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HISTOIRE DE L'HOMOSEXUALITÉ



par Stéphane RIETHAUSER


1. Le procès Wilde et l'affaire Rosebery

Vers la fin des années 1880, Oscar Wilde (1854-1900) est la coqueluche des théâtres et des salons londoniens et célèbre dans toute l'Europe. Wilde est marié et père de deux enfants, mais entretient des liaisons avec de nombreux jeunes hommes. En 1892, il fait la rencontre de Lord Alfred Douglas, un jeune aristocrate qui sera sa plus grande passion, mais qui sera aussi à l'origine de sa chute. Accusé de sodomie par le père de Lord Douglas, Wilde tient à se justifier en attaquant le Marquis de Queensberry en diffamation. Mais au cours de ce procès, la pédérastie du dramaturge sera établie. Wilde est accusé de débauche. Ses amis lui conseillent de fuir le pays, mais il refuse, certain que sa popularité et son esprit raffiné le sauveront.

Wilde & Douglas
Après avoir affronté les juges une seconde fois, Wilde est reconnu coupable le 25 mai 1895 de "gross indecency", un événement qui fait la une des journaux de toute l'Europe. Il écope de 2 ans de prison avec travaux forcés. Le flamboyant esthète, le charmant humoriste voit du jour au lendemain sa carrière et sa vie ruinées. Dans les geôles de Reading, il compose sa fameuse Ballade, ainsi que la longue lettre de rancœur et d'amour à Lord Alfred Douglas, le De Profundis. A sa sortie de prison, il s'exile en France où il mourra dans l'indigence et la solitude trois ans plus tard, à l'âge de 46 ans. A noter qu'en 1997, la reine Elizabeth a encore refusé de gracier Wilde.
Dès la condamnation de Wilde, une pétition circule dans les milieux artistiques et intellectuels européens pour demander l'allégement de sa peine. Beaucoup d'écrivains français refusent de signer. François Coppée : "Je veux bien signer en tant que membre de la société protectrice des animaux". Alphonse Daudet : "En tant que père de famille, je ne peux que manifester mon horreur et mon indignation" (ceci pendant que son fils Lucien, à cette époque, devenait l'amant de Marcel Proust). Jules Renard : "Je veux bien signer à condition qu'il prenne l'engagement de ne plus jamais écrire". Henry James, lui-même homosexuel, ainsi qu'Emile Zola, refusent de signer aussi. En Allemagne, Eduard Bernstein, l'un des dirigeants du parti social-démocrate, se prononce publiquement en faveur de Wilde en publiant un article dans la revue officielle de la IIème Internationale, Die Neue Zeit.
Oscar Wilde
La tragique histoire d'Oscar Wilde est connue, mais un autre scandale l'est moins, celui qui a ruiné la carrière de Lord Rosebery (1847-1929), Ministre des Affaires Etrangères puis Premier Ministre de la reine Victoria. Lord Rosebery a pour secrétaire intime Francis Douglas, qui n'est autre que le frère de Lord Alfred Douglas, l'amant de Wilde. Tout Londres murmure que le Premier Ministre a pour amant son secrétaire. Le père de Francis Douglas, Lord Queensberry, traite publiquement Rosebery de pédéraste en le menaçant de sa cravache, comme il l'avait fait à Oscar Wilde au sujet de son autre fils. Le Prince de Galles intervient personnellement pour que l'affaire soit étouffée. Le 18 octobre 1894, Francis Douglas meurt mystérieusement au cours d'une partie de chasse. On parle de suicide. Dès le début du procès de Wilde, Rosebery tombe malade. Le 28 juin 1895, un mois après la condamnation d'Oscar Wilde, le Premier Ministre est mis en minorité et doit démissionner. Sa carrière politique est terminée, mais il n'y aura pas de procès Rosebery.

Citons pour terminer la triste fin du général Hector Mac Donald (1853-1903), héros de la Guerre contre les Boers, puis commandant des forces britanniques à Ceylan. Rappelé à Londres en 1903, il découvre ses aventures avec les garçons révélées par la presse sur le chemin du retour et se suicide dans sa chambre d'hôtel à Paris au lieu d'affronter un procès dans son pays.





Krupp
2. Le scandale Krupp

En 1902 éclate en Allemagne un scandale qui sera à l'origine de l'échec d'une nouvelle tentative de Magnus Hirschfeld de faire abolir le §175 par le Reichstag. Friedrich Albert (Fritz) Krupp (1854-1902) a hérité des plus grandes usines d'armement d'Europe. Outre l'Allemagne, il fournit l'Empire Austro-Hongrois, l'Italie et la Russie en canons. Sous son règne, les usines Krupp vendent plus de 40'000 pièces d'artillerie, faisant de lui l'homme le plus riche d'Europe à l'époque. Krupp est un adolescent efféminé qui a horreur des femmes. Forcé de se marier jeune par sa mère, il n'aura que deux filles auxquelles il interdira de reprendre la direction de l'entreprise familiale. Lorsqu'il séjourne dans les palaces de Berlin, il fait toujours chambre à part avec sa femme. Il passe l'hiver sur son yacht dans la Baie de Capri. Krupp est accusé de s'adonner à des "orgies sexuelles" avec des dizaines de jeunes gens dans des grottes. Mais protégé par toutes les instances politiques et militaires, il n'a pas besoin de s'inquiéter, surtout que nombre de ses connaissances viennent passer leurs vacances chez lui à Capri en compagnie de jeunes garçons italiens.

C'est le journal socialiste Vorwärts qui, heureux de pouvoir s'en prendre à celui qui était considéré comme l'homme le plus riche du monde, sera à l'origine de sa chute en révélant ses penchants au grand public. Sa femme s'indigne et demande au Kaiser d'agir, mais celui-ci l'envoie dans un asile et protège le constructeur de ses canons. Cependant, de plus en plus accablé, Krupp se suicide peu après, en novembre 1902. Sa mort est déguisée en crise cardiaque. Respectant le souhait de Krupp, Guillaume II arrange le mariage de l'héritière des usines Krupp avec l'un de ses hommes de main, von Bohlen und Halbach, et prend ainsi le contrôle des fabriques d'armement. Il fait même une entorse au code civil en faisant adopter à von Bohlen und Halbach le nom de Krupp von Bohlen. Pour l'anecdote, la fille de Krupp se nommait Bertha, et c'est elle qui a donné son nom au fameux canon des Allemands pendant la Grande Guerre.


3. L'affaire Eulenburg

En 1907 éclate en Allemagne le plus grand scandale politique du Deuxième Reich (1871-1914): l'affaire Eulenburg , qui va déclencher une vague d'homophobie dans la presse et dans l'opinion et dont les répercussions sur la société allemande et internationale seront multiples.
Le Prince Philippe zu Eulenburg (1847-1921), qui ne cache pas vraiment ses préférences amoureuses, est le conseiller et le plus proche ami de l'empereur Guillaume II (1859-1941), monté sur le trône en 1888. De 12 ans l'aîné de Guillaume II, Philippe zu Eulenburg entretient une relation ambiguë avec l'Empereur, et est derrière toutes ses décisions. Guillaume II lui propose de reprendre la Chancellerie lorsqu'au début des années 1890, il démet Bismarck de ses fonctions. Eulenburg préférera rester Ambassadeur de Prusse à Vienne. Ecœuré, Bismarck écrit à son fils que la relation entre l'Empereur et Eulenburg "ne peut pas être mise sur la papier."
Eulenburg

Von Moltke
Un journaliste juif, Maximilian Harden (1861-1927), au courant des pratiques de Eulenburg, le fait chanter et le somme de démissionner de ses fonctions d'Ambassadeur à Vienne. Eulenburg cède au chantage et se retire dans sa maison de campagne en Allemagne. Pendant trois ans, il est absent de la vie politique. Mais dès 1905-1906, il reprend ses liens avec l'Empereur. Le bruit court qu'il pourrait reprendre la Chancellerie, et l'opiniâtre journaliste Harden lance alors une nouvelle attaque contre Eulenburg dans deux articles parus dans le journal Die Zukunft, l'accusant implicitement d'avoir une relation avec le commandant militaire de Berlin Kuno Von Moltke (1848-1916) (à ne pas confondre avec le Général Von Moltke, l'artisan de la victoire de l'Allemagne lors la guerre de 1870-71) en les décrivant respectivement comme le "harpiste" (Eulenburg était un amateur et compositeur de harpe) et son chéri "der Süsse" (Von Moltke avait un faible pour les chocolats). Eulenburg s'enfuit en Suisse pour quelque temps et tente d'éviter le scandale.
Il faut attendre six mois supplémentaires pour que l'identité d'Eulenburg et de Von Moltke soit révélée au grand public. Le 27 avril 1907, Harden publie cette fois un article explicite en écrivant que la "vita sexualis" de Eulenburg n'était "pas plus saine que celle du Prince de Prusse Friedrich Heinrich", qui venait d'avouer publiquement son homosexualité. La population voit Harden comme un héros qui sauve l'appareil étatique de la débauche et de la corruption. Le Kaiser, très compromis dans son autorité, force plusieurs hauts fonctionnaires à démissionner. Dans l'embarras, Eulenburg s'accuse lui-même de violation du §175, et après une brève enquête, il bénéficie d'un non-lieu. Mais Von Moltke insiste pour attaquer le journaliste Harden en diffamation.
"Der Harpist" und "Der Süsse"
Dessin de presse satirique, 1907
Le 23 octobre 1907, le procès Von Moltke contre Harden s'ouvre à Berlin, et lors des débats, des détails croustillants de la vie de Von Moltke sont révélés. Plusieurs témoins sont cités, dont Magnus Hirschfeld, soucieux de publicité, amené à la barre par Harden en tant qu'expert scientifique. L'homosexualité de Von Moltke sera formellement établie, et ce dernier perdra le procès. Il est intéressant de relever que lors du premier procès, Hirschfeld, en tant qu'expert scientifique, convainc la cour que Von Moltke n'est ni un pédéraste ni un sodomite mais un "homosexuel", en insistant sur son côté efféminé, artiste, très émotionnel et instable, laissant entendre que l'homosexualité peut être une déviance psychologique qui est innée, dont on n'est pas responsable, et qui n'a pas nécessairement besoin de s'exprimer par la sexualité. Eulenburg et Von Moltke ne se considéraient eux-mêmes pas "homosexuels". En se l'admettant dans les faits sous couvert de relations d'amitié, mais en rejetant l'étiquette de "débauché" ou de "sodomite" à tout prix. Au tribunal, ils se justifient en jurant ne jamais avoir eu des relations "immorales" ou "sales" ("Schweinerei, Schmutzerei"). Mais intervient alors un retournement de situation : le procès est annulé pour vice de forme. Le gouvernement prussien a réalisé que la victoire de Harden, un Juif, associé à Hirschfeld, un autre Juif qui dirigeait le CSH, mettait en péril la réputation des institutions et la respectabilité de la classe gouvernante.
Entre-temps, le 6 novembre 1907, un autre procès s'ouvre, celui qui oppose le Chancelier impérial von Bülow (1849-1929) à Adolf Brand, l'éditeur de la revue Der Eigene. Adolf Brand accuse Von Bülow d'homosexualité. Brand, qui pourrait être qualifié de précurseur de la politique du "outing", adopte une autre tactique que celle de Hirschfeld. Il souhaite attirer l'attention sur l'injustice du §175 lui aussi, mais de manière beaucoup plus provocante et moins politiquement correcte, en dressant une liste de "cas actuels" d'homosexuels. C'est finalement lui, après seulement une journée de procès, qui sera condamné à 18 mois de prison pour diffamation.
Le 18 décembre 1907 s'ouvre le deuxième procès entre Harden et Von Moltke, au terme duquel l'ancien commandant militaire de Berlin est blanchi et Harden condamné à 4 mois de prison pour diffamation. Heureux, le Kaiser réhabilite Eulenburg et Von Moltke. Mais leur joie sera de courte durée, car Harden, une fois sorti de prison, met sur pied un stratagème pour faire tomber Eulenburg et Von Moltke. Il s'associe à un éditeur bavarois, Anton Städele, et fait publier par celui-ci un article frauduleux qui affirme que Eulenburg lui aurait versé un million de marks pour qu'il cesse ses attaques. Harden s'empresse d'attaquer son comparse Städele en justice et transforme le tribunal en scène publique pour relater les détails de l'affaire Eulenburg. Au procès, il fait témoigner des amants d'Eulenburg afin d'engager un autre procès, pour parjure cette fois-ci, Eulenburg ayant juré sous serment n'avoir jamais violé le §175. La combine fonctionne, et le 7 mai 1908, Eulenburg est inculpé de parjure. Mais après de nouveaux procès s'étalant jusqu'en 1909, il ne sera finalement jamais condamné, feignant la maladie et s'évanouissant aux séances de tribunal.

