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HISTOIRE DE L'HOMOSEXUALITÉ

Jusqu'au milieu du XIXe siècle, le Japon offre une tradition culturelle de l'homosexualité. Qu'ils exaltent les vertus guerrières du samouraï ou qu'ils se travestissent dans le théâtre nô, les hommes ont tous le culte de la beauté et de l'amitié virile. Illustration de la décadence et de la persistance d'une certaine conception de l'homosexualité purement nippone.



L'homosexualité semble avoir été d'emblée adjointe aux principes des deux principales écoles bouddhistes du Japon. Le maître Kôbô, fondateur de l'école Tendai, a été considéré comme l'initiateur d'un mouvement homosexuel nippon. L'école Shingon a également intégré cette voie. Les relations qui s'établissent dans les monastères sont uniquement pédérastiques : le maître aime un chigo qui peut se révéler parfois être un dieu, puisque selon un culte très ancien, les dieux apparaissent incarnés sous la forme de garçons angéliques.


L'atmosphère raffinée qui règne dans le temple invite autant à la méditation qu'à l'efflorescence des arts. Les moines composent des poésies pour leurs chigos ; ces derniers apprennent la musique et la danse - à l'origine du théâtre nô ; l'aristocratie et l'empereur viennent se divertir auprès d'eux. Parfois, il arrive qu'une armée de moines s'empare d'un monastère qui leur aurait ravi un de leurs protégés. Enfin, la pédérastie religieuse semble pouvoir être justifiée par le bouddhisme tantrique qui définissait des moyens permettant aux hommes d'accéder de leur vivant à la délivrance. C'était dès lors ouvrir des voies dont le Shudô (1), pratiqué par les samourais.


A l'origine, le Shudô (1) devait permettre la réalisation d'un amour idéal. Les principes étaient très simples : les amants se juraient l'amour parfait ; aucun interdit social ; la droiture et la noblesse du coeur étaient de mise, ainsi que le respect de chaque passion, dût-elle ne pas correspondre aux vœux ; enfin, la pratique de la poésie. Le garçon particulièrement beau devait par ailleurs veiller à conserver une âme, en vue de sa vie future. 


A partir du XVIIIe siècle on assiste à un affaiblissement puis à un effondrement de cette doctrine, qui entraînent à terme une condamnation de l'homosexualité. Cela tient en partie au fait qu'à la rigueur de l'idéal masculin se substitue un épicurisme débilitant : signe révélateur, les prostitués s'habillent désormais en femme, le guerrier prend de plus en plus les masques de l'acteur.



(1) Le shūdō (衆道) est la tradition japonaise d'une homosexualité de type pédérastique pratiquée au sein des samourais de l'époque médiévale jusqu'à la fin du XIXe siècle.


A LIRE : La voie des éphèbes : Histoire et histoires des homosexualités au Japon de Tsuneo Watanabe et Jun'ichi Iwata, Editions Trismégiste, 1987, ISBN : 2865090248

Jusqu'au milieu du XIXe siècle, le Japon offre une tradition culturelle de l'homosexualité. Qu'ils exaltent les vertus guerrières du samouraï ou qu'ils se travestissent dans le théâtre nô, les hommes ont tous le culte de la beauté et de l'amitié virile. Illustration de la décadence et de la persistance d'une certaine conception de l'homosexualité purement nippone.



Généralement, le futur samouraï suivait le cursus suivant : d'abord objet d'amour de la part des adultes, majeur, c'était ensuite à son tour d'aimer les garçons, avant de devoir prendre femme, ce qui ne signifiait pas pour autant l'arrêt de ses relations avec ses amants.


Sur une des peintures Shunga de Miyakawa Chôshun, on voit une femme, cachée derrière une cloison en train de reluquer son mari (?) qui sodomise son amant.


Scène pédérastique, Miyakawa Chôshun, début du XVIIIe. Peinture sur soie en rouleau


D'après cette peinture, la dimension culturelle de l'homosexualité japonaise ressemble à celle de la Grèce ancienne. On y retrouve les caractéristiques des sociétés militaires, l'amour de deux guerriers conçu comme principe d'émulation, ferment de courage et civilisation de la honte. Y est présente aussi la dimension pédagogique : l'aîné doit servir de modèle à l'aimé, le maître doit montrer la voie à l'élève. Enfin, le modèle peut apparaître essentiellement pédérastique : relation unilatérale, l'adulte pratique uniquement le coït anal envers l'adolescent.


Pourtant, l'homosexualité japonaise se démarque de la conception hellène par différents points. D'abord, si l'enfant grec recherche avant tout pour amant un homme célèbre pour son intelligence ou son courage (on songe aux efforts d'Alcibiade pour séduire Socrate), il sert surtout de faire-valoir à l'homme qui l'a séduit. Il semble au contraire qu'au Japon, l'amant et l'être aimé se mettent au même niveau d'amour, l'un étant par dessus tout fidèle à l'autre.


Lorsque le jeune garçon devenait un homme, les amants devenaient amis intimes, mêlaient leurs intérêts comme ils avaient mêlé leurs sangs, s'entraidaient jusqu'à former une sorte de fratrie, fondée non sur des liens familiaux mais sur des liens d'amour.


Au Japon, aucun samouraï ne met en cause la légitimité de tel seigneur dont les territoires lui ont été donnés par son amant, sauf en cas de dépossession illégitime. Les relations pédérastiques permettent donc au seigneur de s'entourer non pas de courtisans toujours susceptibles de le trahir, mais d'amis prêts à mourir pour lui le cas échéant.


Ensuite, contrairement à la pédérastie grecque dont les cadres d'exercices semblent avoir été une fois pour toute fixés, tous ceux qui ne les respectaient pas étant considérés comme déviants et méprisés, la dimension homosexuelle de la société japonaise a considérablement évolué au cours des siècles, les apports et ouvertures successifs ne niant pas les conceptions antérieures. On assiste donc à une ouverture du champ homosexuel. A la notion de chigo (jeune enfant, de onze à dix-sept ans) qui désignait l'amant dans le monde des moines, se substitue celle de wakashu (jeune homme, de treize à vingt ans et plus), propre à celui des samouraïs.



A LIRE : La voie des éphèbes : Histoire et histoires des homosexualités au Japon de Tsuneo Watanabe et Jun'ichi Iwata, Editions Trismégiste, 1987, ISBN : 2865090248

Jusqu'au milieu du XIXe siècle, le Japon offre une tradition culturelle de l'homosexualité. Qu'ils exaltent les vertus guerrières du samouraï ou qu'ils se travestissent dans le théâtre nô, les hommes ont tous le culte de la beauté et de l'amitié virile. Illustration de la décadence et de la persistance d'une certaine conception de l'homosexualité purement nippone.



Une autre tradition veut que le mythe originel de la pédérastie japonaise remonte au IXe siècle après Jésus-Christ. Ce serait le moine Kükai, appelé plus souvent Kôbô Daishi, qui l'aurait introduite dans l'archipel après un voyage en Chine. L'homosexualité ne serait donc pas consubstantielle à la société nippone mais aurait été importée de Chine.


Il ne faut pas oublier que pour les Japonais, tout ce qui vient du continent, entre le VIe et le Xe siècle, est considéré comme un bienfait (donc rien à voir avec l'attitude des Occidentaux qui rejettent sur leurs voisins l'origine de l'homosexualité – mal gaulois pour les Romains, grec pour les Gaulois, vice anglais pour les Français et inversement... – comme si c'était à l'autre que revenait la responsabilité d'avoir perverti l'Eden de la nation en question).


Puisque la dynastie chinoise des Tang (618-907) est synonyme de prospérité, de puissance politique, de progrès techniques et de rayonnement culturel, le Japon, encore par bien des côtés rétrogrades, en tire la leçon et décide de se mettre à l'école de la Chine. On adopte l'écriture, les institutions et organisations politiques chinoises, l'art et l'architecture, le bouddhisme et l'homosexualité.


L'amour des garçons, répandu d'abord dans l'enceinte du temple, puis dans celle du palais, avant de déborder hors les murs pour envahir toute la société, est donc conçu comme un indice de civilisation. Plus encore, un témoignage de civilité. Plus une société tolère, ou mieux encore, génère son homosexualité, plus élevé est son degré de civilisation, plus elle apparaît évoluée intellectuellement, artistiquement et socialement.


Le but est, conformément à la tradition bouddhiste, de rompre le cycle infernal des renaissances successives, porteuses de souffrance. Influencés par le Tao, les Japonais ont défini des voies, c'est-à-dire des moyens, pour parvenir à l'éveil, c'est-à-dire au salut. L'une d'entre elles passe par l'amour des garçons.


Attitude par certains aspects contradictoire, car l'homosexualité se conçoit comme préservation de la masculinité de l'homme menacée par l'élément féminin, on assiste à une féminisation à certaines époques de la société des mâles. Par ailleurs, si on recherche, surtout dans les milieux dirigeants, l'amour d'un garçon, jamais il ne viendra à l'idée du Japonais – et encore aujourd'hui – de ne pas perpétuer sa lignée.


L'homosexualité japonaise pourrait donc se définir comme une bisexualité à vocation de préférence homosexuelle.



A LIRE : La voie des éphèbes : Histoire et histoires des homosexualités au Japon de Tsuneo Watanabe et Jun'ichi Iwata, Editions Trismégiste, 1987, ISBN : 2865090248

Jusqu'au milieu du XIXe siècle, le Japon offre une tradition culturelle de l'homosexualité. Qu'ils exaltent les vertus guerrières du samouraï ou qu'ils se travestissent dans le théâtre nô, les hommes ont tous le culte de la beauté et de l'amitié virile. Illustration de la décadence et de la persistance d'une certaine conception de l'homosexualité purement nippone.



Il existe une tradition culturelle de l'homosexualité. Celle-ci a perduré pendant la période impériale et féodale qui s'étend du VIe siècle jusqu'au milieu du XIXe, avant de disparaître avec l'ère Meiji (1868-1912). C'est à partir de cette époque que commence la lutte contre l'homosexualité : la loi de 1873 condamne à trois mois de prison celui qui pratique la sodomie, avant d'être abrogée en 1883 pour se voir remplacée par l'outrage à la pudeur (quiconque séduisait un adolescent de moins de seize ans pouvait être condamné à un ou deux mois de travaux forcés).


