotiv, « ni l’un ni l’autre ». Pourtant c’est bien entre l’un et l’autre qu’il faudra choisir.
Suis-je le seul à ne pas voir dans le score du Front National une défaite cinglante ? Bien sûr, le FN n’atteint pas ses quelques 17 % des suffrages du premier tour de 2002, mais en nombre de voix, il fait à peine un million de voix de moins qu’il y a 5 ans, 3,8 millions contre 4,8 millions, ce chiffre est renforcé par le nombre autrement plus élevé de votants qu’en 2002, mais de là à parler d’un effondrement ? Le socle électoral du FN est là et bien là, et à la moindre baisse du zèle électoral des Français, il rééditera volontiers ses exploits passés. Qu’on le veuille ou non, le FN fait partie du paysage politique français et il continuera son action, malgré ces voix en moins. Bien sûr, je pourrais m’en réjouir, mais je garde à l’esprit que ce million de voix est allé quelque part… ne serait-ce pas dans le giron de Monsieur Sarkozy ?
La droite peut parader. Elle a ramené à elle un million de voix égarées. Je l’en aurais volontiers félicité, si elle n’avait pas pour cela appelé ces mêmes voix avec les arguments qui étaient jusqu’alors la marque de fabrique du FN. De l’identité nationale à l’immigration en passant par la délinquance et en mélangeant au passage allègrement les trois sujets, Monsieur Sarkozy a joué toutes les cartes d’une main qui ne devait pas être la sienne, mais celle d’un extrême dont on peut féliciter Monsieur Chirac d’avoir toujours refusé de chasser sur une terre idéologique aussi crasseuse. Monsieur Sarkozy n’a pas ce complexe. Capturer les voix de l’extrême droite, mission accomplie, mais ces mentalités ont-elle évolué, leur vote est-il moins haineux ou revanchard que celui de 2002 ??? J’en doute. Au passage, on aura juste donné ses lettres de noblesse à des idées indignes des valeurs de la République, on les aura auréolées de ce voile de légitimité que Monsieur Le Pen a toujours échoué à leur donner. Monsieur Sarkozy s’est montré fin tacticien, mais les valeurs de la République ont pris une grande claque au passage, car il est infiniment plus aisé d’assumer un vote haineux estampillé Sarko que Le Pen.
À l’opposé de ce prisme, il y a la droite, presque aussi plurielle que la gauche. Et dans l’électorat, une pluralité également. J’ai dans mon entourage plus ou moins proche dix personnes qui ont voté pour Monsieur Sarkozy et avec qui j’ai parlé de leur choix. Trois m’ont dit voter pour lui par rapport aux aspects sécuritaires, trois parce qu’ils soutiennent la vision libérale de l’économie, trois parce qu’ils croient à la promesse de changement, une parce que Ségolène « n’a pas la carrure ». Loin de moi l’idée de reporter un échantillon aussi faible sur l’ensemble des 11,5 millions de voix, mais je pense que les grandes idées sont là.
La sécurité, inutile de revenir dessus, les attaques aux personnes ont doublé en 5 ans, chiffres officiels du Ministère de l’Intérieur, alors que les délits ont baissé. On pique donc moins de sacs à main, mais on agresse, mutile, viole ou tue plus. Passons, on n’est plus à une incohérence près, on fait dire aux chiffres tout et son contraire.
Attardons-nous sur l’idée du changement. Une belle idée, forte, novatrice, audacieuse. Tellement qu’on nous la ressort à chaque présidentielle, qu’on soit de gauche ou de droite d’ailleurs. Là où Monsieur Sarkozy réussit un nouveau coup de maître, c’est qu’il se présente en champion du changement, alors qu’il a passé 5 ans à deux des quatre postes les plus importants du gouvernement. Il se pose en réformateur alors qu’il devrait rendre des comptes sur sa politique, et on ne parle pas que de sécurité. On parle d’emploi, d’écologie, de social, de formation. En 2002, la France était le pays d’Europe de l’Ouest avec le taux de chômage le plus élevé parmi les moins de 25 ans. Cocorico, en 2007, elle l’est toujours (source: Eurostat). C’est une première place dont on se passerait volontiers. La faute à qui ? Aux politiques menées de 1997 à 2002 comme ne manquait pas de le rappeler Monsieur Juppé ce matin sur Europe 1. La droite ferait donc le bilan de son incapacité à corriger les erreurs de la gauche à défaut d’assumer ses résultats ? Il n’y a aucune honte à accepter ses échecs, on en ressort même grandi, mais je doute que ce soit là l’attitude de Monsieur Sarkozy. Passons sur le vide galactique de l’écologie de la droite, le copié mal collé de la réforme de la santé (on a reluqué outre-rhin et on a réussi à faire pire) et passons au libéralisme.
Quel joli mot, quelle vilaine réalité. Pour qui n’a jamais travaillé en entreprise, le libéralisme restera probablement une notion peu concrète, diabolisée par les uns, portées aux nues par les autres. Monsieur Sarkozy a, à nouveau, réussi un joli coup en matière de communication autour d’un véritable casse-tête : comment vendre l’idée de l’individualisme au plus grand nombre ? C’est splendide de voir qu’avec un American Dream au rabais, il a rallié à lui une France populaire, miséreuse, une France désireuse de « travailler plus pour gagner plus ». Une promesse bien vide tant les limites sont nombreuses.