Guillaume II
de Prusse
Fin 1908, un autre scandale, étouffé celui-ci, montre le désarroi dans lequel se trouvait le Kaiser. Guillaume II commet une énorme gaffe diplomatique en accordant un entretien au journal anglais The Daily Telegraph, dans lequel il expose ses vues sur les relations anglo-allemandes et leur rivalité dans la conquête des mers. La publication de l'interview déclenche un scandale au Reichstag, tant dans les rangs des adversaires d'une détente anglo-allemande que d'autres politiciens qui ne voyaient pas d'un bon oeil la divulgation de la stratégie allemande dans la presse britannique. Dépité, Guillaume II se retire dans son domaine de la Forêt Noire pour une partie de chasse. C'est là que lors d'une fête, le Comte Dietrich von Hülsen-Häseler, le chef du Secrétariat Militaire, se donne en spectacle après le repas et exécute un "pas seul" vêtu d'un tutu de ballerine.

Il amuse la galerie jusqu'à ce qu'il tombe raide mort sous les yeux du Kaiser, victime d'un arrêt cardiaque. Guillaume II quitte précipitamment la salle pour ne pas être vu, et tente d'étouffer l'affaire. Elle ne passera pas au grand public, mais l'Empereur, déjà miné par l'affaire Eulenburg et le scandale de l'interview au Daily Telegraph, ne supportera pas ce nouvel esclandre et s'enfoncera dans une dépression nerveuse. Un hôte de la soirée écrit : "En Guillaume II j'ai vu un homme qui, pour la première fois de sa vie, avec des yeux pétrifiés d'horreur, dût regarder le monde tel qu'il était vraiment."


4. Les répercussions de l'affaire Eulenburg

Les répercussions de l'affaire Eulenburg peuvent être constatées à de nombreux niveaux : c'est en effet aux multiples procès découlant de l'affaire Eulenburg que l'on doit la propagation du néologisme "homosexuel" dans le public. Dans les éditoriaux des journaux allemands, on parle de "clique homosexuelle" entourant l'empereur Guillaume II. D'innombrables articles et dessins de presse sont publiés, et introduisent pour la première fois le terme "homosexuel" au grand public, et ce dans tous les pays d'Europe - un mot qui n'était utilisé jusqu'alors que par les psychiatres.

Dessin de presse
1907
La crédibilité des hommes politiques et des institutions est ébranlée. L'idée que l'homosexualité est quelque chose de contagieux et de néfaste qui peut mener le pays à la ruine, qui peut saper les piliers des institutions, rompre les barrières entre les classes, sabrer les hiérarchies administratives et militaires entre dans les esprits. Un député du Reichstag affirme que les révélations de l'affaire Eulenburg "remplissent la nation allemande entière de répulsion et de haine." Le Parti Socialiste profite du scandale pour attaquer l'Empereur et insiste sur la "dégénérescence du pouvoir" en affirmant que l'homosexualité est un "produit de la décadence." Après avoir soutenu les revendications de Hirschfeld, voilà les socialistes qui retournent leur veste et passent dans le camp des homophobes. L'image des institutions est non seulement fortement compromise au niveau national, mais encore au niveau international. En France, on parle déjà du "vice allemand" et on saute sur l'occasion pour attaquer son voisin. En Angleterre, on se fait un peu plus discret par pudibonderie victorienne, mais la presse lance tout de même quelques attaques contre les mœurs des hommes au pouvoir en Allemagne.
L'affaire Eulenburg ne peut être considérée comme un simple scandale de mœurs. Ses répercussions ont été si fortes dans la société allemande et sur la scène internationale que de nombreux historiens l'ont directement mis en relation avec l'entrée en guerre de l'Allemagne en 1914. Bien entendu, les causes de la Première Guerre mondiale relèvent d'un ensemble de faits extrêmement complexes, et il serait hors de propos d'affirmer que l'affaire Eulenburg a été seule responsable de l'entrée en guerre de l'Allemagne. Mais elle en a sans aucun doute été l'un des vecteurs. Dans une époque caractérisée notamment par de fortes rivalités économiques et militaires entre les grandes puissances européennes et une course à l'armement, l'honneur national était au premier plan des préoccupations. Les valeurs de la société allemande étaient fortement secouées, les normes culturelles sens dessus dessous, et l'anxiété palpable tant dans le public et la presse que parmi les sphères dirigeantes. La confiance du peuple était au plus bas et l'honneur de la nation bafoué. Guillaume II avait perdu en Eulenburg un conseiller intelligent et pacificateur. On voyait logiquement l'homosexualité, au côté du féminisme et du judaïsme, comme des agents néfastes et conspirateurs qui menaient la nation à la ruine. Comme toujours lorsqu'il se sent acculé, le pouvoir réagit en désignant des boucs émissaires parmi les minorités dérangeantes. C'est un combat qui s'insère dans un courant plus large, de structures sociales désuètes qui rejette la modernité, un combat qu'on retrouve aussi à Vienne, où la noblesse s'accroche à ses privilèges et s'oppose au "libéralisme-citadin-et-juif".

Sur le plan psychologique, la manière dont l'affaire Eulenburg a été relatée dans la presse a grandement contribué à forger la notion d'une sexualité "normale" et "anormale" dans les mentalités. D'autre part, la diffusion du mot "homosexuel" dans le public de toute l'Europe a aussi fait prendre conscience à beaucoup de gens attirés par des représentants de leur sexe qu'ils pouvaient constituer un ensemble de personnes aux affinités semblables, bien qu'atteintes d'un vice ou d'une maladie, d'une inversion sexuelle, d'une déviance psychologique. Dans son ensemble, l'affaire Eulenburg a encouragé les gens à se sonder au niveau de leur orientation sexuelle sur un plan national et international, tout en stigmatisant cette orientation comme une maladie. Les théories de Krafft-Ebing et de Freud, qui circulent depuis Vienne, appuient avec autorité l'idée d'une maladie psychique.


5. Vienne : le suicide du colonel Alfred Redl

En Autriche, un scandale retentissant secoue aussi les institutions : celui du colonel Alfred Redl (1883-1913). Comme l'affaire Eulenburg, il reflète lui aussi le climat d'homophobie qui régnait à Vienne à cette époque. Redl est un jeune homme d'origine modeste qui se fait admettre à l'école militaire des jeunes aristocrates austro-hongrois. Officier très ambitieux, il monte vite en grade. En 1898, il tombe amoureux du jeune Stefan Hromodka. Afin de pouvoir entretenir son amant, il accepte de l'argent proposé par les Russes. Plus tard, il devient chef des services secrets de l'Autriche-Hongrie. Les agents de la Russie arrivent à prendre des photos compromettantes et le font tomber dans un piège.

Colonel Alfred
Redl (1883-1913)

Redl cède au chantage et livre les plans de guerre de son gouvernement, notamment ceux des forteresses de Galicie, ainsi que les noms des agents autrichiens en Russie. Il est rapidement démasqué. Mais l'état-major veut éviter le scandale d'un procès et contraint Redl à se suicider en 1913 dans une chambre d'hôtel à Vienne. Les Autrichiens devront changer leurs plans de bataille, ce qui contribuera à leur défaite durant la Première Guerre mondiale. Sans cette trahison, l'Autriche aurait vraisemblablement pu conserver la Galicie et conquérir la Serbie. Comme l'ont relevé certains historiens, l'affaire Redl aurait une fois de plus répandu l'idée que les homosexuels posaient des problèmes de sécurité nationale. Cela a notamment servi d'argument pour persécuter les homosexuels dans l'administration américaine par les équipes du sénateur MacCarthy dans les années 1950 aux Etats-Unis.


6. Invisibilité, répression policière et suicide

Au niveau de la vie sociale homosexuelle, il faut souligner le rôle capital joué par la révolution industrielle, qui a permis à des milliers d'homosexuels de s'extirper des structures familiales rurales et de se retrouver indépendants dans l'anonymat des grandes villes. Dans toutes les métropoles européennes, il existe une culture homosexuelle souterraine, formée d'associations secrètes, de réseaux cachés. A Vienne, le Klub der Vernünftigen (Club des Raisonnables), à Rome un Club degli ignoranti (Club des Ignorants), à Bruxelles des Réunions philanthropiques, à Cambridge la Société des Apôtres. La prostitution est très répandue autour des casernes, ou dans des villes portuaires comme Hambourg ou Marseille. Les jardins du Prater à Vienne et le Tiergarten de Berlin, tout comme les Tuileries à Paris ou Hyde Park à Londres, sont le théâtre de rencontres nocturnes.
Comme le montre Hirschfeld dans son ouvrage Les homosexuels de Berlin, l'amour entre hommes se caractérise avant tout par son invisibilité sociale. Punissables de prison, étiquetées "déviantes" par la psychiatrie, et condamnées tant par l'Eglise réformée que par l'Eglise catholique et orthodoxe, sans oublier la religion juive, les relations entre personnes de même sexe étaient le sujet tabou par excellence, toujours dans le contexte plus étendu de la répression sexuelle générale. Mis à part une poignée d'artistes de cabaret et des téméraires comme Alfred Brand, personne n'osait afficher ouvertement son uranisme. Hirschfeld lui-même restait extrêmement discret sur ses préférences sexuelles et se retranchait derrière sa fonction de psychiatre, même si elles ne faisaient aucun doute étant donné ses intérêts scientifiques. Ses détracteurs le surnommaient d'ailleurs "Tante Magnesia".
Magnus Hirschfeld

Dans le public, on ne pouvait concevoir positivement une relation entre deux hommes sur le plan sexuel ou amoureux. La catégorisation des sexes était d'une rigidité implacable. Il y avait d'un côté les hommes, de l'autre les femmes, à qui étaient assignés des rôles bien précis. Ceux qui n'entraient pas dans ces moules étaient étiquetés débauchés, déviants, invertis, pervers, malades. Il n'y avait pas de place pour des personnes différentes dans la société si ce n'est la prison ou l'asile psychiatrique, ni de vocabulaire si ce n'est les termes médicaux ou les grossiers épithètes dérogatoires connus de tous exprimant le vice et la dépravation. Ceux qui se reconnaissaient homosexuels étaient pris de remords, se torturaient la conscience, et ne trouvaient souvent pas d'issue à leur dilemme. On recense en cette période 1906-1907 pas moins de six suicides d'officiers homosexuels qui subissent les pressions de maîtres chanteurs à Berlin. En 1908, Magnus Hirschfeld écrit qu'il a sauvé au moins 20 homosexuels du suicide. Suite à l'affaire Eulenburg, les inculpations au nom du §175 s'intensifient. La brigade des mœurs sévit, et nombreux sont les hommes condamnés à des peines de prison.



*****

NOTA BENE: les ouvrages utilisés pour ce travail sont répertoriés dans la bibliographie 

Ce travail est l'oeuvre de Stéphane Riethauser. Il sera publié en 10 parties sur le blog Les Toiles Roses avec son autorisation. Qu'il en soit chaleureusement remercié. Stéphane est joignable sur le site de lambda éducation.



Lire le précédent billet : cliquez ici.




par Stéphane RIETHAUSER



6. Sexe et Caractère de Otto Weiniger

En 1903, Otto Weiniger (1880-1903) publie Geschlecht und Charakter (Sexe et Caractère), qui le rend célèbre du jour au lendemain. Pour Weiniger, toutes les cellules sont sexuées. Il avance la théorie d'une bisexualité omniprésente dans tous les organismes vivants. D'abord véritable thèse scientifique publiée sous le titre Eros und Psyche, il l'augmente de théories racistes et misogynes avant sa diffusion dans le public sous son titre actuel. Ce deviendra un pamphlet dans lequel il exprime sa haine des Juifs et des femmes, affirmant qu'ils n'ont pas d'âme et qu'ils sont immoraux. Pour lui, être Juif n'est pas être d'une race mais une attitude mentale qu'il faut surmonter. Méprisant ses propres traits féminins et ses origines juives, Weiniger est le type même du refoulé : sa misogynie et son antisémitisme proviennent d'une haine de soi aiguë. Jeune esprit tourmenté, Weiniger détestait les salles de bal et les bordels, et aspirait s'élever par ses prouesses intellectuelles. Il se convertit au protestantisme en été 1902. En 1903, alors qu'il n'a que 23 ans, il se suicide dans la maison où est décédé Beethoven, moins d'un an après la parution de sa thèse. Peu d'informations existent quant aux préférences sexuelles de Weiniger, mais on sait qu'il partage les goûts du poète Stefan George et de Hans Blüher. Sa trajectoire de vie et ses écrits ne laissent pas supposer qu'il aimait les femmes.

7. Sigmund Freud et le "but sexuel normal"


Sigmund Freud
(1856-1939)

En 1905, Sigmund Freud (1856-1939), déjà célèbre pour L'interprétation des rêves (1899), publie les Trois essais sur la théorie sexuelle (Drei Abhandlungen zur Sexualtheorie). Mille exemplaires brochés sont vendus en 4 ans, et quatre mille autres entre 1910 et 1920. Ce livre rend Freud impopulaire dans les milieux conservateurs. La bonne société viennoise le juge immoral et obscène, et cesse de saluer son auteur dans la rue. Mais fort de quelques idées dérangeantes, son livre a finalement plus contribué à sa renommée qu'il ne l'a discrédité.