Les premiers documents témoignant de l'existence de l'homosexualité au Japon remontent au VIIIe siècle après Jésus-Christ. Un passage du Nihon Shoki (1) raconte comment une impératrice mythique du IIIe siècle arriva dans la province de Ki, région dans laquelle ne perçait jamais le jour. Curieuse de ce prodige, elle en demanda l'explication. On lui rapporta l'histoire suivante :

« Shino no Hafuri et Aman no Hafuri étaient autrefois de bons amis. Quand le premier mourut de maladie, Aman no Hafuri pleura beaucoup et dit : "Nous étions, de son vivant, l'un et l'autre amis très intimes. Pourquoi ne serait-il pas possible d'avoir la même tombe ?"


Il s'est ainsi tué tout contre le corps mort. C'est pour cela qu'on les a tous deux enterrés dans la même tombe. […] L'impératrice fit ouvrir la tombe en question et trouva que c'était réel. Alors, elle fit replacer les deux morts chacun dans un nouveau cercueil et les fit enterrer séparément, à des endroits différents. Immédiatement le soleil se mit à briller, le jour et la nuit se divisèrent de nouveau l'un de l'autre. » (1)



Ce conte est édifiant à plus d'un titre. D'abord, il définit l'homosexualité bien sûr comme une relation sexuelle mais plus encore comme une relation d'amitié durable et si intense que l'amant vient à préférer la mort à sa propre survie. Rien à voir avec la dimension romantique de l'amour occidental : nulle lamentation, le suicide n'est pas motivé par la reconnaissance d'un manque, sentiment de désespoir qui n'est qu'une saisie de la perte. Non, il s'agit seulement pour l'amant d'être fidèle à l'être aimé, comme les serviteurs suivent l'empereur jusque dans la mort.


L'amour de Shino et d'Aman ne se confond pas au seul code de l'honneur, ni à une éthique purement féodale. Il reflète plutôt une dimension cosmologique et ésotérique de l'amour homosexuel : une nuit perpétuelle pèse sur la région où sont enterrés les deux amants. Unis dans la mort jusque dans la tombe, pour ces deux amants, l'amour signifie-t-il un retour à l'âge du chaos ? Plutôt à l'indistinct, quand l'un faisait corps avec l'autre.


L'homosexualité apparaît donc non seulement comme un principe originel mais aussi comme un principe final, celui qui permet au nom de l'amour de retrouver l'harmonie des premiers temps – rapport à l'Un que l'on retrouvera au coeur du Shudô ou voie des éphèbes (2).


L'impératrice apparaît au contraire comme l'élément démiurgique féminin qui divise ce que l'amour homosexuel parvenait à unir. Certes, la lumière revient, mais avec elle quels cycles infinis du temps !



(1) in La voie des éphèbes : Histoire et histoires des homosexualités au Japon de Tsuneo Watanabe et Jun'ichi Iwata, Editions Trismégiste, 1987, ISBN : 2865090248, page 30

(2) Le shūdō (衆道) est la tradition japonaise d'une homosexualité de type pédérastique pratiquée au sein des samourais de l'époque médiévale jusqu'à la fin du XIXe siècle.


par Stéphane RIETHAUSER



Le temps de la honte

Nous sommes à New York, dans les années 60. Partout dans l'Etat, il est interdit de servir des boissons alcoolisées aux homosexuels, illégal de danser entre hommes et strictement prohibé de se travestir. Mais au 53, Christopher Street, au cœur de Greenwich Village, le Stonewall Inn est l'un des seuls bars où les gays peuvent se retrouver, malgré les fréquentes descentes de police. Tenu par trois parrains de la mafia, le Stonewall cible volontairement la clientèle gay, car elle rapporte gros. Plus de 200 personnes se retrouvent le week-end et y avalent des cocktails frelatés. Chaque semaine, "Fat" Tony, le patron, graisse la patte des officiers de police du 6e district en leur remettant une enveloppe contenant 2'000 dollars. Ceux-ci organisent régulièrement des raids au Stonewall. Mais après les humiliations d'usage et quelques arrestations, ils tolèrent la réouverture du bar. Les clients, quant à eux, habitués aux ratonnades et aux insultes, gardent la tête basse et souffrent en silence. Le temps est à la honte. Les quelques organisations homophiles existantes de l'époque, parmi lesquelles la Mattachine Society, fondée en Californie dans les années 50, prônent la discrétion absolue et œuvrent en coulisses.

Craig Rodwell, un jeune homme de Chicago, débarque à New York au début des années 60. Immédiatement, il rejoint les rangs de Mattachine. En 1965, il organise la première manifestation homosexuelle devant le Capitole à Washington. Sous l'œil ahuri de la police et des passants, une trentaine d'intrépides encravatés défilent en silence avec des pancartes réclamant des droits pour les homosexuels. En 1967, Craig ouvre la première librairie gay au monde, le "Oscar Wilde Bookshop" sur Christopher Street, toujours en activité à ce jour.

Année après année, Mattachine répète l'expérience de la manifestation lors de chaque Fête de l'Indépendance à Philadelphie. Mais le désarroi de Craig augmente. Cette poignée de militants à l'allure proprette peut-elle faire bouger les choses ? Les revendications homos restaient lettre morte, et ce même dans le tumulte de la révolution estudiantine, des protestations contre la guerre du Viêt-nam, des revendications noires des Black Panthers, et des premiers pas de la lutte féministe. Les jeunes de la Nouvelle Gauche se refusaient à soutenir la cause gay. Et l'écrasante majorité des homosexuels eux-mêmes n'étaient disposés à sortir du placard à aucun prix.

Une descente de trop

Habitué du Stonewall, Craig, comme les autres clients, subissait les humiliations de la police sans broncher. Mais dans la nuit du vendredi 27 juin 1969, sur le coup d'une heure du matin, alors qu'il s'approche du Stonewall, Craig aperçoit un attroupement à l'extérieur du bar. Une nouvelle descente de police est en cours, la deuxième en moins de quinze jours. A l'intérieur, les flics sévissent plus brutalement que d'habitude. Le panier à salade attend devant l'entrée. Une à une, des drag-queens menottées montent dans le fourgon. Parmi elles, Tammy Novak, 18 ans, une figure emblématique du Stonewall. L'ambiance, cette fois, est électrique.
Le matin même, on a enterré quelques rues plus haut Judy Garland, l'idole de tous les gays. Et voilà qu'en sus de perdre leur star préférée, partie rejoindre son arc-en-ciel, les homos subissent une nouvelle humiliation. La foule, d'habitude silencieuse, commence à manifester. La colère monte, et quelques enhardis osent des insultes : "Sales flics ! Laissez les pédés tranquilles !" Des pièces de monnaie et des bouteilles de bière commencent à voler. Tammy reçoit des coups de matraque alors qu'elle est poussée vers le fourgon. Soudain, elle réplique en envoyant un crochet au policier.
A l'intérieur du fourgon, une autre drag-queen de 18 ans, Martin Boyce, donne un coup de pied dans la porte du van et fait tomber un policier. Deux autres drag-queens s'échappent, mais sont rattrapées et rouées de coups. A partir de ce moment, la foule devient hystérique. "Ordures !", "Putains de flics !", "Gay power !" entend-on hurler. Des briques font éclater la vitrine du bar. Des parcomètres sont arrachés, des poubelles mises à feu. La police, effrayée par la foule, se retranche à l'intérieur du bar. Les gays ont pris le contrôle de la rue. La rage est à son comble. En quelques minutes, les homos s'étaient révoltés.

Les unités anti-émeute ne tardent pas à arriver. Craig Rodwell téléphone immédiatement à la presse, qui dépêche aussitôt des reporters sur place. Les émeutes durent jusque tard dans la nuit. Il y a de nombreux blessés. Vers quatre heures du matin, la police reprend le contrôle de la situation.

Le lendemain, les trois grands quotidiens new-yorkais relatent l'événement. Dès le début de l'après-midi, une foule nombreuse se rassemble à nouveau devant le bar, et les affrontements reprennent de plus belle. Craig a dès le matin rédigé un tract : "Plus de mafia et de flics dans les bars gays !", et par écrit, prédit que les émeutes de la veille vont entrer dans l'Histoire.


Divisions internes

Pendant cinq jours, en intermittence, la bataille de rue continue. Dès lors, une frange de gays, Craig Rodwell en tête, cesse d'adopter le profil bas. Mais la majorité des homos ne voit pas ces événements d'un bon œil - Mattachine en tête, qui fait inscrire sur les murs du Stonewall : "Nous les homosexuels demandons à nos gens de rester pacifiques et d'adopter une attitude tranquille dans les rues de Greenwich Village." Avec des travestis troublant l'ordre public, les stéréotypes étaient renforcés !

Le 4 juillet, après une nouvelle nuit d'émeutes, Craig Rodwell descend à Philadelphie pour la traditionnelle manifestation de la Fête de l'Indépendance organisée par Mattachine. Les affrontements de Stonewall avaient donné du courage à certains. Deux femmes se prennent la main. Mais le leader de Mattachine, Frank Kameny, soucieux de l'image irréprochable à donner, les sépare. C'en est trop pour Craig. A ce moment précis, il devient clair dans son esprit qu'une autre ère doit s'ouvrir. Finies les ridicules manifestations silencieuses cautionnant la honte - il est temps de passer à l'action et de se montrer au grand jour ! "Christopher Street Liberation Day !" pense-t-il. L'an prochain, il s'agira de commémorer les événements de Stonewall !

"Come out !"

De retour à New York, Craig se distancie de Mattachine, mobilise ses proches, et fonde le "Gay Liberation Front" (GLF). En décembre 1969 est créée une autre association, la Gay Activist Alliance (GAA). Du côté des lesbiennes, quelques tentatives pour monter des associations échouent. Mais les femmes, bien qu'en minorité, sont présentes dans le GLF. En parallèle, Craig met sur pied le comité d'organisation du Christopher Street Liberation Day. Foster Gunnison, un autre activiste, souligne les difficultés du comité à rassembler des gens : "Le problème principal est celui du secret et de la peur, l'incapacité des homosexuels à sortir du placard". Mais bien déterminés à faire vivre cette Christopher Street Liberation Day Parade, Craig et Foster font des appels à l'aide financière. Ils ne parviennent à récolter qu'un petit millier de dollars. Ils font faire des affiches - une quinzaine de jeunes gens marchant fièrement dans les rues avec le slogan "Come Out". Lorsqu'ils demandent finalement l'autorisation de manifester, les autorités exigent des garanties à raison de 1,25 million de dollars, et le chef de la police, Ed Davis, affirme publiquement qu' "accorder un permis à ces gens serait incommoder les citoyens en permettant un défilé de voleurs et de bandits." L'American Civil Liberties Union (ACLU), une association frondeuse dans la lutte pour les droits des gays, porte l'affaire au tribunal. Quelques heures seulement avant le début de la manifestation, le dimanche 28 juin 1970, le juge accorde finalement l'autorisation en déclarant les exigences de garantie trop élevées.