— Il n’y a pas de travail pour tout le monde dans ce pays. Pas pour l’instant. Les politiques de droite des 5 dernières années n’ont pas résorbé le chômage ni la baisse constante du pouvoir d’achat. Travailler plus ne permettra pas de gagner plus, au rythme où vont les choses, ça permettra bientôt de travailler tout court. Pour un employeur, l’équation est simple si on pose la question en ces termes : qui choisir, celui qui travaille 40 heures par semaine pour un salaire donné ou celui qui en travaille 50 pour le même salaire ? En faisant sauter un acquis social, on entraînera les salariés dans une compétition encore plus féroce qu’elle ne l’est déjà. Au passage, je faisais mes 55 heures hebdomadaires du temps où je vivais en Allemagne, je ne gagnais pas plus que ceux qui en faisaient 39 dans la même entreprise et mon poste a quand même été “rationnalisé”.
— Les politiques de gauche ne créent pas d’emplois et font fuir les entreprises. Vieille rengaine tellement éculée qu’il est surprenant qu’elle fonctionne encore. 5 ans de politiques de droite. Combien de licenciements, combien de plans sociaux, combien de délocalisations ? Les entreprises du CAC 40 se portent pourtant bien. On culpabilise ceux qui “profitent” du système depuis 20 ans et vivent des aides de l’État. Mais ces entreprises leur donnent-elles du travail, elles dont les profits sont générés par leurs employés ? C’est vrai, sans les aides, la situation serait plus simple, marche ou crève, on aurait bien moins de chômeurs, mais beaucoup plus de morts. Sélection naturelle on a dit.
— Le libéralisme est pour tous. Faux et archi-faux. Il suffit de regarder dans le monde qui nous entoure pour se convaincre du contraire. L’immobilier et le tourisme explosent à Dubaï. Certains promoteurs et autres pétroleux-reconvertis gagnent en un mois le décuple du salaire annuel du Français moyen. Les petites mains qui bâtissent dans ce paradis du Moyen-Orient sont des Pakistanais payés 50€ par mois. Un ultra-libéral de ma famille me disait : « Tu as le choix, tu peux être dans la minorité qui exploite les gens ou dans la majorité qui est exploitée. Personnellement, j’ai fait mon choix ». Même si ses propos me donnent la nausée, ils sont infiniment plus honnêtes et cohérents que ceux de Monsieur Sarkozy qui promet les fruits du libéralisme à tous.
Revenons au changement. Imaginez une équipe de foot. Elle perd, à maintes reprises, pendant cinq ans. Arrive le moment de la reconduction ou de l’éviction de l’entraîneur. Sa défense c’est l’attaque. Il veut le changement. Mais tout en gardant son poste d’entraîneur mais avec une promotion au passage et sans changer l’équipe. Quand on l’attaque sur ses résultats, il se défend bec et ongle qu’ils sont positifs. Oui mais dans ce cas, à lui d’en faire la preuve et s’ils le sont, pourquoi changer ??? On change ce qui ne va pas, pas ce qui va, si ? Feriez-vous confiance à cet entraîneur ? C’est pourtant la ligne rhétorique adoptée par Monsieur Sarkozy, ligne, que dis-je, ficelle, tellement énorme que des millions de Français se laissent berner. Et pourtant, que le paradoxe est gigantesque, changer, alors qu’on a un bilan soi-disant positif, une aberration…
Là où Monsieur Sarkozy a réussi le changement, c’était hier, dans son discours, un vrai discours de prom-queen, de Miss France tout juste élue et déjà dégoulinante de bons sentiments, un vrai discours de gauche, un discours pour les petits, les sans-grades, les oubliés, pourvu qu’ils ne soient pas “nettoyables” ou génétiquement enclins à la délinquance ou à la pédophilie (le suicide passe, mais à condition de le faire proprement, hein ?!) Il a au passage redonné la parole à ses troupes quasi-muselées pendant les dernières semaines, ce qui devait d’ailleurs arranger les plus modérés d’entre eux tant certains propos de Monsieur Sarkozy étaient indignes d’un homme candidat pour la présidence du pays.
Royal, “l’incompétente”, la “victime” était à l’autre extrême. On eut presque dit que c’était elle, la politicienne de droite. Sérieuse, stricte, le Sphinx et les énigmes qu’elle pose. Jamais depuis 1981 un socialiste n’avait réalisé un tel score, jamais sa victoire finale n’avait paru aussi incertaine. J’ai beau embrasser ses idées et son projet, je ne suis pas aveugle. La gauche s’étend sur un éventail idéologique trop large pour trouver une cohérence, si elle penche trop au centre, elle perdra l’électorat d’extrême gauche, si elle courtise trop cet électorat, les voix Bayrou la fuiront.
Et pourtant, que de symboles dans cette candidature. C’est la première fois qu’une femme atteint le second tour de l’élection présidentielle dans notre pays, un formidable renouveau de l’esprit féministe pourrait renaître, mais je ne vois rien venir. Le « plafond de verre » qui existe dans les entreprises semble frapper la politique également. On l’a assez entendu, le fameux « je ne vais pas voter juste parce qu’elle est une femme », et cet argument a fini par retourner la portée symbolique de ce geste et de l’image de la présidence du pays et risque de détruire le symbole fort qui permettrait à beaucoup de choses de changer les politiques salariales et la part des femmes en politique en France, bien à la traîne si on la compare aux autres pays de l’Europe.
Pour finir sur une note plus légère et pour ceux et celles qui ont eu le courage de lire ce texte jusqu’au bout, je rappellerai simplement qu’un candidat à la Présidence de notre pays se doit d’être irréprochable ou de tout faire pour l’être. J’aurais apprécié que le chauffeur de Monsieur Sarkozy respecte les aspects aussi élémentaires du code de la Route que celui qui consiste à s’arrêter lorsqu’un feu tricolore est au rouge. « Un État modeste et qui rend des comptes » ? Pardon, c’est l’énigme du Sphinx.
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