L'ouvrage de Freud est révolutionnaire sur un point : celui de la théorie de la sexualité infantile. Personne auparavant n'avait ébauché de théorie allant dans ce sens, l'enfant étant jusqu'alors considéré comme asexué. Selon Freud, l'enfant est un "pervers polymorphe" à la sexualité anarchique. Celle-ci s'exprime sur toutes les zones du corps sans but précis, puis sur des objets sexuels. A adolescence, l'instinct sexuel se transforme après les modifications physiques (maturation des organes) et les inhibitions psychiques (éducation, pudeur, dégoût), pour arriver au désir du sexe opposé: au "but sexuel normal". Si le schéma d'évolution est interrompu ou mal vécu, par accident ou par prédisposition, apparaissent les "aberrations sexuelles" - titre évocateur du premier essai du recueil, dans lequel Freud consacre de longues pages à l'"inversion", qui, selon lui, est une perversion et un arrêt dans le développement de la sexualité.

Les théories de Freud confirment la tendance dans l'approche de l'homosexualité. Comme ses prédécesseurs Krafft-Ebing ou Ellis, Freud ne voit pas l'homosexualité comme quelque chose de criminel et de condamnable. Ce n'est plus un péché ou une dépravation qui mérite la punition, mais une infirmité ou un déficit sexuel qu'il faut tolérer, voire guérir. L'homosexuel est considéré comme un primitif, un attardé de la vie sexuelle, qui a échoué dans un développement harmonieux de sa sexualité.

En ouverture de ses Trois Essais, Freud justifie l'attirance des sexes opposés en se référant à une "fable poétique", selon lui "la plus belle illustration de la théorie populaire de la pulsion sexuelle" (qui n'est autre que le discours d'Aristophane sur les sphères androgynes, tiré du Banquet de Platon). Pour Freud, le désir de l'élément mâle de rejoindre l'élément femelle explique l'amour hétérosexuel chaste, le "but sexuel normal". Le reste n'est que déviance et inversion. Freud passe sous complet silence l'amour masculin encensé tout au long des discours de Platon. Ses oeillères morales viennoises l'empêchent-elles de voir ce qui pourtant saute aux yeux tout au long de cette apologie de la pédérastie ? Quelques lignes seulement après la mention de l'espèce androgyne, Platon écrit que "cette disposition était à deux fins : si l'étreinte avait lieu entre un homme et une femme, ils enfanteraient pour perpétuer la race, et, si elle avait lieu entre un mâle et un mâle, la satiété les séparerait pour un temps, ils se mettraient au travail et pourvoiraient à tous les besoins de l'existence. C'est de ce moment que date l'amour inné des hommes les uns pour les autres". Si Freud n'avait pas frauduleusement cité Platon pour jeter les bases de sa théorie du "but sexuel normal", on pourrait extrapoler que le cours de la psychanalyse et le destin de bon nombre d'homosexuels en aurait été changé. En interprétant le discours d'Aristophane à sa guise et en lui substituant sa propre conception de l'homosexualité, Freud ne fait pas preuve de beaucoup de rigueur analytique. Si le "divin" Platon (c'est ainsi que Freud le qualifie à la fin de la préface à la quatrième édition des Trois Essais) avait loisir de lire l'ouvrage de Freud, de voir ainsi décrit l'amour entre hommes, de voir ainsi utilisé son Banquet, à n'en pas douter, il se retournerait dans sa tombe.

Freud déclare son animosité à l'encontre de Hirschfeld et refuse d'écrire dans l'Annuaire sur les états sexuels intermédiaires, comme il le déclare dans une lettre à Jung datée du 25 février 1908 . Il reproche notamment à Hirschfeld d'être perverti parce qu'il a des relations avec des prostitués masculins. Freud pense qu'il est aberrant de vouloir donner des droits aux homosexuels, qu'il considère comme des infirmes. Il reviendra pourtant sur ses propos en 1922, lorsqu'il acceptera finalement d'apposer sa signature aux côtés de celles de Einstein, Mann, Hesse, Zweig et d'autres sur une pétition de Hirschfeld réclamant l'abolition du §175.

Deux visions cohabitent chez Freud : d'un côté, une largesse d'esprit qui admet comme naturelle la sexualité polymorphe de l'enfant, de l'autre des présupposés moraux qui assignent à la sexualité de l'adulte un but "normal". Tout au long de son ouvrage, qu'il augmentera par trois fois (1910, 1915, 1920), Freud ne démord pas de sa vision infundibuliforme faisant tout converger vers cet inamovible "but sexuel final". Son esprit pourtant scientifique est aveuglé par les injonctions sociales de "normalité". Bien qu'il ait l'honnêteté d'avouer en conclusion que "nous sommes loin d'en savoir (...) suffisamment pour former à partir de connaissances fragmentaires une théorie qui permette de comprendre aussi bien le normal que le pathologique" , c'est par cette distinction même entre "normal" et "pathologique" qu'il fera le plus grand tort aux personnes homosexuelles, en les classant dans cette dernière catégorie.

En 1910, Freud publie Un souvenir d'enfance de Léonard de Vinci et rattache l'homosexualité du génie italien à une double cause : d'une part le refoulement de l'amour pour sa mère et la fuite loin des femmes par fidélité à l'image maternelle, d'autre part l'élection de sa propre personne "comme idéal à la ressemblance duquel il choisit ses nouveaux objets d'amour". "Il est ainsi devenu homosexuel, mieux, il est retourné à l'auto-érotisme, les garçons (...) n'étant que des personnes substituées et des éditions nouvelles de sa propre personne enfantine."

En 1911, Freud résume sa théorie de l'homosexualité dans Cinq psychanalyses (cas n°4, Président Schreber) : "Ceux qui, plus tard, deviennent des homosexuels manifestes sont des hommes n'ayant jamais pu se libérer de cette exigence que l'objet doive avoir les mêmes organes génitaux qu'eux-mêmes."

Freud revient une dernière fois sur l'homosexualité en 1935, quatre ans avant sa mort, dans une lettre à une mère, publiée dans sa correspondance (9 avril), où il réaffirme sa théorie de l'arrêt du développement. Freud écrit que l'homosexualité n'est "ni un vice ni un avilissement et on ne saurait la qualifier de maladie." Il se montre prudent quant à des chances de guérison par traitement, mais n'y est pas formellement opposé.

L'opinion de Freud sur l'homosexualité va marquer durablement l'opinion publique pendant des décennies en la stigmatisant d'une part comme un arrêt dans le développement, une perversion, d'autre part en la décrivant avec la plume du scientifique comme un phénomène purement sexuel, omettant d'y associer les affinités du cœur, les sentiments, la tendresse, l'amour. Dans les Trois Essais, Freud ne fait pas une seule fois référence à l'amour, si ce n'est en mentionnant l'absence de chapitres relatant la "vie amoureuse des enfants" dans les ouvrages des autres scientifiques de l'époque, et ceci dans une note infra-paginale. Même si on peut louer le psychiatre viennois de ne pas considérer l'homosexualité comme une maladie en tant que telle, force est de constater que c'est bien lui qui a consacré avec le plus d'influence l'entrée de l'amour entre hommes dans la sphère de la pathologie.


8. Les disciples de Freud : Ferenczi, Jung, Adler et Groddeck

En 1906, celui qui deviendra un grand psychanalyste et la tête de file de ce mouvement en Hongrie, le Docteur Sandor Ferenczi, ne connaît pas encore les travaux de Freud lorsqu'à l'âge de 33 ans, il présente à l'Association des Médecins de Budapest un texte qui demande l'abolition des sanctions pénales contre les homosexuels en Hongrie. Il prend ouvertement parti pour les homosexuels qu'il appelle "Uraniens" et il conseille à ses collègues de s'associer aux campagnes du Comité Humanitaire Scientifique de Hirschfeld. Il élabore une théorie de la bisexualité et considère l'homosexualité comme naturelle.

Sandor Ferenczi
Mais en 1907, il découvre les travaux de Freud et est ébloui. Il consacre deux articles au livre de Freud et dès 1909, il publie ses Nouvelles remarques sur l'homosexualité où il se rétracte dans ses propos, affirmant que l'homosexualité est "une névrose étroitement apparentée à l'impuissance : les deux ont en commun la fuite devant la femme". Il se distance également de Hirschfeld en écrivant que "la théorie du troisième sexe a été inventée par les homosexuels eux-mêmes", qu'il qualifie de "résistance sous forme scientifique", avant de conclure que "la responsabilité de l'homosexualité incombe au refoulement de l'hétérosexualité". En 1911, il publie L'homoérotisme : nosologie de l'homosexualité masculine où il renforce encore la théorie de l'arrêt dans le développement. Enfin, en 1932, dans sa Présentation abrégée de la psychanalyse, Ferenczi classe l'homosexualité parmi les "perversions sexuelles les plus fréquentes".
Il est intéressant de constater que de tous les écrits de Ferenczi réunis dans ses œuvres complètes, son vibrant plaidoyer originel pour les homosexuels n'est pas inclus. Il faut attendre 1983 pour qu'il soit réédité en France. On voit que, dans le domaine de l'homosexualité au moins, l'influence de Freud sur Ferenczi a été désastreuse, et que la postérité n'a retenu de lui que ses analyses faisant suite à la découverte des écrits du maître viennois.
Carl Gustav Jung, le psychiatre suisse, ne portait pas les homosexuels dans son cœur, comme en témoigne une lettre qu'il écrit à Freud en 1911, en parlant d'un médecin hollandais, un certain Docteur Römer : "C'est le chef de tribu des homosexuels, le Hirschfeld hollandais (...) Il n'est, comme tous les homosexuels, pas un plaisir." Après sa rupture avec Freud, Jung ne s'intéressera plus beaucoup à la sexualité.
C. G. Jung
En 1917, le Docteur Alfred Adler publie Le problème de l'homosexualité, perpétuant la stigmatisation pathologique des homosexuels. "L'homosexualité est la négation de la volonté humaine dans un de ses points les plus sensibles ; car la volonté humaine porte d'une façon vivante en elle l'idéal d'une perpétuation. Ce simple fait suffit pour imposer l'hétérosexualité en tant que norme et pour placer toute perversion, y compris la masturbation, au rang du crime, de l'égarement ou du péché".
En 1920, un ancien disciple de Freud, le Docteur Georg Groddeck (1866-1934) publie Le Livre du Ça, un livre sous forme de lettres écrites à une amie, dans lequel il expose les problèmes de l'âme et du corps. La lettre n° 27 est consacrée à l'homosexualité. Groddeck évoque l'amour de la Grèce antique et mentionne certains Evangiles, où les jeunes gens posaient leur tête sur la poitrine du Seigneur. "Nous restons aveugles devant tous ces témoignages. Nous ne devons pas voir ce qui crève les yeux." Selon Groddeck, le désir homosexuel est universel et est inné en chacun de nous. "Pour tous, pour moi-même, il y a eu une période de notre vie où nous avons accompli des efforts surhumains pour étouffer en nous cette homosexualité tant décriée en paroles et en écrits. Nous ne réussissons même pas à la refouler et pour pouvoir soutenir ce mensonge incessant, quotidien, nous apportons notre appui à la flétrissure publique de l'homosexualité, allégeant d'autant notre conflit intime." Groddeck trouve ridicule de chercher des causes à l'homosexualité et se distance nettement de Freud sur ce point. Ce dernier rejettera ces propos certes plus polémiques que scientifiques - mais toutefois empreints d'un bon sens fort dérangeant -, tout en empruntant à son ancien disciple le terme du "ça" pour l'opposer au "moi" dès 1923 dans Le Moi et le Ça . Sur la durée, les affirmations du Docteur Groddeck n'ont joui de presque aucun écho. Les théories de Freud demeureront et influenceront durablement l'opinion publique jusqu'à nos jours.

9. La psychiatrie, nouvelle autorité

Les théories de Freud et de ses acolytes consacrent la reprise de la question homosexuelle par la psychiatrie des mains du pouvoir religieux. Amorcé par le Siècle des Lumières et la Révolution française, puis par les théories de Darwin, l'effritement de l'autorité de l'Eglise a laissé la voie libre aux scientifiques, qui, forts d'un nouveau vocabulaire, assoient leur autorité en la matière. Certes les actes de caractère homosexuel ne perdent pas entièrement leur connotation pécheresse, mais c'est à ce moment de l'Histoire que ce qui était jusqu'alors uniquement considéré comme un crime contre nature et contre Dieu devient une "déviance psychologique" clairement définie. D'actes blasphématoires et criminels isolés commis par un individu, les relations entre personnes du même sexe relèvent à présent de "l'homosexualité", et font entrer celui ou celle qui les pratique dans une nouvelle catégorie, celle des "invertis", des "pervers", des "déviants". On reconnaît à présent ces perversions sexuelles même à l'état latent. Conscientes ou inconscientes, ces émotions anormales relèvent toujours d'une condition psycho-sexuelle déviante. Sans ôter totalement son autorité morale à l'Eglise, la psychiatrie n'a fait que s'ériger en une instance autoritaire supplémentaire pour juger de manière péjorative l'amour entre hommes, et ce sous le couvert des progrès de la science.