Le lieu de ralliement était Washington Place au coin de la Sixième Avenue. Peu avant deux heures de l'après-midi, quelques dizaines de jeunes gens se rassemblent. La nervosité est à son comble. Des centaines de policiers bordent l'avenue. La nouvelle circule que la veille cinq jeunes gays ont été tabassés à coups de batte de base-ball et se sont ensuite fait chasser du commissariat en étant menacés d'être inculpés pour "conduite immorale" s'ils portaient plainte. Personne ne sait si le cri de ralliement va être écouté. Personne ne sait à quoi s'attendre. Les flics ne bougent pas. Quelques insultes fusent, mais rien de plus. Petit à petit, quelques centaines de gays et de lesbiennes se rassemblent sous diverses bannières: "Gay Pride", "Gay is Good". Et à deux heures et quart, vêtus de leur T-shirts ornés du signe Lambda, morts de peur, mais n'ayant plus rien à perdre, ces garçons et ces filles s'élancent ensemble en brandissant le poing et en criant de toutes leurs entrailles : "GAY POWER !"

Au fil du parcours, d'autres homos viennent grossir les rangs des manifestants. Au total, près de deux mille gays et lesbiennes remontent la Sixième Avenue jusqu'à Central Park. A l'arrivée, des larmes de bonheur envahissent les visages de Craig et de ses amis. Ils avaient réussi leur pari. L'euphorie ! Unissant leurs forces, ils étaient finalement chacun parvenus à surmonter leurs peurs pour aboutir à cet inimaginable rassemblement sans heurts. Le premier de l'Histoire des gays et des lesbiennes - témoin d'un passé douloureux et espoir incertain d'un avenir meilleur.

Une étape clé

Les émeutes de Stonewall marquent-elles le début de l'émancipation homo ? Pas vraiment. En Europe, dès le XIXème siècle, des pionniers tels que le Suisse de Glaris Heinrich Hössli et l'Allemand Karl Heinrich Ulrichs osent les premiers revendiquer le droit d'aimer une personne de même sexe. Puis au début de ce siècle, le Berlinois Magnus Hirschfeld, certainement le plus grand activiste gay de tous les temps, lance le Comité Scientifique Humanitaire, puis l'Institut pour la Recherche Sexuelle et contribue au fabuleux mouvement de libération gay dans l'Allemagne de Weimar, avant que la barbarie nazie efface presque toutes les traces de son travail. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, c'est de Zürich que résonnent les revendications homos, notamment à travers la publication de Der Kreis (Le cercle), la seule revue gay internationale jusqu'en 1967. Dans la mouvance de Mai 68 se créent en France le Front Homosexuel d'Action Révolutionnaire (FHAR), et en Suisse le Groupe de Libération Homosexuelle de Genève (GLHOG). Mais les émeutes de Stonewall marquent à n'en pas douter une étape clé de l'émancipation gay. Elles sont la source et le symbole d'une révolution internationale, et sanctionnent le début de la véritable visibilité, un changement d'attitude radical : à la honte s'est enfin substituée la fierté gay, la gay pride.

Dès 1971, on assiste aux premières Gay Pride en Europe, à Londres et à Paris. En Suisse, la première Gay Pride rassemble 300 homos à Berne en 1979. Après Zürich il y a quelques années, le phénomène gagne la Suisse Romande : près de 2'000 personnes défilent dans les rues de Genève en 1997, puis le double l'année suivante à Lausanne. Puis c'est au tour de Fribourg d'accueillir la grande messe homo, qui rassemble plus de 15'000 personnes. Enfin Berne, la capitale, avant que le mouvement ne gagne le Valais en 2001 en suscitant une grande controverse, puis les rives du Lac de Neuchâtel en 2002, pour aller en 2003 investir la capitale jurassienne Delémont.

Oui, les mœurs changent. Le message de fierté fait des adeptes. Trente-huit ans après les émeutes de Stonewall, on célèbre la Gay Pride dans plus de deux cents villes dans le monde. Les pays scandinaves ont déjà adopté le partenariat enregistré depuis une dizaine d'années. La France a voté le PACS et l'Allemagne a fait pareil. Même la Suisse semble disposée à octroyer l'égalité des droits aux couples homosexuels. Mais si une relative acceptation se profile sur le papier, il n'en va pas de même dans la vie quotidienne, une fois sorti de certains milieux urbains. La problématique de fond n'a pas changé : l'homophobie a de solides racines, et la majorité des gays et des lesbiennes continue de vivre recluse dans le placard de la honte et de la peur, au travail, en famille, à l'école, et dans la rue. Puisse la Gay Pride, avec un message politiquement fort, accroître encore la visibilité et la fierté, en proposant le respect des diverses formes de l'amour.

Stéphane Riethauser
Article paru dans 360°, Le Courrier, La Liberté (juin 1999)
Références : Martin Duberman, STONEWALL, New York, Plume Books/Penguin, 1994


*****


NOTA BENE: les ouvrages utilisés pour ce travail sont répertoriés dans la bibliographie 

Ce travail est l'oeuvre de Stéphane Riethauser. Il sera publié en 14 parties sur le blog Les Toiles Roses avec son autorisation. Qu'il en soit chaleureusement remercié. Stéphane est joignable sur le site de lambda éducation.



Lire le précédent billet : cliquez ici.




par Stéphane RIETHAUSER



1. L'horreur des camps de concentration

Entre 1939 et 1945, la dictature nazie règne sur l'Europe. Comme les Juifs, les Tziganes, les handicapés, les communistes, les catholiques, les témoins de Jéhovah, les nains, les épileptiques ou les sourds-muets, les homosexuels sont victimes de la barbarie nazie et déportés en masse dans les camps de concentration. Sous la houlette de Heinrich Himmler, des campagnes d'épuration sont menées au sein même des rangs SS et de la Hitlerjugend (Jeunesses hitlériennes). Dans les camps de la mort, de nombreux homosexuels meurent victimes de monstrueuses expériences "scientifiques" testées par les docteurs du IIIe Reich. Portant le triangle rose sur leur uniforme de prisonnier, entre 5'000 et 15'000 détenus homosexuels périssent derrière (ou parfois jetés contre) les barbelés des camps nazis. En France, le gouvernement de Vichy fait passer l'âge de consentement à 21 ans pour les relations homosexuelles, un décret repris par l'administration De Gaulle à la Libération le 8 février 1945. Une Libération qui a un goût amer pour bon nombre d'hommes qui aiment les hommes : en effet, les homosexuels sont le seul groupe à qui a été déniée toute reconnaissance ou réparation à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Une fois libérés des camps, certains homosexuels ont même été remis en prison pour débauche. (au sujet de la persécution nazie, voir l'interview de Pierre Seel)

Tableau Nazi

2. 1945-1968 : l'Europe conservatrice, entre MacCarthysme et Stalinisme

Deux séries d'ordre se mettent en place après la Deuxième Guerre mondiale en Occident : l'approche soviétique, et l'approche républicaine puritaine américaine. Pendant 25 ans, les homosexuels subissent encore les foudres de la société tant à l'Est, sous les purges staliniennes qui voient périr des dizaines de milliers d'homosexuels en Sibérie, qu'à l'Ouest avec la chasse aux sorcières du sénateur MacCarthy aux Etats-Unis qui s'attaque aux homos avec autant de virulence qu'aux communistes.
La réaffirmation de la morale traditionnelle et la dénonciation des déviances est à l'ordre du jour. En Europe, certains groupes homosexuels se reforment à nouveau timidement, à l'image de l'association Arcadie, fondée par André Baudry, qui prône une discrétion absolue.
Les homosexuels sont contraints de vivre dans la honte et le secret : drague anonyme dans d'obscurs endroits, mariages de façade, hantise d'une dénonciation. Car la répression policière est présente. Au lendemain de la guerre, la nouvelle République fédérale allemande garde le §175 dans son code pénal. Entre 1950 et 1965, pas moins de 45'000 condamnations sont prononcées. En comparaison, 9'375 personnes ont été jugées dans les 15 années de la République de Weimar. En Angleterre éclate en 1951 l'affaire des espions de Cambridge, Guy Burgess et Donald Maclean, accusés d'avoir livré des informations confidentielles à l'URSS, largement reprise par la presse, qui renforce l'idée que les homosexuels représentent un danger pour la nation.
Guy Burgess
En France, "l'amendement Mirguet", du nom du député qui le soumet au vote, est adopté par l'Assemblée nationale pour donner les moyens au gouvernement de combattre le "fléau social" qu'est l'homosexualité. Il faudra attendre l'arrivée au pouvoir de François Mitterrand pour que la légalité complète des relations entre hommes soit rétablie dans l'Hexagone le 4 août 1982 (âge de contentement abaissé de 21 à 15 ans, comme pour les relations hétérosexuelles).
Dans les années 1950-1960, l'homophobie s'accentue encore par le discours médical qui avance ses théories de la déviance et prétend guérir l'homosexualité, les thérapies d'électrochocs étant, selon les docteurs auréolés de l'autorité de la science, un moyen très efficace pour convertir les homosexuels à l'hétérosexualité. Il faut attendre 1973 pour que l'American Psychiatric Association ôte l'homosexualité de la liste des maladies mentales, 1982 pour que le Ministre de la Santé l'imite en France, et le 1er janvier 1993 pour que l'Organisation Mondiale de la Santé fasse de même. Les théories de Krafft-Ebing et de Freud ont aujourd'hui encore beaucoup d'adeptes dans certains cabinets de psychiatres.

3. 1969-2002 : de la libération homosexuelle à la reconnaissance légale

Ce n'est que suite aux contestations de Mai 68 en France et plus particulièrement aux émeutes de Stonewall à New York fin juin 1969 qu'un nouveau mouvement de libération homosexuelle refait surface, luttant pour une reconnaissance juridique et sociale de l'amour entre personnes de même sexe, donnant le coup d'envoi à la révolution sexuelle des années 1970. Depuis 1970, on célèbre à New York la Gay Pride, la fierté gay, qui s'est substituée à la honte. Un mouvement qui va gagner l'ensemble du monde occidental dans les années qui suivent, jusqu'à devenir de gigantesques rassemblements de centaines de milliers de gens dans les grandes villes d'Amérique du Nord, d'Australie et d'Europe. Il faut souligner ici le rôle essentiel joué par les mouvements féministes : début 1970, l'émancipation de la femme redéfinit les rôles sociaux et familiaux, et les revendications homosexuelles profitent largement de ce courant novateur. L'homophobie n'est-elle pas la petite sœur du sexisme ?




Affiche de la première Gay Pride,
New York, 1970
Au niveau juridique, la dépénalisation des relations homosexuelles intervient en Angleterre en 1967. En 1969, c'est au tour de l'Allemagne de finalement ranger le tristement fameux §175 au placard. En Autriche, les relations homosexuelles sont décriminalisées en 1971, tout en stipulant un âge de consentement plus bas pour les relations hétérosexuelles (14 contre 18 ans). L'article 220 du code pénal autrichien qui punit la "promotion de l'homosexualité et de la bestialité" de six mois de prison n'est abrogé qu'à la fin de l'été 2002.
Dans le sillage de Mai 68 est créé en France le Front Homosexuel d'Action Révolutionnaire (FHAR). En Suisse, il faut attendre le milieu des années 1970 pour voir apparaître le Groupe Homosexuel de Genève (GHOG) et le Groupe Homosexuel Lausannois (GHL), ouvrant ainsi l'ère de la visibilité. Les publications et les actions médiatiques de cette poignée de visionnaires marquent un important tournant dans le travail de conscientisation de la population, et le début des revendications politiques et sociales, préparant le terrain aux victoires futures. Ils doivent affronter non seulement l'homophobie au quotidien, mais aussi les attaques émanant d'homosexuels qui prônent la discrétion et la non-revendication, à l'image du groupe lausannois Symétrie (pendant de l'association française Arcadie d'André Baudry).
L'apparition du virus du sida au début des années 1980 va contribuer de manière significative à une recrudescence du militantisme et de la visibilité homosexuels. Si la maladie ravage la communauté en tuant des milliers de gens, une véritable tragédie, elle permet aussi une médiatisation et engendre une solidarité qui soude le milieu gay et y associe des gens de l'extérieur.
Les revendications des gays et des lesbiennes commencent à trouver un écho : ce sont les pays scandinaves qui sont premiers à reconnaître la légalité des couples de même sexe. Le 1er octobre 1989, le Danemark instaure le partenariat enregistré pour les couples homosexuels, conférant ainsi l'égalité des droits par rapport aux couples hétérosexuels, à l'exception notable de l'adoption d'enfants. Au début des années 1990, la Suède et la Norvège emboîtent le pas à leur voisin. L'Islande fait de même en 1997, octroyant elle le droit d'adopter l'enfant du conjoint. Puis, après des débats plus que houleux et des manifestations homophobes de grande envergure, la France adopte le Pacte d'action civile et de solidarité (PACS) en octobre 1999, qui confère des droits limités aux couples de même sexe. L'Allemagne fait de même en instaurant un partenariat en août 2001, confirmé par le tribunal constitutionnel de Karlsruhe en août 2002 suite à une action légale de contestation des milieux conservateurs. Les Pays-Bas, qui quant à eux reconnaissent déjà les couples gays et lesbiens depuis quelques années, vont au début 2002 jusqu'à autoriser les homosexuels à se marier et à adopter des enfants. En Suisse, le canton de Genève fait office de pionnier en adoptant un PACS en février 2001. Zürich ne tarde pas à suivre : le 22 septembre 2002, par 63 % de oui, les Zürichois acceptent l'instauration d'un contrat de partenariat au niveau cantonal. Quant à la Confédération, elle est en passe de légiférer en la matière : une loi sur le partenariat devrait voir le jour d'ici 2003 ou 2004. (Ce qui a été effectivement le cas. NdDCH. Ajoutons qu'aujourd'hui le Canada, l'Espagne, l'Afrique du Sud ont rejoint les pays légalisant le mariage et l'homoparentalité)



4. Et maintenant ?

Si l'amour entre personnes de même sexe cesse aujourd'hui progressivement d'être vu comme un crime, un péché ou une maladie mentale en Occident, si la population démontre une acceptation progressive de la réalité gay, lesbienne et bisexuelle, le combat pour la reconnaissance sociale et juridique est loin d'être terminé. Il demeure très difficile d'infléchir la courbe dessinée par plusieurs siècles de conditionnement hétérosexiste et de nombreux irréductibles bastions conservateurs subsistent. L'homophobie est toujours institutionnalisée à de nombreux niveaux, notamment dans le domaine de l'éducation, et la censure et la répression continue de sévir à travers le monde.

Quelques pays européens punissent encore actuellement les relations entre personnes de même sexe de peines de prison : Chypre, la Bosnie, la Serbie et la Roumanie, où la loi est appliquée de façon stricte (5 ans de réclusion). Même en Europe centrale, une fois sorti du cadre urbain, il reste difficile de vivre son amour pour une personne du même sexe ouvertement. Ailleurs dans le monde, plus de cent pays criminalisent encore l'amour entre personnes de même sexe. Nombre d'entre eux, de l'Arabie Saoudite à l'Iran, en passant par l'Egypte, l'Irak, le Soudan, ou Zimbabwe prévoient la prison, parfois la peine de mort. En Amérique du Sud, le machisme et la tradition catholique semblent inébranlables.

Encore fortement réprimé, l'amour homosexuel n'a pourtant jamais été aussi visible et accepté qu'en ce début de XXIe siècle. Puisse le mouvement d'ouverture gagner chaque jour encore des esprits. Car dans la dérive sécuritaire de l'après-11 septembre, la morale chrétienne, sexiste et impérialiste distillée par l'administration Bush, la politique de fer de Vladimir Poutine en Russie, l'Italie fascisante de Berlusconi, les pleins pouvoirs au régime conservateur de Chirac et les 20 % d'électeurs d'extrême droite en France, la montée des partis politiques de droite en Autriche, au Danemark et ailleurs, ou encore l'intégrisme islamique qui gangrène de trop nombreux pays, associés à l'instabilité économique et l'explosion démographique, sans parler des guerres qui ravagent la moitié de la planète, la situation politique et sociale ne laisse rien présager de bon pour les minorités sexuelles, ni pour personne. L'Histoire suit son cours.

 


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NOTA BENE: les ouvrages utilisés pour ce travail sont répertoriés dans la bibliographie 

Ce travail est l'oeuvre de Stéphane Riethauser. Il sera publié en 14 parties sur le blog Les Toiles Roses avec son autorisation. Qu'il en soit chaleureusement remercié. Stéphane est joignable sur le site de lambda éducation.



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par Stéphane RIETHAUSER


4. La montée du national-socialisme et le début de la persécution

Dans les années d'après-guerre, beaucoup de gens, amers de la défaite allemande (1,7 million de morts, 4 millions de blessés), ont commencé à chercher des explications à la déroute de l'armée du Kaiser. L'affaire Eulenburg était encore dans les esprits, et les boucs émissaires étaient tout trouvés : aux côtés des Juifs, les homosexuels étaient eux aussi responsables du déshonneur du pays. L'inflation galopante et la crise économique font que de nombreux groupes paramilitaires se forment, tous plus extrémistes les uns que les autres. Si d'un côté l'émancipation homosexuelle s'accroît en Allemagne, de l'autre un nouveau mouvement s'affirme avec toujours plus de vigueur et de brutalité : le national-socialisme. Les chemises brunes et les croix gammées se font de plus en plus visibles dans le pays et s'en prennent à des minorités choisies : en particulier les juifs et les homosexuels.
En 1921, Magnus Hirschfeld est agressé par une bande nazie à la sortie d'une conférence à Munich. Il est roué de coups et laissé pour mort dans la rue. A Vienne, le 4 février 1923, un groupe paramilitaire d'extrême droite attaque une réunion d'homosexuels à laquelle participe Hirschfeld. Les sympathisants nazis tirent sur le public et blessent des dizaines de spectateurs.
Jeunesses hitlériennes
De manière de plus en plus virulente, les nazis font entendre leur point de vue, en affirmant que Berlin est devenue un centre de dépravation et de corruption, une ville contrôlée par les Juifs et les pervers. L'Institut de Hirschfeld est assimilé à une maison de prostitution, une boîte de travestis et à un centre de pourriture et de débauche.
Une sordide affaire criminelle va saper le travail de Hirschfeld et durablement marquer les esprits : en 1924 est arrêté à Hanovre Fritz Haarmann, un homosexuel qui avoue pas moins de 127 meurtres de jeunes hommes. Haarmann était un déséquilibré mental qui découpait ses victimes en morceaux. La presse en fait immédiatement un démon et il en résulte un violent regain de haine contre les homosexuels parmi le public. Véritable désastre pour les efforts de dépénalisation de Hirschfeld, l'affaire Haarmann va réinstaurer en quelques jours dans les esprits populaires des préjugés négatifs sur les homosexuels.
Malgré cette néfaste affaire, Hirschfeld poursuit sa lutte politique année après année. Mais le parti national-socialiste prend du poids et s'attaque aux efforts du docteur berlinois. Juif, socialiste et homosexuel, il est le bouc émissaire rêvé. Lorsqu'en 1929, juste avant la crise économique, Hirschfeld est sur le point d'obtenir enfin l'abrogation du §175 après avoir réuni une commission parlementaire formée par les Sociaux-démocrates et les Communistes ayant voté en faveur de la dépénalisation, le journal officiel de Hitler, le Völkischer Beobachter, écrit : "Nous vous félicitons, Monsieur Hirschfeld, de votre victoire au Parlement. Mais ne croyez pas que nous Allemands allons tolérer ces lois un seul jour après notre arrivée au pouvoir. Parmi les nombreux mauvais instincts de la race juive, il y en a une de particulièrement pernicieuse qui a à voir avec les relations sexuelles. Les Juifs font la propagande des relations sexuelles entre frères et sœurs, entre hommes et animaux, et entre hommes et hommes. Nous les Nationaux-Socialistes nous les démasquerons et les condamnerons bientôt par la loi. Ces efforts ne sont que de vulgaires crimes pervers et nous les punirons par le bannissement et la pendaison." A la fin de 1929, juste après le crash boursier, le parti National-Socialiste rafle 107 sièges au Reichstag et empêche toute réforme légale. Les nazis ne tarderont pas à mettre leurs menaces à exécution.
Le 30 janvier 1933, Hitler accède à la Chancellerie. Le 23 février, soit trois semaines après leur prise de pouvoir, les nazis déclarent les associations et les publications homosexuelles illégales. Les bars homosexuels de Berlin sont fermés par la police. Le 7 mars, Kurt Hiller, le directeur de l'Institut pour la Recherche sexuelle est arrêté et déporté au camp de concentration de Oranienburg.