Georg Groddeck


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NOTA BENE: les ouvrages utilisés pour ce travail sont répertoriés dans la bibliographie 

Ce travail est l'oeuvre de Stéphane Riethauser. Il sera publié en 10 parties sur le blog Les Toiles Roses avec son autorisation. Qu'il en soit chaleureusement remercié. Stéphane est joignable sur le site de lambda éducation.



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par Stéphane RIETHAUSER


1. Les premières théories médicales

C'est un médecin lausannois, Samuel Auguste Tissot, qui parmi les premiers s'est penché sur la sexualité en tant que médecin. Tissot est célèbre dans toute l'Europe, notamment pour ses traités sur l'épilepsie et la fièvre bilieuse, mais surtout pour son Avis au peuple sur la santé, traduit en treize langues. Voltaire et Rousseau, tout comme le Roi de Pologne et l'Electeur de Hanovre, le veulent pour médecin. Avec son Essai sur les maladies produites par la masturbation, qui paraît en 1760, il lance les premières attaques médicales contre la masturbation, en affirmant que l'onanisme est non seulement une maladie mais un crime. Extrait de ses "observations cliniques" :



Samuel Tissot
"C'est un tableau effrayant propre à faire reculer l'horreur. En voici les principaux traits : un dépérissement général de la machine ; l'affaiblissement de tous les sens corporels et de toutes les facultés de l'âme ; la perte de l'imagination et la mémoire, l'imbécillité, le mépris, la honte ; toutes les fonctions troublées, suspendues, douloureuses ; des maladies longues, bizarres, dégoûtantes ; des douleurs aiguës et toujours renaissantes ; tous les maux de la vieillesse dans l'âge de la force... Le dégoût pour tous les plaisirs honnêtes, l'ennui, l'aversion des autres et de soi ; l'horreur de la vie, la crainte de devenir suicide d'un moment à l'autre." Tissot trouve en Jean-Jacques Rousseau un fervent admirateur, le Genevois lui écrit des lettres enflammées : "Bien fâché de n'avoir connu plus tôt le Traité de la Masturbation... Je sais que nous sommes faits, vous et moi, pour nous entendre et nous aimer. Tous ceux qui pensent comme nous sont amis et frères... Je suis à vos pieds, Monsieur." Le traité sur la masturbation de Tissot est l'un des premiers best-seller à caractère médical et sexuel : il se vend sans interruption jusqu'au début du XIXe siècle et marque durablement les esprits.
Un autre médecin va faire entendre sa voix depuis la France : en 1857, le docteur Ambroise Tardieu publie ses Etudes médico-légales sur les attentats aux m?urs, qui listent les symptômes de cette "pratique contre nature". "Je ne reculerai pas devant l'ignominie du tableau," écrit-il avant de se lancer dans le portrait d'une "infâmie" qu'il associe étroitement à la "délinquance". Il décrit des pédérastes efféminés et clinquants, et distingue entre les "actifs" et les "passifs", en soulignant les caractéristiques de ces derniers : petites dents, lèvres déformées, rectum "infundibuliforme".

Autre son de cloche en Allemagne, où le médecin Johann Ludwig Casper est le premier qui en 1852 avance la théorie que l'attirance des hommes pour les hommes est innée. Casper dénie à l'Etat le droit d'intervenir dans des questions de morale. Ses conseils n'auront pas grand écho. Une quinzaine d'années plus tard, en 1869, un autre point de vue médical se fait entendre par la plume du médecin allemand Karl von Westphal, qui publie un article décrivant l'amour entre hommes comme un "sentiment sexuel contraire". Von Westphal suggère que ce phénomène est une maladie mentale et conseille de traiter les personnes qui en souffrent plutôt que de les punir de prison.


2. Kertbeny invente le terme "homosexualité"

C'est le 6 mai 1868 que les mots "homosexualité" et "hétérosexualité" apparaissent pour la première fois par écrit en allemand, dans une lettre que le psychiatre et sexologue hongrois établi à Vienne Károly Mária Kertbeny (1824-1882) adresse à Karl Heinrich Ulrichs. En 1869, dans une lettre ouverte au ministre prussien de la justice qui fait l'apologie d'une dépénalisation de l'homosexualité, Kertbeny utilise le terme de manière publique pour la première fois.



K. M. Kertbeny
Vocable formé des mots grec "Homo" (même) et latin "sexus" (sexe), ce néologisme à la consonance si clinique va changer beaucoup de choses dans l'approche du phénomène. Il faudra attendre le début du XXe siècle pour que le terme s'impose et supplante ses concurrents "uranisme", "inversion", "ou sentiment sexuel contraire". Les termes "homosexualité" et "hétérosexualité" n'entreront dans la langue française qu'en 1891.

"L'homosexualité" traduit un nouveau regard et une nouvelle attitude mentale par rapport à la question. Certes, l'acte relève toujours de la débauche, du péché ou de la déviance dans les esprits, mais à partir de ce moment, le phénomène est considéré aussi comme une maladie. Souffrant déjà de l'opprobre social et moral et de la surveillance policière, voilà l'amour entre personnes du même sexe épinglé par la médecine. Même si le mot "homosexualité" ne fait que s'ajouter à une liste d'épithètes dérogatoires bien trop longue ("bardache", "bougre", "castor" (XVIe-XVIIe), "culiste", "infâme", "tante" (XVIIIe), "rivette", "corvette", "persilleuse", "sodomite" ou "pédéraste" (XIXe)), il a l'avantage d'être porté par les voix autoritaires des médecins. Il s'affirme aisément par son caractère scientifique, parce qu'il a un contraire, "hétérosexualité", et qu'il cerne clairement une "déviance" sexuelle. En cela, il est la source d'une modification d'envergure dans la perception de la question. Avec une double connotation libératrice et répressive : d'une part il permettra, lorsqu'il passera dans le grand public, à une certaine partie de la population de se reconnaître et de s'organiser, de l'autre, il désigne à la fois des individus isolés, les étiquetant de "malades", et un mal social à combattre à tout prix. Bien loin de faire songer à l'amour, malgré les tentatives de certains comme Magnus Hirschfeld, l'homosexualité a été perçue au tournant du siècle de façon croissante comme une menace contre l'ordre établi, contre la reproduction, contre la productivité capitaliste, et contre le modèle si étroitement défini de la famille bourgeoise. En lui-même, en n'en référant qu'à la sexualité à proprement parler, il attire bien maladroitement l'attention sur ce seul aspect.


3. Le Psychopatia Sexualis de Richard Von Krafft-Ebing

En 1886, l'année du suicide de Louis II de Bavière, Richard Von Krafft-Ebing (1840-1902), un psychiatre allemand installé à Graz en Autriche, publie un mince ouvrage en latin qui va énormément marquer les esprits : Pyschopatia Sexualis. Comme son titre l'indique, l'ouvrage considère l'homosexualité comme une forme de dégénérescence. C'est Krafft-Ebing qui le premier présente concrètement l'homosexualité sous l'angle médical. Il définit l'homosexualité comme "une tare névro-pyschopathologique" ou un "stigmate fonctionnel de dégénérescence". Même si Krafft-Ebing se prononce contre la criminalisation des actes homosexuels, il n'en demeure pas moins qu'il place l'homosexualité au rang des maladies mentales, et qu'il fait l'amalgame entre crimes sexuels et actes à caractère érotique (homosexualité, travestisme, fétichisme ou exhibitionnisme). Krafft-Ebing va jusqu'à qualifier l'érotisme de "déviance". Catholique fervent, son refus de la sexualité est presque total : la seule fonction naturelle de la sexualité est de propager l'espèce.



Von Krafft-Ebing
Fils d'un célèbre avocat de Heidelberg, le baron Krafft-Ebing exerce comme psychiatre légiste, criminologue et expert auprès des tribunaux. Il est le psychiatre le plus réputé à Vienne, et a parmi ses patients le Kronprinz Rodolphe - ses conseils n'éviteront cependant pas à l'hériter de la couronne d'Autriche-Hongrie de se suicider. Juste avant que Louis II de Bavière ne se donne la mort par noyade, il avait averti le médecin personnel du roi de prendre garde aux tendances suicidaires de son patient. Dès 1892, Krafft-Ebing occupe pendant dix ans la chaire de psychiatrie de l'Université de Vienne, la plus importante d'Europe. C'est à Krafft-Ebing qu'on doit le terme de "masochisme", qu'il forge d'après le nom et les écrits du romancier Leopold von Sacher-Masoch (1836-1895), et qu'il associe au sadisme, qui lui tire son origine d'un autre écrivain connu pour ses écrits pornographiques scandaleux, le Marquis de Sade.
Le Pyschopatia Sexualis de Krafft-Ebing connaît un énorme succès. Rapidement traduit en sept langues, il atteint sa douzième édition en 1902 au moment de la mort de son auteur et sa dix-septième en 1924. Il est encore aujourd'hui disponible en librairie. Ce livre va avoir une influence capitale sur le monde de la psychiatrie, en décrétant ce qui est sain et normal et ce qui est déviant en matière de sexualité pendant des décennies. Krafft-Ebing influencera Sigmund Freud sur bien des points, mais s'attirera l'hostilité de ce dernier en 1896 pour avoir dénigré sa première étude sur la sexualité infantile en la qualifiant de "fable" ("Märchen"), ce qui ne l'empêchera pas de soutenir la candidature de Freud à un poste de professeur par deux fois. Sans succès, puisque Freud devra attendre 1903 et la promesse du don d'un tableau de l'une de ses patientes, Marie Ferstel, au Ministre de l'Education von Hartel pour orner la galerie qu'il projetait d'ouvrir, afin de décrocher le titre de "professeur extraordinarius".

Krafft-Ebing publie un autre ouvrage en 1894, Le mâle sexuel déviant devant la cour de justice dans lequel il affirme que "de tels dégénérés n'ont pas le droit à l'existence dans une société bourgeoise réglée (...) Ils mettent grandement la société en danger, et ce tout au long de leur existence. La science médicale n'a pas trouvé le moyen de guérir ces victimes d'une tare organique. Ils doivent être écartés absolument, bien qu'il ne faille pas les considérer comme des criminels - ce sont des malheureux qui méritent la pitié."

4. L'inversion sexuelle de Havelock Ellis

En 1897, le Docteur Havelock Ellis, un médecin anglais, publie en Angleterre
L'inversion sexuelle. Dans cet ouvrage, il dresse la liste de plusieurs figures historiques, de Michel-Ange à Verlaine, en passant par Ulrichs et Hirschfeld. Hétérosexuel, Ellis n'a rien contre les homosexuels, mais prône plutôt l'abstinence. Il veut aider l'inverti à bien se porter, et reste sceptique quant aux soins qu'on peut apporter aux homosexuels. Son livre est qualifié d'obscène et est saisi et détruit sur ordre du procureur de Londres. Les travaux de Havelock Ellis connaîtront malgré tout leur public, et influenceront Freud.


Havelock Ellis

5. Magnus Hirschfeld, instigateur du premier mouvement de libération homosexuelle en Allemagne

Magnus Hirschfeld (1868-1935) est un neurologue juif allemand qui a voyagé dans le monde entier avant de s'établir à Berlin. En 1896, à l'âge de 28 ans, il publie sous le pseudonyme de Th. Ramien Sappho et Socrate et s'engage contre les discriminations dont sont victimes les homosexuels.
Le 14 mai 1897, Hirschfeld fonde avec l'aide de l'éditeur Max Spohr (1850-1905) et le juriste Eduard Oberg (1858-1917) le Comité Scientifique Humanitaire (CSH), le premier groupe socio-politique organisé pour lutter contre les discriminations qui frappent les hommes qui aiment les hommes. Il lance une pétition avec trois objectifs : 1) abolir le §175, 2) expliquer au grand public le caractère de l'homosexualité, 3) intéresser les homosexuels eux-mêmes à la lutte pour leurs droits. Hirschfeld se présente comme un docteur, un psychiatre, un scientifique (qu'il était), mais ne s'affiche pas ouvertement comme homosexuel (qu'il était aussi).
Magnus Hirschfeld
Le 13 janvier 1898, le Reichstag débat de la pétition du CSH qui demande l'abolition du §175. C'est August Bebel, un ancien ouvrier devenu le chef du parti social-démocrate qui la défend devant le Parlement, usant notamment de l'argument du nombre considérable d'homosexuels dans toutes les couches de la population. Si le §175 était appliqué à la lettre, les prisons de la nation seraient rapidement surpeuplées. Mais l'assemblée est sourde à ses arguments : la proposition est rejetée par la majorité.
En 1898, Hirschfeld réédite les écrits de K.H. Ulrichs, qui avait sombré dans l'oubli, et en 1899, il publie à Berlin le premier des 23 volumes de son Annuaire sur les états sexuels intermédiaires (Jahrbuch für Sexuelle Zwischenstufen), dans laquelle il élabore sa théorie du "troisième sexe". Cet annuaire recense de nombreux articles traitant de la question homosexuelle, écrits par des spécialistes de toutes les disciplines. On peut y trouver notamment une biographie de Heinrich Hössli par Ferdinand Karsch, parue en 1903. Un autre contributeur à la revue de Hirschfeld est Richard Von Krafft-Ebing qui publie en 1901 un article affirmant que certains homosexuels peuvent être "normaux", réfutant ainsi les théories qu'il avait ébauchées quelques années plus tôt.
En 1903, Magnus Hirschfeld publie une étude sur des étudiants et des ouvriers allemands dans laquelle il établit que 2,2 % des 6'611 hommes interrogés sont homosexuels, ce qui, appliqué à l'échelle nationale, revenait à dire que plus de 1,2 million d'Allemands étaient homosexuels. On le poursuivit en justice, mais il bénéficia d'un non-lieu en raison du caractère scientifique de son étude.
En 1904 paraît sous la plume de Hirschfeld Les homosexuels de Berlin, qui analyse les problèmes que soulèvent les pratiques du point de vue de la loi et de l'opinion. Hirschfeld n'y expose que des "faits", comme il l'écrit dans son avant-propos, et déclare suivre une démarche scientifique. Il ne s'implique pas personnellement, mais fait recours à des témoignages anonymes. Il rapporte ce qu'il constate dans ses entretiens ou lors de ses visites dans des endroits fréquentés par les homosexuels, dans des dîners, des bars, ou des bains. Il décrit le milieu de la prostitution, les petites annonces, les rencontres dans les parcs de la capitale, notamment ce qui se passe la nuit au Tiergarten. Il dénonce le chantage dont sont victimes de nombreux uraniens, et montre ainsi les effets pervers du §175. Hirschfeld insiste sur la nature de l'uranien, et non sur sa sexualité. Il montre comment les homosexuels restent invisibles, en calquant leur comportement sur celui de la majorité, mais aussi comment ils vivent dans leurs réunions secrètes. Hirschfeld conclut sur l'universalité de l'homosexualité et lance un plaidoyer pour l'acceptation de cette nature. En 1906, les théories de Hirschfeld font des adeptes à Vienne. L'ingénieur Joseph Nicoladoni et le psychanalyste Wilhelm Stekel tentent de créer l'antenne autrichienne du Comité Scientifique Humanitaire de Hirschfeld , mais sans succès.
Frontispice de l'édition
française (1908)

Malgré quelques revers, l'activité de Hirschfeld s'avère de plus en plus payante. Son Comité Scientifique Humanitaire fait des adeptes au niveau international. Des dizaines de milliers d'exemplaires de l'imprimé Was soll das Volk vom dritten Geschlecht wissen (Ce que le peuple doit savoir sur le troisième sexe) sont diffusés. Des dizaines de discours publics sont tenus dans toutes les villes allemandes d'importance. Les récoltes de signatures se succèdent pour faire pression sur les membres du Reichstag et faire tomber le §175. Rien qu'en 1904, Hirschfeld envoie sa pétition à tous les médecins du Reich, soit 30'000 personnes. Seuls 2'000 d'entre eux répondent favorablement.


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par Stéphane RIETHAUSER


1. La Révolution française abolit les sanctions pénales

En France, suite à la Révolution de 1789, l'Assemblée Constituante adopte en 1791 le nouveau code pénal et supprime les relations entre personnes de même sexe de la liste des délits, tout comme le blasphème, la magie ou le sacrilège. Une tendance confirmée par la promulgation du Code Napoléon en 1810. C'est le Duc de Cambacérès (1753-1824), un amateur de garçons plutôt flamboyant proclamé deuxième Consul par Napoléon, qui rédige les nouveaux codes civil et pénal. Napoléon est pleinement conscient de l'orientation affective de son second. Bien que son complice et protecteur, Napoléon lui conseillera tout de même de s'afficher avec une femme pour faire cesser les railleries à son sujet. Mais en France, l'absence de poursuites au niveau légal n'implique pas pour autant une plus grande acceptation morale des relations entre hommes, qui restent extrêmement mal jugées par la bourgeoisie, les autorités religieuses et par la population, qui a déjà derrière elle plusieurs siècles de conditionnement homophobe.

Cambacérès
(1753-1824)
Si l'Autriche de l'Empereur Joseph II a aboli la peine de mort pour sodomie en 1787, une loi héritée du Saint-Empire Germanique, la peine reste la prison à vie avec travaux forcés jusqu'en 1852. En 1813, la Bavière suit l'influence du Code Napoléon, et sur les recommandations du juriste Anselm von Feuerbach, (à ne pas confondre avec son homonyme le peintre (1829-1880)) dépénalise les relations entre personnes de même sexe. L'état de Hanovre l'imite en 1840. Mais en 1851, la Prusse, le plus puissant Etat d'Allemagne, introduit le §143 du code pénal qui punit de prison "la débauche contre nature", à savoir la sodomie. Une année plus tard, l'Autriche criminalise les relations sexuelles entre femmes, mais réduit par la même occasion les peines frappant les relations entre hommes. En Angleterre, sous le règne de la Reine Victoria, la peine de mort est abolie en 1861 et transformée en prison à vie, jusqu'au "Labouchère Amendment" de 1885 qui punit la "gross indecency" (grossière indécence) de 2 ans de travaux forcés.
Avec l'essor de la Révolution industrielle et la migration croissante de la population vers les villes, des changements interviennent dans les structures sociales. Libérés des contraintes familiales de la vie de rurale, de plus de plus d'hommes profitent l'anonymat des cités pour jouir de leurs pulsions homosexuelles, même si celles-ci doivent se vivre dans la clandestinité. Car la loi sanctionne durement les "écarts" et le monde bourgeois impose une morale stricte, basée sur la famille et une séparation nette des rôles masculins et féminins. L'économie et l'éthique bourgeoise n'ont qu'un mot d'ordre : produire et reproduire.

2. Suisse : Heinrich Hössli, pionnier du mouvement de libération homophile
Dans la Suisse du XIXe siècle, la plupart des cantons alémaniques punissent les relations entre personnes de même sexe de peines allant de un à quatre ans de prison. Toutefois, grâce à l'influence du Code Napoléon, elles ne sont pas poursuivies pénalement dans les cantons de Genève, Vaud, et Valais, ainsi qu'au Tessin. L'avènement de la Suisse moderne et la Constitution de 1848 ne changent pas la donne et laissent les cantons libres de légiférer en matière de droit pénal. Il faudra attendre le Code Pénal fédéral de 1942 pour que les relations entre personnes de même sexe ne soient plus punissables de prison à l'échelon national.
Heinrich Hössli
C'est le Glaronnais Heinrich Hössli (1784-1864) qui peut être considéré comme étant à l'origine du mouvement de libération de l'amour entre hommes en Suisse et en Allemagne. Décorateur d'intérieur, chapelier et grand couturier respecté dans le monde de la mode féminine en Suisse, homme d'affaires à succès, marié et père de deux enfants, Hössli publie en 1836 à Glaris le premier volume d'Eros, die Männerliebe der Griechen (L'amour entre hommes chez les Grecs), un ouvrage qui retrace l'Histoire de l'amour entre hommes dans les domaines de l'éducation, la littérature et la législation, de la Grèce antique au début du XIXe siècle, en passant par les pays islamiques. On y trouve aussi une liste d'hommes célèbres aimant les hommes. Dans la préface, Hössli écrit : "Ton silence ou ta parole décidera à présent de ta propre destinée d'homme et, punition ou bénédiction, te guidera jusqu'au delà de la vie. Ecris, bon Dieu ! Ou sois jugé, et accablé de remords pour l'éternité." Les mots de Hössli sont le reflet de l'opprobre social et juridique qui recouvre les relations entre personnes de même sexe en Suisse centrale à cette époque, et témoignent du courage qu'il fallait pour oser se pencher sur ce thème. Hössli publiera le second tome de son livre à Saint-Gall deux ans plus tard, les autorités de Glaris lui déniant le droit de le publier sur leur sol. Il mourra avant de pouvoir achever le troisième volume de son oeuvre. L'ouvrage de Hössli est révolutionnaire dans la mesure où il est le premier livre de l'époque moderne à défendre sans détour l'amour entre hommes et à retracer quelques aspects de l'histoire sciemment oubliés ou falsifiés par d'autres. Et également parce qu'il va avoir un impact considérable sur l'autre grand précurseur du mouvement de libération homophile, l'allemand Karl Heinrich Ulrichs.

3. Karl Heinrich Ulrichs : le premier coming-out de l'époque moderne

Influencé par l'ouvrage de Hössli, Karl Heinrich Ulrichs (1825-1895), juriste et assesseur au tribunal du royaume de Hanovre, publie en 1864 sous le pseudonyme de Numa Numantius Recherches sur l'énigme de l'amour entre hommes. Dans son ouvrage, il invente le terme d'"uranisme" (qui tire sa racine de "Ourania", l'autre nom de la déesse Aphrodite, mentionné dans le discours de Pansanias dans le Banquet de Platon) Ulrichs nomme "Urninge" ("uraniens" ou "uranistes" en français) les hommes qui aiment les hommes, "Dioninge" les personnes qui aiment le sexe opposé, et "Urninden" les femmes qui aiment les femmes. Il considère ces personnes comme faisant partie d'un "troisième sexe", et avance la théorie de l'âme féminine dans un corps masculin, et réciproquement.



Karl Heinrich Ulrichs
En 1866, la Prusse de Bismarck (1815-1898) et de Guillaume Ier envahit et annexe le royaume de Hanovre. Au service du royaume, Ulrichs est accusé d'activités subversives et emprisonné. Ses écrits sont saisis. Bismarck avait des vues bien précises sur les relations entre hommes : si l'on acceptait la sexualité entre mâles, des problèmes d'autorité et de hiérarchie pouvaient surgir, mettant en péril l'armée, l'administration, la justice et la police.
Le 29 août 1867, un mois après sa sortie de prison, Ulrichs récolte un peu d'argent auprès de certains de ses amis uraniens pour entreprendre le voyage à Munich, où se déroule alors la conférence annuelle des juristes allemands. Durant son discours, il est raillé lorsqu'il affirme que l'uranisme devrait être toléré socialement plutôt que condamné. C'est le premier "coming-out" en tant qu'acte politique, la première fois dans le monde moderne où un homosexuel s'affirmant comme tel prend la parole en public afin de réclamer la liberté sexuelle et amoureuse. Ses collègues le conspuent et l'empêchent de finir son discours. C'est le scandale : Ulrichs est forcé de se retirer. Pour ne pas perdre son honneur, il participe tout de même à la réception qui clôt la conférence, même si la plupart de ses collègues l'évitent et ne lui adressent pas la parole. Ulrichs est forcé de quitter Munich et se réfugie à Würzburg, où il continue de publier, sous son vrai nom cette fois, la suite de ses Recherches. En 1868, dans Gladius Furens, il relate l'incident de Munich et publie la totalité de son discours. Quelques années plus tard, autour de 1870, il tente de fonder une revue uranienne du nom de Prométhée, mais il échoue par manque de soutien. Il quitte l'Allemagne en 1880 pour l'Italie où il finira ses jours.
Deux ans après le scandale de Ulrichs à Munich, Karl Marx envoie à Engels le livre de Ulrichs. Engels lui répond dans une lettre du 22 juin 1869 : "Les pédérastes commencent à découvrir qu'ils sont un groupe puissant dans notre Etat. Ce qui leur manque est une organisation, mais elle a l'air d'exister déjà, bien qu'elle soit cachée. Et puisqu'ils peuvent compter sur l'appui de nombreuses personnalités, dans les anciens comme dans les nouveaux partis, leur victoire semble assurée. 'Guerre aux cons, paix aux trous-du-cul' dira-t-on dorénavant. C'est encore une chance que nous soyons personnellement trop vieux pour avoir à craindre de payer un tribut de notre corps à la victoire de ce parti. Mais la jeune génération ! Soit dit en passant, il n'y qu'en Allemagne qu'un type pareil (Ulrichs) peut se manifester, transformer la cochonnerie en théorie", écrit-il, avant de conclure en affirmant que "nous autres, pauvres amateurs de femmes, nous aurons à passer un mauvais moment."
Friedrich Engels
Dans l'un de ses derniers livres, De l'origine de la famille, de la propriété privée et de l'Etat (1884), Engels se prononce sur l'homosexualité des Grecs : "Ils s'enfoncèrent dans la répugnante pédérastie et avilirent leurs dieux non moins qu'eux-mêmes avec le mythe de Ganymède."


4. L'assassinat psychiatrique de Louis II de Bavière

En 1864, le roi Louis II de Bavière (1845-1886) monte sur le trône à l'âge de 19 ans. Dès l'adolescence, il découvre son attirance pour les hommes et en est traumatisé. Ses Carnets secrets n'ont été publiés qu'en 1986, cent ans après sa mort. Fiancé à Sophie d'Autriche, la soeur de l'Impératrice Sissi, il ne supporte pas l'idée du mariage et demande aux médecins un certificat d'inaptitude. Toute sa vie, pris d'épouvantables remords, il lutte contre la masturbation et ses penchants affectifs.