Le 6 mai 1933, l'Institut pour la Recherche Sexuelle de Hirschfeld est vandalisé par les jeunesses hitlériennes. Venus par dizaines dans des camions, accompagnés par une fanfare pour ameuter la foule, les jeunes nazis détruisent tout ce qu'ils peuvent. Deux jours plus tard, 20'000 livres et des milliers de photographies sont brûlés lors d'une cérémonie publique sur la place de l'Opéra. Le buste de Hirschfeld est brûlé, ainsi qu'un portrait de Freud.

Berlin, 6 mai 1933
Par chance, Magnus Hirschfeld se trouve en tournée à l'étranger lors de l'accession au pouvoir de Hitler. Impuissant, il assiste à la destruction de son institut depuis la Suisse. Il ne reviendra jamais en Allemagne. Quelques temps plus tard, il s'installe à Nice et œuvre à la mise sur pied d'un centre similaire à son Institut pour la Recherche Sexuelle. Mais une déficience cardiaque l'emporte en 1935, le jour de ses 67 ans, après avoir, selon ses comptes, mené durant sa vie plus de 30'000 entretiens privés. Travailleur acharné, Magnus Hirschfeld cumule plus de 200 ouvrages, articles, pamphlets, livres, et études sur le thème de la sexualité.

Le nom de Magnus Hirschfeld apparaît plus de 70 fois dans ce travail. Mais il est surprenant de constater qu'il ne figure nulle part dans le Grand Larousse Encyclopédique, ni dans le Robert des noms propres, ni dans aucune autre encyclopédie, et qu'il est régulièrement oublié dans les ouvrages d'histoire traitant de cette période. Un homme qui a eu en son temps une renommée mondiale, et qui a à son actif certainement la carrière la plus impressionnante dans le domaine de la sexologie et de l'émancipation homosexuelle. Par contre, on trouve dans ces encyclopédies les noms de Gustav Hirschfeld, archéologue allemand né en 1817, Ludovic Hirschfeld, médecin polonais né en 1815, ou encore Christian Hirschfeld, naturaliste danois né en 1742.

5. La Suisse, dernier bastion de liberté pendant la dictature nazie

Faisant honneur au précurseur Heinrich Hössli, et se calquant sur le modèle berlinois, la Suisse alémanique est à partir de 1922 le théâtre de plusieurs initiatives visant à organiser les homosexuels entre eux et à lutter contre l'homophobie, bien que ce vocable n'existe pas encore. Après plusieurs revers, le Schweizerische Freundschafts-Bewegung (Mouvement suisse de l'amitié) est créé à Bâle et Zurich en 1931. Une fois n'est pas coutume, c'est une femme, Anna Vock (1885-1962), connue sous le pseudonyme de Mammina, qui est à la tête de l'association, dont sont membres de nombreuses lesbiennes. Une originalité sans doute due au fait que la plupart des cantons suisses, à l'inverse des autres États européens, punissent également les relations entre femmes.



Karl Meier
Peu après, l'organisation est rebaptisée Schweizerische Freundschafts-Verband (Association suisse de l'amitié). Le Damenclub Amicitia et l'Excentric-club de Zurich y participent, et ensemble ils lancent le premier magazine homosexuel de Suisse : Das Schweizerische Freundschafts-Banner (La Bannière de l'amitié), qui paraît le 1er janvier 1932.
En 1934, l'acteur Karl Meier, dit Rolf (1897-1974), apprend l'existence de la revue. Très vite, il s'y implique et publie de nombreux articles. Au fil des ans, les lesbiennes se retirent de l'organisation, et Karl Meier en devient le président, faisant de l'Association suisse de l'amitié un groupe entièrement masculin. En 1937, le journal est rebaptisé Menschenrecht (Droit de l'homme), avant de prendre son nom définitif en 1942 : Der Kreis (le Cercle). Karl Meier assure sa publication sans interruption pendant que la guerre fait rage alentour.
Le magazine a un petit nombre d'abonnés choisis, répartis dans de nombreux pays. Une édition en français paraît en 1943, et une en anglais en 1952. Der Kreis est la revue gay la plus influente au niveau mondial jusqu'à ce que sa publication cesse, en 1967. Ecrasé par la barbarie nazie, le mouvement d'émancipation homosexuelle allemand se retranche à Zurich durant les années 1930. Terre d'asile pour Magnus Hirschfeld de 1932 à 1933 et pour de nombreuses autres personnes, la Suisse est le dernier bastion de (relative) liberté pour les homosexuels pendant la Seconde Guerre mondiale et devient - par défaut - pour un temps le centre européen du mouvement de libération homosexuelle. Un mouvement pourtant encore bien timide et confiné à une quasi-clandestinité.
Der Kreis


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NOTA BENE: les ouvrages utilisés pour ce travail sont répertoriés dans la bibliographie 

Ce travail est l'oeuvre de Stéphane Riethauser. Il sera publié en 14 parties sur le blog Les Toiles Roses avec son autorisation. Qu'il en soit chaleureusement remercié. Stéphane est joignable sur le site de lambda éducation.



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par Stéphane RIETHAUSER


1. L'espoir brisé de la Révolution bolchevique

En Russie, la Révolution bolchevique a radicalement modifié le climat politique et social. Les actes homosexuels sont dépénalisés par Lénine le 12 décembre 1917, avec la promulgation du nouveau code pénal révolutionnaire. Le Docteur Grigori Batkis, directeur de l'Institut d'hygiène social de Moscou et membre de la Ligue Mondiale pour la Réforme Sexuelle, publie en 1923 La Révolution Sexuelle, ouvrage dans lequel il proclame "l'absolue non-ingérence de l'Etat et de la société dans les affaires sexuelles." Influencé par le travail de Hirschfeld, Vladimir Nabokov, le père de l'écrivain auteur du sulfureux roman Lolita, qui était hétérosexuel, avait quant à lui lancé au tournant du siècle une campagne pour dépénaliser l'homosexualité en Russie. Pressentait-il que son deuxième fils, Sergej Nabokov (1900-1945), allait être envoyé, non par les Russes, mais par les Nazis, en camp de concentration pour cause d'homosexualité en 1943, et qu'il y mourra d'épuisement en 1945 ?

L'arrivée au pouvoir de Staline ôtera tout espoir de succès à ces recommandations. Dès janvier 1934, sans base légale, sous prétexte de combattre un "produit de la décadence bourgeoise" et la "perversion fasciste", le dictateur procède à des purges homosexuelles, puis instaure l'article 121 du code pénal le 7 mars 1934, punissant les actes homosexuels de 5 ans de prison, une sanction soutenue publiquement par l'écrivain Maxim Gorki. En même temps, Staline protégera toujours quelques personnalités utiles à son régime, comme Sergei Eisenstein, le plus grand cinéaste russe, qui n'a jamais été inquiété pour son homosexualité. Il faut dire aussi qu'il la refoulait plus qu'il ne l'exprimait, ne l'exprimant que dans ses dessins ou de façon voilée dans certaines scènes marquantes de ses films. En 1929 à Berlin, il visite pendant de longues heures l'Institut Hirschfeld, par "scrupule scientifique". Au sujet de l'homosexualité, il dira à sa biographe Marie Seton "qu'à tous égards l'homosexualité est une régression".

Aux cœurs de Verlaine et de Rimbaud


L'Amour qui n'ose pas dire son nom
dessins de Sergei Eisenstein
Il faut attendre un décret du Président Boris Eltsine le 27 mai 1993 pour que l'article 121 du code pénal instauré par Staline soit aboli et que soit rétablie la légalité des relations entre personnes de même sexe en Russie.

2. L'émancipation homosexuelle en Allemagne

La guerre de 1914-1918 a redessiné la carte de l'Europe et a provoqué de profonds bouleversements sociaux dans la plupart des nations européennes. Avec la dissolution de l'Empire austro-hongrois, et en Allemagne la naissance de République de Weimar en 1919, s'ouvre une nouvelle ère politique et sociale en Europe centrale.

En Allemagne, au lendemain de la guerre, le socialiste allemand Kurt Hiller, qui deviendra le bras droit de Magnus Hirschfeld, décrit les homosexuels comme une minorité qui mérite la protection des autorités au même titre que les minorités ethniques, que le Président américain et fondateur de la Société des Nations Wilson s'engage à protéger.
C'est sous l'impulsion de Magnus Hirschfeld que va renaître le mouvement de libération homosexuelle. A cette époque, le cinématographe est un moyen d'expression nouveau. Hirschfeld profite de l'air du temps et se lance dans la production du premier film traitant de l'amour entre hommes, ou plutôt du "problème homosexuel". Le 24 mai 1919, Anders als die Andern (Différent des autres) sort à Berlin, réalisé par Richard Oswald, avec l'acteur Conrad Veidt et Magnus Hirschfeld lui-même. Le personnage interprété par Veidt rencontre un maître chanteur qui le séduit avant de le ruiner.
Anders als die Anderen (1919)
Il est envoyé en prison où il a la vision d'une procession de rois, de savants et de philosophes persécutés pour des questions de mœurs qui défilent avec une bannière où est inscrit "§175". Hirschfeld conclut le film par un discours en faveur des personnes du troisième sexe. Anders als die Andern est interdit de projection à Munich, Stuttgart, ainsi qu'à Vienne. Quelques années plus tard, les nazis brûleront la plupart des copies du film.

IRS Hirschfeld 1930
Le 1er juillet 1919, Hirschfeld ouvre à Berlin son "Institut pour la Recherche Sexuelle" (IRS). Durant les dix années suivantes, l'Institut de Hirschfeld va rassembler sous son toit la plus grande collection d'archives traitant de l'amour entre hommes jamais réunie : plus de 20'000 ouvrages (des documents anthropologiques, médicaux, légaux, sociaux), et quelques 35'000 photos. L'Institut emploie quatre médecins et de nombreux assistants, qui donnent des consultations en tout genre, de l'avortement aux maladies vénériennes, en passant par l'homosexualité.
Hirschfeld va lui-même continuer à publier d'innombrables ouvrages, tout en œuvrant inlassablement pour l'abrogation du §175. Il publie notamment en 1919 L'homosexualité chez les hommes et les femmes, ouvrage de plus de mille pages dans lequel il affirme notamment que 90 % de la population allemande voterait en faveur de l'abolition du §175 si elle était bien informée sur le sujet.

En 1920, le IRS de Hirschfeld s'associe avec la revue Der Eigene d'Adolf Brand et L'Association Allemande de l'Amitié pour donner encore plus de poids à la lutte contre la pénalisation de l'homosexualité. Puis, en 1921, Hirschfeld organise la première Conférence mondiale pour la réforme sexuelle. Peu après, il mettra sur pied avec l'aide de Havelock Ellis et du médecin suisse August Forel (1848-1931) la Ligue Mondiale pour la réforme sexuelle, une organisation qui comptera jusqu'à 130'000 membres dans le monde entier à la fin de la décennie.

L'Allemagne s'affirme alors comme le centre de l'émancipation homosexuelle en Europe et comme l'unique pays qui dispose d'une structure communautaire drainant des milliers de personnes se reconnaissant homosexuelles, avec des revendications politiques. Grâce à l'Institut de Hirschfeld et à sa Ligue Mondiale pour la réforme sexuelle, la lutte contre la pénalisation de l'homosexualité devient une cause pour laquelle des personnalités s'engagent. Un dialogue avec les autorités s'établit.

Photo IRS Hirschfeld
En 1922, Hirschfeld remet sa pétition sur le métier. Il obtient plus de 6'000 signatures, dont celles de Albert Einstein, Léon Tolstoï, Hermann Hesse, Rainer Maria Rilke, Stefan Zweig, Thomas Mann, Emile Zola, Richard von Krafft-Ebing, Sigmund Freud, ou Max Brod, pour ne citer que les plus célèbres. Le Reichstag débat une nouvelle fois de ce texte qui demande l'abolition du §175, mais la demande essuie un nouveau revers.
En parallèle, la libéralisation des mœurs s'accentue et la tolérance sociale gagne du terrain dans les centres urbains, surtout parmi les milieux favorisés. Très vite émerge une "scène" homosexuelle : les hommes qui aiment les hommes disposent de nombreux lieux de rencontre spécifiques, bars, clubs, dancings, où ils peuvent se retrouver en toute sécurité. A la fin des années 1920, on dénombre non moins de 300 bars et lieux de rencontre à tendance homosexuelle dans la seule ville de Berlin. Les gens viennent de toute l'Europe tenter leur chance et goûter aux charmes de la capitale allemande. Les terribles souvenirs de la guerre et l'image militariste prussienne succombent à la modernité. Berlin devient un bouillonnant centre avant-gardiste - Paris ou New York et leurs bals de folles font pâle figure à côté des nouveaux courants artistiques, de l'échange intellectuel, et des nouvelles formes de vie qui sont possibles dans la capitale allemande. La police des mœurs desserre son étau et n'observe plus que les mineurs et la prostitution.

On assiste à l'affirmation d'une certaine culture homosexuelle : techniques de drague particulières (parcs, ports), goût pour l'uniforme, apparition du style "camp" (travestissement, humour, flamboiement). Dans les kiosques, plusieurs magazines à caractère homoérotique sont vendus ouvertement, parmi lesquels Der Eigene d'Adolf Brand, ou Querschnitt. Un théâtre se spécialise même dans les pièces à thème homosexuel. Afficher un côté bisexuel, côtoyer lesbiennes et homosexuels devient à la mode. Une véritable conscience homosexuelle apparaît. Par le biais des arts et du spectacle, mais aussi par le travail politique de Magnus Hirschfeld, la société est confrontée de manière croissante à la thématique homosexuelle.

3. Des homosexuels toujours dans le placard

Même si après la guerre le mouvement d'émancipation de Hirschfeld a permis à une scène homosexuelle de voir le jour à Berlin et d'alléger le fardeau moral de bon nombre de personnes, il ne faut pas surestimer cette tolérance qui reste superficielle. Une vie sociale et culturelle est possible à Berlin pour une minorité de personnes seulement, et le fait de s'avouer homosexuel entraîne toujours dans la grande majorité des tracas familiaux, professionnels, voire juridiques. Les actes sexuels entre hommes demeurent punissables de prison, et le discours puritain de l'Eglise et de la presse ne tarit pas.



Stefan Zweig
Comme aujourd'hui encore, c'est toujours la sacro-sainte protection de la jeunesse qui est invoquée à l'encontre des homosexuels. D'autre part, les problèmes économiques et la rancœur de certains à propos de la défaite allemande annoncent l'émergence de groupuscules d'extrême droite menaçants. L'homosexuel reste en majorité pétrifié de peur et de honte dans son placard, à l'image du personnage de Stefan Zweig (1881-1942) dans la Confusion des sentiments. Paru en 1926, le roman de Zweig narre les tourments intérieurs d'un professeur passionnément amoureux de son élève. Gardant le secret sur l'objet de ses désirs, l'enseignant ne s'accordera que quelques nuits de débauche dans une grande ville, et passera à côté de son existence. Il n'osera donner qu'un unique baiser "sauvage et désespéré comme un cri mortel" à son amoureux, avant de le chasser à jamais de sa vue. Le romancier autrichien dresse un vibrant portrait de la passion qui ronge cet homme. Mais comme dans Mort à Venise quinze ans plus tôt, il n'y a pas d'issue heureuse à une telle destinée.
Un autre personnage, non fictif celui-ci, a fait l'expérience du placard et a été pris de remords tout au long de son existence : le philosophe Ludwig Wittgenstein. Né en 1889 à Vienne, il fait ses études à Berlin, puis à Cambridge, où en 1912 il fréquente la société homosexuelle secrète Les Apôtres. Wittgenstein est un original qui a dispersé un large héritage. On dit qu'à partir de l'âge de 23 ans il n'a plus jamais porté de cravate. Il a été tour à tour ingénieur, philosophe, maître d'école, jardinier, architecte et infirmier pendant la guerre. Il sifflotait des concertos entiers de Schubert (1797-1828), son compositeur favori - lui aussi amateur de garçons, mais moins refoulé que Wittgenstein.
Ludwig Wittgenstein
En été 1913, Wittgenstein fait un grand voyage en Norvège avec son jeune ami de Cambridge David Pinsent. En 1914, bien qu'il soit réformé, Wittgenstein rentre en Autriche et s'engage dans les rangs de l'armée. Pendant la guerre, il rédige un journal secret. Bien qu'il ait ordonné de détruire tous ses carnets de notes, une inadvertance a fait qu'il en est resté deux, publiés en 1961. Wittgenstein note le 13 août 1916 : "Je suis encore en train de lutter contre ma mauvaise nature". Comme Louis II de Bavière, Thomas Mann, ou tant d'autres, Wittgenstein a conscience d'avoir un "problème", d'être une erreur de la nature. Il lutte contre ses penchants, peinant à trouver son bonheur dans un monde oppressant. Après la guerre, il finit son fameux Tractatus Logico-Philosophicus, qu'il publie en 1921 - et qu'il dédie à son ami David Pinsent -, ouvrage dans lequel il élabore sa théorie du doute radical, et notamment sa volonté de distinguer le langage, qui décrit la réalité du monde, du discours, qui cherche à en tirer les règles. Toute sa vie, il lutte contre ses penchants homosexuels, mais, revenu à Cambridge en tant que professeur, il s'entoure de jeunes intellectuels avec lesquels il a des relations platoniques. Johnston affirme que Wittgenstein s'habille de façon extravagante et qu'il est "un vieux garçon" qui aime citer sa femme de chambre et raconter des histoires de cow-boys, mais ne fait aucune allusion à son attirance pour les hommes. Pourtant, Wittgenstein a des aventures avec des jeunes voyous dans les pubs de Londres ou dans les jardins du Prater. Le conflit permanent entre morale et pulsions le mène au bord du suicide. Wittgenstein réfute la psychanalyse car il s'oppose au principe que le langage, si cher à Freud pour la cure, puisse ramener à l'inconscient. Mais on sait par le truchement de sa sœur qui est une patiente de Freud, qu'il demande au professeur d'interpréter ses rêves où les "bâtons et les serpents" sont une obsession récurrente. On ne connaît ni épouse ni aventures féminines à Wittgenstein. Son exécutrice testamentaire, le professeur Jean Elizabeth Anscombe, du Trinity College de Cambridge, s'est pourtant insurgée lorsqu'on a publié des extraits de son journal secret dans revue italienne en 1986, des révélations sur la vie privée du philosophe qu'elle a jugées "contraires à l'éthique du monde de la culture".


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NOTA BENE: les ouvrages utilisés pour ce travail sont répertoriés dans la bibliographie 

Ce travail est l'oeuvre de Stéphane Riethauser. Il sera publié en 14 parties sur le blog Les Toiles Roses avec son autorisation. Qu'il en soit chaleureusement remercié. Stéphane est joignable sur le site de lambda éducation.



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par Stéphane RIETHAUSER


6. Angleterre : de la société secrète Les Apôtres au mouvement scout

De l'Espagne, volons vers les Iles britanniques, où dans les années 1910-1914 plusieurs personnalités se retrouvent lors des réunions de la société d'étudiants homosexuels secrète Les Apôtres à Cambridge : John Maynard Keynes (1883-1946), le célèbre économiste, qui sera gouverneur de la Banque d'Angleterre et participera à la création de la Banque mondiale en 1944 ; les écrivains Lytton Strachey (1880-1932), et E.M. Forster (l'auteur du fameux Maurice, écrit en 1914, mais pas publié avant sa mort en 1971, adapté au cinéma par James Ivory dans les années 1980), également membres du Groupe de Bloomsbury avec Dora Carrington et Virginia Woolf ; le peintre Ducan Grant, ou encore Ludwig Wittgenstein, ainsi que Rudyard Kipling (1865-1936) l'auteur du Livre de la Jungle. En 1888, Kipling part faire le tour du monde avec son amant Walcott Starr. A la mort de ce dernier, il épouse sa sœur et devient père de famille. C'est dans ses livres que Kipling assume sa pédérastie, transmettant son amour pour le jeune Mowgli à un public adolescent.