Louis II de Bavière
Il quitte Sophie d'Autriche après s'être épris de son bel écuyer Richard Horning - une rencontre majeure dans sa vie - qu'il nommera son secrétaire particulier et emmènera partout avec lui en voyage. L'idylle durera 16 ans, avant que Horning se marie et se voie chassé. Louis II s'éprend alors d'un jeune officier, le baron de Varicourt, puis d'un acteur. Il a des relations régulières avec ses valets, qu'il fait parfois battre lorsqu'ils le délaissent. Louis II n'aime ni la chasse, ni la politique ni la guerre. Il évite ses conseillers, préférant la compagnie de ses domestiques aux affaires du royaume. Personnalité tourmentée, constamment en état de dépression, il invite des hôtes imaginaires à sa table : Louis XIV, Louis XV ou Marie-Antoinette. Angoissé, il boit souvent du champagne toute la nuit, il organise des séjours dans son chalet de montagne avec de jeunes paysans, ou se fait donner des représentations de théâtre dans une salle vide. Il fait construire ses fabuleux palais de Neuschwanstein et Linderhof (qui inspireront notamment Walt Disney), et de Herrenschiemsee, pastiche de Versailles. Il raffole de décoration intérieure et des arts. Sa passion pour la musique est développée. Il apprécie tout particulièrement Wagner, à qui il écrit des lettres passionnées (on recense plus de 600 lettres entre les deux hommes).
Impuissant, Louis II assiste à l'ascension de la Prusse de Bismarck et à l'annexion du royaume de Bavière dans le nouveau Reich allemand. En 1869, ce qui est à présent la Confédération d'Allemagne du Nord adopte le §152, qui reprend le texte du §143 du code prussien. Louis II a des raisons d'être dépité : en sus d'être classées "déviantes" par l'ordre moral, ses pratiques sont à présent illégales et punissables de prison. En 1871, au terme de la Guerre Franco-Allemande, l'Empire Allemand est proclamé à Versailles. Le §152 du code pénal allemand est remplacé par le §175 du code du nouveau Reich.
Au mois de juin de 1886, une conspiration établit un rapport médical sur l'état mental de sa Majesté le Roi Louis II de Bavière afin de pouvoir l'interner. Le rapport ne fait aucune allusion à son homosexualité, même si son faible pour les hommes est connu dans tout le royaume. Quatre jours après la rédaction du rapport, le gouvernement bavarois le dépose en invoquant sa folie. Louis II est interné, et l'on appointe le régent, son oncle, alors que Othon Ier, le frère cadet de Louis II, est officiellement Roi de Bavière. Othon était déjà enfermé pour folie et homosexualité - on lui connaît des agressions à l'encontre de ses serviteurs, comme son frère, et des déclarations pornographiques. Le lendemain de son internement, Louis II se suicide par noyade. Selon Thomas Szasz, l'apôtre de l'anti-psychiatrie, l'internement de Louis II a été "le premier assassinat psychiatrique commis avec succès et au grand jour sur un personnage important."


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NOTA BENE: les ouvrages utilisés pour ce travail sont répertoriés dans la bibliographie 

Ce travail est l'oeuvre de Stéphane Riethauser. Il sera publié en 10 parties sur le blog Les Toiles Roses avec son autorisation. Qu'il en soit chaleureusement remercié. Stéphane est joignable sur le site de lambda éducation.



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par Stéphane RIETHAUSER




1. La Renaissance ou le culte de la beauté masculine

Pendant la Renaissance, sous l'influence du néoplatonisme, doctrine forgée par le prêtre et humaniste toscan Marsile Ficin qui a traduit Platon en tentant de concilier le paganisme des anciens et la morale chrétienne, promue au rang de philosophie officielle à Florence par Laurent de Médicis, alors que la loi et le discours institutionnel condamnent toujours fermement la sodomie et autres "actes contre nature", l'amour des garçons retrouve une place de choix dans la littérature, la peinture et la sculpture. L'exaltation et la glorification du corps masculin par Michel-Ange (1475-1564) dans la plupart de ses chefs-d'œuvre en est la plus vibrante démonstration. A Florence et à Rome, on ne peut cependant que se borner à discuter, voire à célébrer l'amour courtois, l'adoration spirituelle et chaste d'un jeune garçon, non à pratiquer "l'amour sodomite".

Léonard de Vinci

Léonard de Vinci, Vieillard et jeune garçon se faisant face, vers 1480
Léonard de Vinci (1452-1519), artiste et scientifique de génie, est dénoncé à l'âge de 24 ans pour avoir entretenu des relations avec un jeune homme de 17 ans, mais l'affaire est classée par manque de preuves. Plus tard, il prendra sous son aile dès ses 10 ans le jeune Gian Giacomo Caprotti qui restera auprès de son maître pendant 25 ans jusqu'à son départ en France. Sa discrétion quant à sa vie privée, l'absence de femme à ses côtés et surtout quelques œuvres de Léonard, telles que l'Allégorie du plaisir et de la peine, le Vieillard et jeune garçon se faisant face ou le Saint-Jean Baptiste (1513) laissent supposer ses inclinations affectives.
Michel-Ange, quant à lui, n'a jamais fait mystère qu'il ne vivait que pour ses passions et qu'elles consumaient sa vie et son œuvre : "Aime, brûle, car quiconque meurt n'aura point d'ailes pour gagner le ciel", écrit-il. Amoureux du beau, amoureux du corps masculin et amoureux de nombreux garçons, ses sculptures, peintures et dessins tout comme ses poèmes scandent avec une puissance divine la force du désir. Du célèbre David (1500), devenu l'icône gay par excellence, à l'Esclave mourant (1515), en passant par les 20 Ignudi qui ornent les plafonds de la Chapelle Sixtine (1508-1510), l'artiste célèbre sans relâche dans son œuvre la beauté humaine, reflet de la beauté céleste.
Michel-Ange


Michel-Ange, David, 1500

Michel-Ange, Esclave mourant, 1515
En 1532, il rencontre le jeune Tommaso de Cavalieri, un jeune noble romain d'une infinie beauté dont il tombe éperdument amoureux et pour qui il écrit plus de trois cents sonnets, sonnets qui sont publiés modifiés bien après sa mort par son petit-neveu en 1623, en pleine Contre-Réforme, le pronom "elle" ayant remplacé le "il". Il faut attendre 1863 pour que les originaux puissent être imprimés pour la première fois. Ainsi, pour satisfaire aux exigences pudibondes d'une société intolérante et castratrice, les Sonnets ont véhiculé une fausse image des amours de Michel-Ange pendant près de 250 ans. Il n'en demeure pas moins que les fresques et les sculptures du génie florentin ont toujours été là et continueront à l'être pour témoigner de sa passion de la beauté des garçons.
Michel-Ange, Ingudo, Chapelle Sixtine, 1510
Un autre moyen de révéler son orientation homoérotique est de la rattacher à des célèbres mythes culturels. L'exemple le plus fréquent est certainement le rapt de Ganymède par Zeus, représenté par d'innombrables artistes, dont Michel-Ange. Ganymède, il en est fait mention plus haut, qui servait aussi à désigner l'amant plus jeune dans une relation pédérastique, et qui est employé comme référent homosexuel par des auteurs comme William Shakespeare (1564-1616) ou Christopher Marlowe (1564-1593), deux auteurs incontournables, qui, dans le théâtre comme la poésie (voir les Sonnets), pour le premier, et notamment dans sa célèbre pièce sur Edward II d'Angleterre, pour le second, thématisent l'homosexualité. On retrouve également d'autres mythes sur lesquels divers artistes arriment une volonté d'exprimer une sensibilité homosexuelle, tels que Apollon et Hyacinthe, Achille et Patrocle, Hercule et Acheloüs, Narcisse, ou encore Saint Sébastien, élevé aujourd'hui encore au rang de symbole gay.

Michel-Ange, Ganymède, copie d'après l'original perdu, 1532


Un peu plus tard, à l'aube de l'âge baroque, les tableaux à la sensualité provocante de Michelangelo Merisi, mieux connu sous le nom de "Caravage" (1571-1610), se démarquent du néoplatonisme du début de la Renaissance. Sans vergogne, Caravage expose avec crudité le désir masculin à travers les corps aguicheurs de ses jeunes modèles romains. Dans son Narcisse (1496), le Joueur de luth (1596), le Jeune garçon mordu par un lézard (1597), mais aussi le Jeune garçon avec un bélier, entre autres peintures, la sensibilité homophile est exprimée plus qu'ouvertement. L'Amour vainqueur (1602), reproduit ci-contre, révèle un violent érotisme en mettant en scène un ange à la sexualité incarnée qui foule aux pieds les symboles de la guerre, de la musique et de la littérature. Cette représentation rompt avec la tradition des anges asexués et laisse voir sans ambiguïté les fantasmes pédophiles du peintre.

Caravage,
Amour Vainqueur, 1598


Calvin
2. La Réforme protestante et les guerres de religion

Lorsque la Réforme protestante s'installe, au fil des XVIe et XVIIe siècles, Martin Luther ne manque pas d'accuser le clergé catholique de s'adonner à la sodomie dans son Avertissement aux chers Allemands, paru en 1531. La suspicion d'homosexualité est employée pour discréditer ses opposants, à l'image des Cathares, appelés parfois aussi "bougres" ou "bougerons", ou des Templiers, qui ont fait quelques siècles auparavant l'objet des mêmes accusations, tout comme le Pape Boniface VIII, que Philippe le Bel fait passer pour un hérétique et un sodomite, les protestants anglais qui discréditaient les papistes en référence au célibat des prêtres, ou encore le Genevois Théodore de Bèze, contre qui est menée une campagne de diffamation de la part des catholiques, qui se basent sur ses poèmes de jeunesse pour lui reprocher une supposée homosexualité.
A la même époque, en 1532, l'Empereur Charles Quint promulgue le premier code pénal du Saint Empire Romain-Germanique, dont l'article 116 stipule que tous ceux qui "s'adonnent à la luxure", humain avec animal, homme avec homme, femme avec femme, doivent être brûlés, alors que les Pays-Bas eux aussi punissent la sodomie de la peine capitale. Et dans la Genève de Calvin, les "actes contre nature" sont sévèrement réprimés : ainsi, entre 1555 et 1670, dans la Rome protestante, on recense plusieurs exécutions d'hommes et de femmes pour ce motif, par décapitation, pendaison ou noyade.
Les guerres de religion font rage en Europe. Henri III (1551-1589), Roi de France dès 1574, tente un temps de concilier catholiques et protestants par une politique de tolérance, mais sans succès. Ce qui ne l'empêche point de profiter sans retenue de sa vie privée et d'afficher son homophilie de manière outrancière. Incapable de donner un héritier au trône, entouré d'une cour de "mignons" qui suscite moult railleries, il ne donne guère l'image du roi que son entourage attend. Pierre de L'Estoile, rédacteur du Journal pour le règne d'Henri III (1576), décrit ainsi ces favoris qui ne font que soulever l'indignation du peuple et des hautes sphères du pouvoir : "Le nom de mignons commença en ce temps à trotter par la bouche du peuple, auquel ils étaient fort odieux, tant pour leurs façons de faire qui étaient badines et hautaines, que pour leurs fards et accoutrements efféminés et impudiques, mais surtout pour les dons immenses et libéralités que leur faisait le roi, que le peuple avait l'opinion d'être la cause de leur ruine (…) Ces beaux mignons portaient leurs cheveux onguets, frisés et refrisés par artifice, remontant par-dessus leurs petits bonnets de velours, comme font les putains de bordeau. (…) Leurs exercices étaient de jouer, blasphémer, sauter, danser, volter, quereller et paillarder, et suivre le roi partout et en toutes compagnies, ne faire, ne dire rien que pour lui plaire."
Henri III
Dans l'aristocratie, comme dans toute position dominante, des relations homosexuelles pouvaient être tolérées dans le cadre d'une sexualité où le maître choisit son partenaire, fille ou garçon, pour autant que ce dernier s'apparente au sexe faible et qu'il soit dominé tant socialement que physiquement. Ainsi, de jeunes prostitués, pages, valets ou apprentis étaient souvent l'objet du plaisir des seigneurs, des maîtres artisans, des membres du clergé ou des artistes. Il faut aussi relever que les relations sexuelles entre jeunes gens, apprentis, moines ou domestiques, étaient fréquentes et rendues possibles par une certaine promiscuité, tout comme par la difficulté d'accéder aux femmes avant le mariage.

3. L'inlassable chasse aux sodomites

Il n'en reste pas moins que les pulsions homosexuelles, tant dans leur expression artistique que dans le quotidien des villes et des campagnes, sont confinées au secret et ne doivent jamais être nommées comme telles, au risque de s'exposer aux sanctions pénales. La société chrétienne et patriarcale ne peut en effet tolérer qu'on vienne ébranler les valeurs sur lesquelles elle repose. La chasse au sodomite poursuit inlassablement son cours : tout au long du XVIe et du XVIIe siècle, on recense des centaines de condamnations au bûcher à travers toute l'Europe, de la France à l'Italie, en passant par l'Allemagne, l'Espagne, l'Angleterre ou l'Irlande. Le phénomène gagne même les colonies : en 1636, la colonie de Plymouth (dans le Massachusetts actuel) édicte une loi qui condamne la sodomie par le bûcher. Les autorités portugaises font de même au Brésil en 1646.