Ducan Grant et
John M. Keynes


Sir Baden Powell
Couronné du Prix Nobel de Littérature en 1907, Kipling aura une grande influence sur son ami Sir Robert Baden-Powell (1857-1941), le fondateur du scoutisme. Baden-Powell est colonel de l'armée coloniale britannique et combat les Boers en Afrique du Sud. Assiégé dans la ville de Makefind, il a l'idée d'utiliser des gamins comme éclaireurs (en anglais "scouts") pour transmettre des messages à ses troupes ou pour monter la garde. Beaucoup de jeunes garçons seront tués en mission. On peut penser que Baden-Powell avait parfois des motifs autres que militaires pour recruter ses éclaireurs. D'anciens scouts ont témoigné de sa pédérastie. L'Angleterre va faire un triomphe à l'idée du scoutisme, qui naît en 1908 et qui va rapidement devenir internationale.

En France, c'est l'Eglise catholique qui crée la Fédération des Scouts de France. Baden Powell puise dans Le Livre de la Jungle les thèmes majeurs du scoutisme : la vie de camp en plein air, ou l'art de suivre une piste. Beaucoup l'ignorent, ce mouvement qui rassemble des millions de jeunes gens a été fondé par un homme qui aimait les garçons et qui n'a jamais eu d'aventures féminines, même s'il s'est marié sur le tard pour faire taire les rumeurs qui circulaient sur son compte.


7. Vienne : Les désarrois de l'élève Törless de Robert Musil

En Autriche, en 1906, Robert Musil (1880-1942) n'a que 26 ans lorsqu'il publie Les désarrois de l'élève Törless. Issu d'une vieille famille de fonctionnaires et d'officiers autrichienne, Musil s'exile en Suisse dès 1938. Il meurt à Genève sans avoir pu achever sa plus grande entreprise : L'homme sans qualité. Son roman Les désarrois de l'élève Törless a pour cadre dans une académie militaire de Galicie et raconte l'éveil à la conscience de Törless à travers des désarrois intellectuels, moraux et charnels. Un groupe de trois collégiens complote et torture un autre camarade. Törless, le plus passif et tourmenté des tortionnaires, se laisse attirer par Basini, la victime du chantage. Ce dernier se laisse aller à des actes avilissants et humiliants mais séduit finalement étrangement Törless. L'homosexualité est le vice dépravant, ou la cause refoulée de la perversité tortionnaire des trois garçons Törless, Reiting et Beineberg. Elle est l'anomalie dégoûtante confinée au plus vif secret, certes, mais aussi un moyen pour Törless de lever un voile et d'entrevoir le côté obscur, silencieux et cosmique de la vie. La façon dont Musil a intégré le thème de l'homosexualité et les fonctions qu'il lui assigne sont révélatrices des vues de l'époque sur l'homosexualité dans la société autrichienne. Dans une lettre qu'il écrit à un critique à propos du succès de son livre, dont on a retrouvé le brouillon dans son journal intime, Musil s'explique sur le choix de l'homosexualité : "Je ne veux pas rendre la pédérastie compréhensible. Il n'est peut-être pas d'anomalie dont je me sente plus éloigné. Au moins sous sa forme actuelle. (...) Les belles études des psychiatres français, par exemple, me suffiraient pour comprendre, revivre, et me semble-t-il, recréer n'importe quelle anomalie aussi bien que celle, relativement courante, que j'ai choisie."

Robert Musil


Adolf Brand


8. Allemagne : l'amour des garçons

En 1896 paraît le premier numéro de Der Eigene, la première revue homosexuelle au monde. A l'origine de cette publication, Adolf Brand (1874-1945), un jeune éditeur qui se démarque des théories du troisième sexe de Hirschfeld et fait clairement l'apologie de la pédérastie. Der Eigene paraîtra de manière irrégulière à cause des difficultés financières de Brand, et surtout à cause de ses tracas avec la justice. Malgré de nombreuses saisies effectuées par la police et ses multiples condamnations pour diffusion d'écrits immoraux, Adolf Brand publiera Der Eigene jusqu'en 1931, victime de la crise économique et de la montée du nazisme.
En 1906, le poète allemand Stefan George (1868-1933) publie un recueil de poèmes intitulé Maximin, nom qu'il donne au jeune éphèbe dont il est complètement épris, qu'il nomme "ange à figure humaine, prêtre de la beauté, symbole de Dieu". En 1928, il publiera un recueil de poème Das Neue Reich, qui est récupéré par la propagande nazie en raison de son titre. Mais George n'était pas antisémite et s'exile. Stefan George était l'ami d'Otto Weiniger, tout comme l'était Hans Blüher (1888-1955), un jeune homme qui manque de se faire renvoyer de son collège parce qu'il aime trop ses camarades, et qui est recueilli par Karl Fischer, l'homme qui dirige "Vandervogel", une confrérie qui s'affranchit des règles religieuses et morales traditionnelles et parcourt le monde sac au dos. Dès 1905, Blüher va développer le mouvement avec l'aide de Wilhen Jansen (1866-1943), un amateur de garçons notoire héritier d'une grosse fortune. La culture de l'association "Vandervogel" s'épanouit librement et comptera près de 25'000 membres jusqu'à l'irruption du scandale Eulenburg. Après la Guerre, le livre de Blüher L'érotisme dans la société mâle sera interdit sous la République de Weimar. Au contraire de ceux de Hirschfeld, ses ouvrages ne seront pas brûlés par les nazis, peut-être à cause de son antisémitisme.

Photo V. Gloeden
Au tournant du siècle, le Baron Wilhelm Von Gloeden (1856-1931), un aristocrate allemand exilé en Sicile, devient très à la mode avec ses photographies de jeunes éphèbes savamment dénudés. Il sera le précurseur des photographes érotiques et vendra des milliers de cartes postales dans toute l'Europe. Fritz Krupp, tout comme le secrétaire du roi d'Angleterre Edouard VII, sont de bons clients de Von Gloeden. A sa mort, il léguera plus 3'000 plaques de négatifs à son jeune modèle préféré, Pancrazio Bucini. La moitié de ces plaques seront détruites par les nazis, qui feront un procès posthume à Von Gloeden pour "obscénité". Suite à l'affaire Eulenburg, certaines oeuvres sont déclarées immorales.

John Henry Mac Kay (1864-1933), de mère allemande et de père écossais, qui a publié en allemand Die Anarchisten en 1885, voit ainsi ses ouvrages bannis en 1909. Plus tard, en 1926, il publiera son autobiographie Der Puppenjunge qui relate la vie des prostitués à Berlin dans les années 1920. Mac Kay est aussi l'auteur des Livres sur l'Amour qui n'a pas de nom (Die Bücher der Namenslosenliebe) sous le pseudonyme de "Sagitta".


9. Russie : le premier roman homosexuel

En Russie, l'auteur Mikhaïl Kuzmin publie en 1906 ce qui peut être considéré comme le premier roman mettant en scène ouvertement des homosexuels: Les Ailes. Le livre de Kuzmin est révolutionnaire dans la mesure où il transcende le phénomène en ne l'abordant plus comme un problème. Kuzmin est interdit de publication en 1929. Son amant est exécuté par le pouvoir stalinien. Lui-même meurt en 1936, à la veille d'être déporté.

Mikhaïl Kuzmin
10. Mort à Venise : Thomas Mann ou l'amoureux malheureux

En 1903, Thomas Mann (1875-1955) n'a que 28 ans lorsqu'il publie Tonio Kröger, un récit qui narre les aventures d'un jeune homme d'origine bourgeoise à l'esprit tourmenté. Dans sa correspondance publiée en 1955, l'année de sa mort, Thomas Mann précise que l'histoire d'amour entre Tonio Kröger et son camarade de classe Hans Hansen est autobiographique.
En 1912, il publie Mort à Venise. Le célèbre roman, adapté par Visconti au cinéma en 1972, raconte l'histoire du docteur Aschenbach qui tombe amoureux du bel adolescent Tadzio sur les plages du Lido vénitien. Enfermé dans ses désirs inassouvis, ne trouvant d'issue à son amour, Aschenbach préfère se laisser tuer par l'épidémie de choléra qui sévit à Venise plutôt que de retourner en Allemagne.

Thomas Mann
Comme beaucoup d'autres, Thomas Mann rejette son homosexualité et n'a consommé ses désirs qu'à peu de reprises. Il se marie à une riche héritière de la haute société en 1905 qui lui donnera six enfants, dont l'aîné, Klaus Mann, deviendra aussi écrivain. Ce dernier vivra son homosexualité beaucoup plus ouvertement que son père et s'engagera ouvertement contre les persécutions nazies.

Prix Nobel de littérature en 1929, Thomas Mann a détruit tous ses carnets intimes jusqu'en 1918, mais il confesse ses attirances érotiques dans ses Notes quotidiennes du soir à n'ouvrir que vingt ans après ma mort. Il devient impuissant avec sa femme et a quelques aventures avec de jeunes garçons lorsqu'il a passé quarante ans. A l'image de son héros le docteur Aschenbach, Thomas Mann représente le type de l'homosexuel solitaire et malheureux, reclus dans son placard.
  
Le jeune Tadzio et le Dr Aschenbach
Mort à Venise, réal. L. Visconti, 1972


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par Stéphane RIETHAUSER


1. Arthur Rimbaud et Paul Verlaine : une saison en enfer

Dans la France des années 1870, l'amour entre hommes n'est pas punissable, mais il demeure sujet à railleries et honte sociale. Ainsi en témoigne la relation tumultueuse entre les poètes Paul Verlaine (1844-1896) et Arthur Rimbaud (1854-1891). Après avoir reçu quelques poèmes et une lettre du jeune prodige de Charleville, ébloui par le génie de son cadet, Verlaine invite Rimbaud à Paris. Il tombe aussitôt amoureux de l'adolescent et abandonne femme et enfants. Sortant ensemble dans les théâtres parisiens, le couple sera vite l'objet de ragots. Ainsi, Jules Renard commentera dans son journal la relation entre les deux hommes : "Est-ce que le fils de Verlaine ressemble à Rimbaud ?" Dès 1872, les deux amants errent à travers l'Europe, entre Londres et Bruxelles. S'ensuit leur période de création la plus intense. Rimbaud laisse éclater sa passion pour son aîné : "Je suis à lui chaque fois / Si chante son coq gaulois". A noter que l'écrasante majorité des éditions ont délibérément ôté le caractère érotique de ce vers, en imprimant: "Salut à lui, chaque fois / Que chante le coq gaulois."