4. Le siècle des Lumières et l'émergence de la morale bourgeoise

Le XVIIIe siècle voit apparaître une nouvelle figure de l'homosexuel : le libertin flamboyant et efféminé. Graduellement, la sodomie est perçue comme un "goût" plutôt qu'un vice, même s'il demeure sujet à railleries et constitue toujours une menace pour la cellule familiale façonnée par la nouvelle morale bourgeoise. Selon le lieutenant de police Lenoir, on recenserait à Paris, qui comptait à cette époque 600'000 habitants, plus de 20'000 sodomites autour de 1730, et selon d'autres sources policières, 40'000 quelques années plus tard. Des assemblées de cette étrange confrérie se réunissent dans les cabarets du faubourg Saint-Antoine, et les rencontres nocturnes au Jardin des Tuileries ne sont un mystère pour personne. De l'autre côté de la Manche, à Londres, les "molly houses" bourgeonnent dans le quartier du parc Saint James. Dans ces lieux, on boit, danse, drague ou parodie le monde "normal". Se positionnant délibérément en marge de la société, ces intrépides messieurs se réapproprient les injures populaires, parlent au féminin ou se font appeler "tante" ou "madame".

Les "molly houses", lieux de rencontres
libertines typiques à Londres
Si l'on assiste encore à quelques exécutions de sodomites Place de la Grève à Paris, leur nombre diminuera au gré de l'avancée du siècle, les dernières, celles qui virent périr Jean Diot et Bruno Lenoir, étant signalées en 1750. A partir de 1730, l'usage du vocabulaire reflète un tournant : on parle de moins en moins de "sodomite" et de plus en plus de "pédéraste" et surtout d'"infâme", ce dernier terme étant en France celui qu'on retrouve dans les rapports de police. Le "crime contre Dieu et la nature" se banalise progressivement et rejoint la liste des autres délits. La philosophie des Lumières gagne du terrain au détriment de l'Eglise. Voltaire (1694-1778), dans l'article sur l'amour socratique de son Dictionnaire philosophique (1764), trouve des excuses à la pédérastie, mais affirme néanmoins que c'est "une loi qui anéantirait le genre humain si elle était appliquée à la lettre".
Voltaire
(1694-1778)
Jean-Jacques Rousseau (1712-1778), de son côté, narre dans ses Confessions par deux fois son horreur devant les avances d'un garçon. Une attitude qui, aux côtés de sa vénération de la famille chrétienne, cautionne ainsi d'une certaine manière l'ordre bourgeois. Diderot (1713-1784), quant à lui, confesse que "tout ce qui est ne peut être ni contre nature ni hors nature" dans un texte posthume. Le "vice" tend donc à se désacraliser au profit d'une nouvelle morale bourgeoise, familiale, sociale et scientifique, dont les philosophes des Lumières sont les principaux promoteurs, Rousseau en tête. Une nouvelle éthique qui ne va pas pour autant conférer aux hommes épris des hommes une liberté plus grande en matière de sexualité, la répression morale continuant de sévir, même si, comme nous allons le voir, la Révolution française, dans un mouvement pionnier en Europe, va décriminaliser les actes sexuels entre personnes du même sexe.
Jean-Jacques Rousseau
(1712-1778)

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NOTA BENE: les ouvrages utilisés pour ce travail sont répertoriés dans la bibliographie 

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par Stéphane RIETHAUSER


1. Le christianisme et les premières persécutions

En 313, le christianisme devient religion d'Etat sous l'empereur Constantin. A partir de ce moment, les relations entre hommes vont être condamnées de manière grandissante. S'appuyant sur certains textes religieux, et soucieux de redresser la moralité d'une société jugée dégénérée, le pouvoir ne tarde pas à réprimer la "débauche". En 342, les lois de Constance et Constant prévoient la castration des homosexuels passifs. Les relations entre hommes prennent le statut de "crime contre la dignité humaine", puis de "crime contre nature" notamment sous l'influence de Saint-Augustin (354-430). Enfin, les lois appliquées sous les règnes de Théodose (379-395) et de Justinien (527-565), sont les premières du genre à prévoir le bûcher pour de tels actes.

La chute de l'Empire romain et la montée en puissance du christianisme sanctionnent une révolution dans l'histoire des relations entre hommes : à la différenciation entre rôles actif et passif, entre chasteté et non-chasteté, entre romantisme et absence de romantisme, se substitue, sans la nommer comme telle encore, la différenciation entre hétérosexualité et homosexualité, qu'il ne faut pas omettre de replacer dans une période d'instabilité politique, économique et sociale avec les invasions barbares, et de lire à travers l'attitude sociale toujours plus suspecte à l'égard de la sexualité et de l'érotisme en général, la morale chrétienne s'opposant de manière virulente à l'hédonisme gréco-romain.


2. Les condamnations bibliques


Dans l'Ancien Testament, certains passages condamnent sans réserve les pratiques homosexuelles, à commencer par le livre IX de la Genèse dans lequel la ville de Sodome est détruite par un déluge de feu, parce que ses habitants avaient hébergé deux anges à l'apparence de garçons, ou dans le Lévitique, qui fixe la loi : "L'homme qui couche avec un mâle comme on couche avec une femme, tous deux ont fait une abomination, ils seront mis à mort, leur sang est sur eux." (XX, 13). On ne recense aucun passage où Jésus condamne ces pratiques, le Christ étant plutôt ouvert et tolérant à l'égard des péchés sexuels.

Constantin
 
Précisons que les condamnations bibliques sont appliquées avec plus ou moins de circonspection selon les régions et les périodes, encore que les données exactes font souvent défaut quant au nombre de poursuites réellement engagées, ce à quoi il faut ajouter que les textes condamnent tout aussi fermement d'autres comportements, tels que la consommation de porc ou de lapin, certains modes vestimentaires ou la coupe des cheveux et de la barbe. Comme c'est le cas à toutes les époques, le pouvoir opère une sélection dans les textes pour réprimer ce qu'il considère comme nuisible. L'argument principal contre les comportements "déviants", au-delà de la simple et formelle condamnation biblique, était qu'ils ne menaient pas à la reproduction, menaçaient l'ordre public, la jeunesse, la survie de la famille et de la civilisation. S'adonnant à des actes "contre nature" -- argument à la consonance implacable quoique ne reposant sur rien de concret, repris de nos jours encore à tort et à travers --, bouc-émissaires de choix au même titre que les Juifs, les homosexuels sont tenus pour responsables des maux de la société. Le sodomite, qui remet en cause l'ordre "naturel" créé par Dieu, commet un sacrilège : en bouleversant la hiérarchie des rôles et des genres, il met en danger l'ordre social. En outre, d'autres facteurs pouvaient engendrer une répression accrue de l'homosexualité, telle que la panique morale liée aux épidémies de peste, comme ce fut le cas à Venise, où au milieu du XIVe siècle, la sodomie apparaît comme le crime le plus grave.
Jésus-Christ et Saint Jean.

Allemagne, vers 1320. Cette représentation très sentimentale de l'amitié entre Jésus et un jeune Saint Jean évoque les amitiés passionnées communes aux moines du Moyen-Âge et la vision romantique d'auteurs comme Saint Aelred de Rielvaux
3. La culture homoérotique refait surface

Globalement, de la fin de l'Empire romain au XIIIe siècle, la répression est présente mais inégale en Occident. Parenthèse porteuse d'ouverture, on assiste, entre les Xe et XIIe siècles, en contrepoint à une urbanisation croissante, à la reprise du commerce, et à l'ouverture d'universités dans de nombreuses régions européennes, à une réémergence d'une certaine culture homoérotique. L'amour courtois existe aussi entre hommes, comme en témoigne la littérature chrétienne de l'époque (cf. Saint-Anselme, Saint-Bernard de Clairvaux, Saint-Aelred de Rielvaux, ou l'évêque Marbod de Rennes de l'école de Chartres, dont les poèmes vantant l'amour entre hommes sont diffusés en Europe), et plusieurs papes et hommes de pouvoir renoncent à poursuivre les actes homosexuels (cf. Synode de Latran 1059, Concile de Londres 1102, Décret de Gratien 1140). A l'époque, la prostitution masculine réapparaît, et le terme de "Ganymède", en référence au célèbre mythe grec qui voit le splendide fils du Roi de Troie enlevé par Zeus, devient synonyme du mot "gay" actuel. Le vocable de "sodomite" semble pour un temps relégué aux oubliettes, mais il ne tardera pas à revenir en force.
4. La montée de l'absolutisme et la répression

Dès le début du XIIIe siècle et jusqu'à la fin du XVIIIe siècle, l'absolutisme étatique et religieux s'impose de façon grandissante en Europe. Les principes théologiques s'immiscent toujours plus dans les codes législatifs séculiers. Avec les croisades, les sentiments xénophobes se répandent largement. A l'image des Juifs, qui se voient persécutés partout en Europe (cf. 4ème Concile de Latran 1215), les "sodomites" font l'objet de poursuites pénales partout sur le continent. Ainsi en Espagne, Alfonso X de Castille promulgue en 1256 un code civil qui punit de castration et de lapidation le "péché contre nature". Quelques années plus tard, à Orléans, un nouveau code pénal prévoit également la castration, l'ablation du pénis et le bûcher pour celui qui a commis le péché de sodomie, avant que Louis IX ne fasse pareil en 1270.
Souvent assimilée à l'hérésie, poursuivie sur tous les fronts par les tribunaux de l'Inquisition tout comme par les autorités séculières, l'homosexualité s'affirme plus nettement comme un crime contre l'ordre de la nature sous l'influence de Saint-Thomas d'Aquin (1225-1274). Théologien renommé et écouté, Saint-Thomas d'Aquin codifie la morale sexuelle chrétienne dans sa Summa Theologiae, et juge les actes entre personnes de même sexe "contre nature", dogme quasi irrévocable qui alimente la rhétorique de l'Eglise catholique aujourd'hui encore. Au début du XIVe siècle, Philippe Le Bel s'acharne contre les Chevaliers de l'Ordre des Templiers en les accusant d'hérésie et de sodomie et les fait massacrer. En Angleterre, le roi Edward II, qui ne faisait pas mystère de son amour pour Gaveston, est déchu, castré et exécuté en étant empalé par le rectum en 1327. Et en Italie, dès le début du XVe siècle, la sodomie est également sévèrement réprimée, notamment à Florence, qui instaure dès 1432 un tribunal spécial pour poursuivre les crimes de sodomie. Le fanatique moine dominicain Jérôme Savonarole prendra le relais à la fin du siècle avec ses prêches contre "l'abominable vice". Ce qui n'empêchera pas, comme nous le verrons dans le chapitre sur la Renaissance, des artistes et certains dignitaires de représenter ou de vivre leurs penchants homoérotiques. Dans la Suisse médiévale, les relations entre hommes sont punies à la même enseigne qu'ailleurs, comme en témoigne la mise au bûcher pour sodomie du chevalier von Hohenberg et de son valet devant les portes de la ville de Zurich en 1482.
La mise au bûcher du Chevalier von Hohenberg et son valet devant les
portes de la ville de Zürich, 1482

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NOTA BENE: les ouvrages utilisés pour ce travail sont répertoriés dans la bibliographie 

Ce travail est l'oeuvre de Stéphane Riethauser. Il sera publié en 10 parties sur le blog
Les Toiles Roses avec son autorisation. Qu'il en soit chaleureusement remercié. Stéphane est joignable sur le site de lambda éducation.


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par Stéphane RIETHAUSER

1. La pédérastie en Grèce antique

La Grèce antique est sou
vent assimilée au berceau et au paradis de l'homosexualité. D'aucuns l'imaginent comme un monde dans lequel les hommes étaient libres d'entretenir des relations avec d'autres hommes. Rien de plus faux. Les structures sociales et les lois en vigueur à Athènes réprouvaient ce que nous appelons aujourd'hui "l'homosexualité". L'amour entre hommes était considéré comme avilissant et indigne d'un citoyen honorable. Par contre, ce qui était autorisé, et même encouragé, c'était la relation entre un homme mûr et un adolescent. Erigé au rang d'institution, le rapport entre l'éraste (l'amant adulte) et l'éromène (l'aimé mineur, un jeune à peine pubère) constituait pour ce dernier un rite de passage à l'âge viril. Même si les liaisons n'étaient parfois pas dénuées de passion, elles avaient surtout valeur éducative. Ainsi, l'adulte prenait sous son aile un adolescent et le formait à la vie sociale et politique, tout en entretenant des rapports sexuels avec lui, sans que la notion de plaisir prenne le dessus sur les valeurs intellectuelles et morales de la relation. L'éromène était pris en charge par l'éraste dès ses 12 ans jusqu'à l'apparition de la première barbe vers l'âge de 18 ans.

Homme et jeune garçon,
vers 420 av. J.-C.