Arthur Rimbaud



Paul Verlaine

Dans Une Saison en enfer, le seul texte publié par Rimbaud de son vivant, écrit juste après l'incident de Bruxelles pendant l'été 1873, où Verlaine, dans un moment d'ivresse, tire deux coups de feu sur son ami, Rimbaud relate les tumultes de leur relation. Verlaine est "l'époux infernal" et lui-même se représente sous les traits de "la vierge folle" : "Je vais où il va, il le faut. Et souvent il s'emporte contre moi, c'est un démon, vous savez, ce n'est pas un homme. Il dit : 'Je n'aime pas les femmes'. L'amour est à réinventer, on le sait (...) Nous nous accordions. Bien émus, nous travaillions ensemble. Mais après une pénétrante caresse, il disait : 'Comme ça te paraîtra drôle, quand je n'y serai plus, ce par quoi tu as passé. Quand tu n'auras plus mes bras sous ton cou, ni mon cœur pour l'y reposer, ni cette bouche sur tes yeux. Parce qu'il faudra que je m'en aille très loin un jour' (...) Un jour peut-être il disparaîtra merveilleusement ; mais il faut que je sache, s'il doit remonter à un ciel, que je voie un peu l'assomption de mon petit ami. Drôle de ménage !" Accusé par un Rimbaud désespéré, Verlaine sera condamné à deux ans de prison pour son acte de folie. Pendant son incarcération, il veut oublier son amant et se reconvertir à la religion de son enfance. Mais dès sa sortie de prison, il s'empresse de rejoindre Rimbaud à Stuttgart. Ce dernier relate ces retrouvailles dans une lettre à son ami Delahaye : "Verlaine est arrivé ici l'autre jour, un chapelet aux pinces. Trois heures après, on avait renié son Dieu et fait saigner les quatre-vingt dix-huit plaies de Jésus-Christ." Ce sera leur dernière entrevue avant l'exil définitif de Rimbaud en Abyssinie. C'est Verlaine qui publiera toute l'œuvre de son ami et le fera passer à la postérité, au grand dam de la famille de Rimbaud, qui ne souhaitait pas voir diffusés les écrits sulfureux du poète.



André Gide
2. Le Corydon d'André Gide

En 1911, André Gide (1869-1951) publie Corydon de manière anonyme. Pour la première fois dans l'histoire de la littérature française, un auteur fait nommément l'apologie de l'amour entre hommes. S'appuyant sur des exemples scientifiques, il retrace l'amour grec et condamne l'hétérosexualité dominante : "Dans nos mœurs, tout prédestine un sexe vers l'autre, tout enseigne l'hétérosexualité, tout y provoque : théâtre, livre, journal". Treize ans plus tard, en 1924, il réédite son ouvrage, en le signant cette fois de son nom. C'est le scandale : son œuvre est jugée démoniaque, et tenue pour responsable de la dégradation des mœurs. En 1926, il reconnaît être l'auteur de Si le grain ne meurt, livre dans lequel il décrit sa première relation homosexuelle en Afrique du Nord. Marié par convention à une femme qu'il n'aimait pas, Gide se liera en 1915 avec Marc Allégret (1900-1973), alors âgé de quinze ans. Plus tard, Allégret fera débuter Alain Delon et Jean-Paul Belmondo à l'écran, et signera quelques monuments du cinéma français (Entrée des artistes, avec Louis Jouvet, 1938 ; Sois belle et tais-toi, et Un drôle de dimanche, 1958).

L'amour de Gide se caractérise par sa pédérastie. Il déteste les "invertis" adultes et les couples formés d'un "Jules et d'une folle". Toute sa vie, il aura des relations avec de jeunes prostitués. Malgré des mœurs qui font scandale, André Gide reçoit le Prix Nobel de Littérature en 1947, quatre ans avant sa mort.


3. La Recherche de Marcel Proust

Marcel Proust (1871-1922), certainement le plus célèbre des écrivains français, aime lui aussi les beaux garçons. Amant du compositeur Reynaldo Hahn (1875-1947) et du fils d'Alphonse Daudet, Lucien, et de nombreux autres, il vivra dans le tourment tout au long de son existence. Ses amours l'inspireront pour créer les personnages de son chef d'œuvre A la recherche du temps perdu. Pour Proust, l'homosexualité ne peut être qu'un enfer, à l'image de Monsieur de Charlus, "le héros homosexuel le plus fort de toute la littérature, (...) obligatoirement voué à l'humiliation morale et physique". A la mort de ses parents, en 1905, Proust ose s'afficher avec des garçons du peuple. Homme perturbé à la santé fragile et à la sexualité voyeuriste et sado-masochiste, Proust de démordra jamais de sa vision pessimiste.



Marcel Proust

C'est certainement cette impossibilité de s'épanouir pleinement dans la vie quotidienne qui l'a poussé dans sa fabuleuse recherche. "Les longues phrases de Proust (...), on pourrait les mettre au compte du besoin de brouiller les pistes, de cacher l'innommable. A l'ère de la permissivité, Proust aurait-il été Proust ? A visage découvert, eût-il jeté, comme la seiche, un nuage d'encre sur ses pas ?" (Dominique Fernandez)


4. Jean Cocteau, le génie polyvalent

Autre figure artistique marquante de la scène française, le génial Jean Cocteau (1881-1963). Dandy du nouveau réalisme, Cocteau est poète, romancier, essayiste, dessinateur, dramaturge, metteur en scène, et mécène de bon nombre d'artistes. Amant du jeune talent Raymond Radiguet (1903-1923), il forcera son ami à terminer Le Diable au Corps, puis Le Bal du Comte d'Orgel, avant que celui-ci ne meure tragiquement à l'âge de 20 ans. C'est Cocteau qui découvrira la beauté et le talent de Jean Marais (1913-1998), celui qui deviendra son acteur fétiche et l'amour de sa vie. Il est aussi à l'origine du succès de Jean Genet (1910-1986), qu'il aide à faire publier son Notre Dame des Fleurs en 1944.

Jean Cocteau,
dessin érotique, 1920
Jean Cocteau est l'auteur d'innombrables ouvrages, parmi lesquels son fameux Livre Blanc, paru anonymement en 1928, dans lequel il justifie ses penchants : "Au plus loin que je remonte et même à l'âge où l'esprit n'influence pas encore les sens, je trouve des traces de mon amour des garçons. J'ai toujours aimé le sexe fort, que je trouve légitime d'appeler le beau sexe. Mes malheurs sont venus d'une société qui condamne le rare comme un crime et nous oblige à réformer nos penchants."
Jean Cocteau

5. Musique, danse et olympisme

Du côté des musiciens, la scène parisienne regorge de personnalités au tournant du XXe siècle : Erik Satie (1866-1925), l'auteur des Gymnopédies, notamment, était lié avec Francis Poulenc (1899-1963) pendant huit ans, avant que les deux amis ne se brouillent. Poulenc a quant à lui mis en musique des dizaines de poèmes de Cocteau, de Federico Garcia Lorca, de Radiguet, ou du poète et communiste Louis Aragon (1897-1982), dont le Parti Communiste a toujours caché l'homosexualité. Maurice Ravel (1875-1937), l'auteur du Bolero, est toujours discret sur son homosexualité, et n'a jamais eu de relation féminine. Camille Saint Sens (1835-1921), compositeur du Carnaval des animaux, qui s'avoue son homosexualité sur le tard après s'être séparé de sa femme, est le professeur de piano de Reynaldo Hahn, l'amant de Marcel Proust.



Maurice Ravel

Francis Poulenc
A cette époque, Sergei Diaghilev (1872-1929), d'origine russe, est l'impresario et le producteur d'opéra et de ballet le plus en vogue à Paris. En 1917, il commande un ballet à Satie : Parade, sur un argument de Cocteau et une chorégraphie de Léonide Massine (1896-1979), qui deviendra son amant et son chorégraphe attitré. Diaghilev a de nombreux amants et, jaloux, il les congédie lorsqu'ils ont des liaisons avec des femmes. Le plus célèbre d'entre eux est bien sûr Vaslav Nijinski (1889-1950), l'un des plus grands danseurs de tous les temps, qui rencontre Diaghilev chez le Prince Lvov à Saint-Petersburg. Diaghilev emmène Nijinski à Paris et en fait un danseur-étoile phénoménal.
Les deux vivent en couple pendant un temps, mais Nijinski rencontre une Hongroise et se marie. Furieux, Diaghilev le renvoie des Ballets russes. Après la Première Guerre mondiale, Nijinski s'installe dans les Alpes suisses, rédige ses Cahiers et sombre, selon certains, dans la folie, même si la lecture de son journal révèle un homme d'un immense génie et ne laisse pas entrevoir autre chose qu'une hypersensibilité au monde souvent agressif qui l'entoure. Il effectuera de nombreux séjours dans des établissements psychiatriques jusqu'à sa mort en 1950.
Au rang des célèbres Français amateurs de garçons de l'époque, on peut encore citer le Baron Pierre de Coubertin, l'homme qui a ranimé la flamme olympique. C'est à son initiative qu'ont lieu les premiers Jeux Olympiques modernes à Athènes en 1896. Amoureux des garçons et profondément misogyne, Coubertin a dit : "Une Olympiade femelle est impensable, elle serait impraticable, inesthétique et incorrecte." Son ostracisme antiféminin ne sera pourtant pas longtemps respecté. Plus au sud, mentionnons au passage que Salvador Dali (1904-1989) a eu sa première liaison avec le poète Federico Garcia Lorca (1898-1936), avant de rencontrer sa femme Gala. Dali n'a avoué que quelques années avant sa mort avoir eu des relations avec des hommes. Au crépuscule de sa vie, devenu impuissant, il engage des jeunes hommes qui font l'amour devant lui pour "stimuler son inspiration".
Pierre de Coubertin


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