Eraste en action avec un éphèbe, vers 480 av. J.-C.
C'est donc de "paed-erastia" (pédérastie ou en allemand "Knabenliebe") et non d'"homosexualité" qu'il faut parler. L'adulte était en théorie toujours actif et transmettait sa semence à l'adolescent qui devait rester passif dans la relation sexuelle. Les Grecs de l'Antiquité, qui seraient aujourd'hui condamnés pour pédophilie, ne distinguaient pas entre homo et hétérosexualité, mais entre rôle actif et passif. Quant aux femmes, elles ne jouaient aucun rôle dans l'éducation des garçons, pas plus qu'elles n'intervenaient dans la vie sociale et politique. Dans l'ensemble, l'éducation des citoyens reposait sur ce principe d'initiation destinée à transformer un jeune garçon en digne citoyen. La plupart du temps, l'éraste était marié à une femme avec laquelle il entretenait des rapports à des fins procréatrices.
En méprisant les relations entre deux adultes - une condamnation morale et non pénale -, la Grèce antique définissait donc les pratiques homosexuelles de manière restrictive. Mais elle réservait une place de choix aux amours masculines : évoquées par la poésie, le théâtre, l'iconographie des vases ou la statutaire, elles étaient largement reconnues comme positives et valorisantes.
2. Rome, le culte de la virilité

A Rome, l'initiation sexuelle n'est plus au programme de l'éducation. Ce sont les femmes qui se chargent d'élever les garçons. Bien qu'on puisse en trouver des traces, les notions d'éraste et d'éromène ont presque disparu. "Vice grec" : ainsi les Romains nommaient-ils la pratique de sodomiser les garçons. Mais l'homosexualité n'était pas condamnée pour autant. Elle était même largement répandue, comme moyen symbolique pour renforcer la suprématie des citoyens libres dans la société. Car ce qui était répréhensible pour un citoyen libre sous la République, c'était d'entretenir une relation avec un semblable, non de jouir d'un esclave ou d'un prostitué, personnages inférieurs qui étaient à sa disposition. Le citoyen romain devait se caractériser par une virilité et une vaillance sans faille, à la guerre comme à la vie civile, et ne jamais subir l'humiliation d'être au service de quelqu'un, donc de toujours tenir le rôle actif dans la relation, fût-elle avec un homme ou une femme. Sénèque le résume ainsi : "La passivité sexuelle est un crime pour l'homme libre, une obligation pour l'esclave, un service pour l'affranchi."

Corydon et Alexis, Oreste et Pylade ou Castor et Pollux

Fontaine Ityphallique, marbre retrouvé à Pompéi
A partir du Ier siècle av. J.-C., la séduction des garçons libres réapparaît, à l'image du poète Catulle, épris du beau Juventius : "Si sur tes yeux doux comme le miel, Juventius, on me laissait mettre sans relâche mes baisers, j'en mettrais jusqu'à trois cent mille sans me sentir jamais rassasié." Horace, Tibulle, Properce, Lucrèce, eux aussi, racontent les tourments de l'amour des garçons, tout comme Virgile, dans sa fameuse Deuxième Bucolique : "Pour le bel Alexis, chéri de son maître, Corydon, un berger, brûlait d'amour, sans aucun espoir." (39 av. J.-C.). Les régimes changent, de celui de Jules César (100-44 av. J.-C.), surnommé "l'homme de toutes les femmes et la femme de tous les hommes", accusé de "passivité", à Auguste qui devient empereur en 27 av. J.-C., et Virgile publie L'Enéïde, où il rapporte notamment la légende des deux guerriers Nisus et Euryale, un homme mûr et un adolescent, qui puisent dans leur amour réciproque le courage de mourir en héros. Un couple mythique, à l'instar d'Achille et Patrocle.
Sous l'Empire, l'homosexualité et la bisexualité se répandent dans toutes les classes, sans règle et sans retenue, à l'image des empereurs eux-mêmes, de Tibère à Caligula, "prince de la dépravation", en passant par Néron le scandaleux qui fait châtrer un de ses esclaves avant de le prendre publiquement pour épouse. Témoins d'un siècle de vie sociale romaine, les fresques et les statues retrouvées sur les sites de Herculanum et Pompéi, conquises en 89 et 80 av. J.-C. et englouties sous les cendres et la lave du Vésuve en 79 ap. J.-C., montrent de nombreuses scènes de plaisir, parfois suggérées, parfois d'un réalisme plus percutant: du coït anal à des sexes gigantesques, en passant par de jeunes éphèbes languissants, le culte du phallus et de l'éros masculin est omniprésent.

Les femmes, même si elles pouvaient jouir ou souffrir des pulsions de bien des hommes, se bornaient à tenir leur rôle d'épouse et de mère, et n'étaient pas autorisées à avoir de relations entre elles.

Hadrien
(76-138 av. J.-C.)
Après la débauche de nombre de ses prédécesseurs, l'empereur Hadrien (76-138 ap. J.-C.) donne une tout autre image : il aime d'amour le bel Antinoüs (110-130 ap. J.-C.), un jeune Grec de Bithynie, qui l'aime en retour. Après la noyade de son amant dans le Nil à l'âge de 20 ans, Hadrien l'éleve au rang des dieux en faisant ériger un temple et une ville en sa mémoire. D'innombrables sculpteurs lui dressent des statues, des pièces de monnaie sont frappées à son effigie. Des jeux seront même organisés en sa mémoire pendant près de 200 ans. Antinoüs, devenu canon éternel de la beauté masculine.

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NOTA BENE: les ouvrages utilisés pour ce travail sont répertoriés dans la bibliographie 

Ce travail est l'oeuvre de Stéphane Riethauser. Il sera publié en 10 parties sur le blog Les Toiles Roses avec son autorisation. Qu'il en soit chaleureusement remercié. Stéphane est joignable sur le site de lambda éducation.

Antinoüs
(110-130 ap. J.-C.)

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par Stéphane RIETHAUSER


Aussi loin que remonte l'Histoire de l'humanité, les hommes entre eux et les femmes entre elles ont eu des rapports sexuels et amoureux. En tout lieu et en tout temps, on a vécu et pratiqué "l'homosexualité".

Cependant, il s'agit d'emblée de souligner que ce terme, généralement utilisé aujourd'hui pour qualifier les rapports entre deux personnes de même sexe, ne saurait être appliqué sans circonspection et sans préciser qu'il englobe une grande variété de relations qu'il s'agit toujours de redéfinir selon les différentes époques et civilisations.

Le Dieu Amon embrassant le roi Ramsès II, 1290-1224 av. J.-C.



Il n'est pas aisé de projeter l'amour entre personnes de même sexe dans le passé. Les sources, victimes des censeurs religieux et politiques à travers les âges, ne tombent pas sous la main. Deux approches historiques sont en concurrence : d'une part, la vision "constructionniste", qui si elle ne nie pas l'existence de personnes attirées par les membres de leur sexe dans le passé, postule que "l'homosexualité" étant un concept élaboré seulement à la fin du XIXe siècle, il était impossible de se construire une "identité homosexuelle" avant cette période. Ce n'est donc pas une même homosexualité qui traverse l'Histoire de manière inchangée : les mots pour la cerner, qui évoluent au gré des époques, racontent également l'histoire de l'homosexualité elle-même. Il s'agit de remettre cette pratique dans le contexte culturel de son époque, et non de projeter arbitrairement un concept moderne dans le passé. D'autre part, la vision "essentialiste", qui affirme également que les homosexuels ont toujours existé, mais qu'il leur était possible de se construire une identité autour de leur orientation sexuelle, malgré l'absence du vocable "homosexuel". Cette querelle doctrinale n'est pas d'une importance capitale. Les deux constructions théoriques se rejoignent somme toute sur l'essentiel : les hommes qui aiment les hommes et les femmes qui aiment les femmes ont toujours existé et continueront d'exister.
Homme et jeune garçon,
vers 420 av. J.-C.




Hadrien
(76-138 av. J.-C.)
Il faut préciser aussi que cette étude se penche exclusivement sur l'amour entre hommes, et passe la plupart du temps sous silence l'histoire de l'amour entre femmes, caractérisée elle par une carence plus grande encore au niveau des sources et par une trajectoire historique sensiblement différente.

Au terme "homosexualité", ce concept adopté par la médecine à la fin du XIXe siècle somme toute bien infortuné, a été préféré "amour entre hommes", dans l'espoir de recentrer le débat d'abord sur l'amour avant la sexualité, et de se démarquer des définitions juridiques et médicales qui, même si elles sont devenues incontournables, circonscrivent malheureusement le phénomène de manière prépondérante et biaisée.

Ce travail se propose de retracer l'histoire de l'amour entre hommes en Europe sous l'angle juridique, médical, social et culturel depuis l'Antiquité jusqu'à nos jours, avec en toile de fond le poids d'un double héritage : la culture gréco-romaine et la morale judéo-chrétienne. Si les paragraphes qui ouvrent l'étude se contentent de survoler les premiers siècles, un accent particulier est mis sur l'époque qui débute à la Révolution française pour finir à la montée du nazisme dans les années 1930 et la Deuxième Guerre mondiale.

K. M. Kertbeny
(1824-1882),
inventeur du mot
"homosexualité"
Dans un premier chapitre, il est brièvement fait état des relations entre hommes dans les sociétés pré-chrétiennes, notamment dans la Grèce et la Rome antiques. La deuxième partie retrace la montée du christianisme et le début des persécutions pendant le Moyen-Âge. Puis, dans un troisième chapitre, nous examinons les périodes de la Renaissance et de la Réforme protestante pour arriver au Siècle des Lumières avec l'apparition de la morale bourgeoise. Quatrièmement, c'est le monde moderne du XIXe siècle qui est passé en revue, avec notamment un panorama de la répression pénale des relations sexuelles entre hommes et la narration des parcours de deux pionniers du mouvement de libération homophile moderne, Heinrich Hössli et Karl Heinrich Ulrichs, ainsi que le destin infortuné du Roi Louis II de Bavière, symbole à bien des égards des vues de l'époque sur l'amour entre hommes. Dans le chapitre V, il est exposé comment la médecine, et en particulier la science nouvelle de la psychiatrie, a apposé le label "d'homosexuel" sur les personnes ayant des rapports intimes avec des membres de leur sexe, et ce avec une double tendance : alors qu'en Allemagne, sous l'impulsion de Magnus Hirschfeld, se constitue le premier mouvement socio-politique de libération homosexuelle, en Autriche-Hongrie s'affirme la tendance à la catégorisation pathologique, notamment sous l'influence de Richard von Krafft-Ebing et de Sigmund Freud et sa cohorte de disciples. Il est ensuite fait état, dans le sixième chapitre, de plusieurs scandales de moe urs qui ont durablement marqué l'opinion publique au début du siècle passé, notamment le procès d'Oscar Wilde en Angleterre et l'affaire Eulenburg en Allemagne, avant de survoler, dans une septième partie, la production artistique et le parcours de certains artistes amoureux des garçons jusqu'au début de la Première Guerre mondiale. Dans une huitième partie, sont évoqués les premiers succès de l'émancipation homosexuelle, notamment dans la République de Weimar des années 1920, avant que la montée du national-socialisme lui fasse subir un revers brutal, et que débute la persécution des hommes aimant les hommes. Le dernier chapitre de cette étude, qui, il faut le préciser, émane de la plume d'un non-historien qui ne saurait prétendre analyser l'Histoire avec le regard d'un académicien chevronné, analyse sommairement la période du retour du conservatisme de l'après-guerre jusqu'aux Gay Pride et à la reconnaissance légale de ce début de XXIe siècle.
Arthur Rimbaud
(1854-1891)





Dans les camps de concentration nazis, les détenus homosexuels portaient le triangle rose sur leurs uniformes de prisonniers
Dans les chapitres qui suivent sont exposées quelques voix du passé, connues et inconnues, qui ont à leur manière écrit un pan de l'histoire d'une certaine forme d'amour; retracés les parcours de quelques visionnaires, de fabuleux artistes, de médecins et de rois, d'une poignée d'opportunistes, d'un sac plein de malheureux et de coupables, d'une dizaine de vilipendés, de plusieurs innovateurs, et enfin de certains charlatans. Je laisse le soin au lecteur de juger quelle étiquette il apposera sur les noms cités lors cette traversée de siècles. Quelles que soient ces personnes, elles sont à la source de nos vues sur la question aujourd'hui encore.
Magnus Hirschfeld
(1868-1935)
psychiatre et sexologue, activiste gay allemand
NOTA BENE: les ouvrages utilisés pour ce travail sont répertoriés dans la bibliographie 

Ce travail est l'oeuvre de Stéphane Riethauser. Il sera publié en 10 parties sur le blog Les Toiles Roses avec son autorisation. Qu'il en soit chaleureusement remercié. Stéphane est joignable sur le site de lambda éducation.

VI - De la clandestinité au Front Homosexuel d'Action Révolutionnaire

À la sortie de la guerre 1939-45, l'homosexualité est considérée comme un délit qui aggrave les peines d'outrage public à la pudeur pour deux personnes du même sexe. La clandestinité est de mise puisque les gouvernements d'après-guerre ont conservé une loi de Vichy qui poursuit les homosexuels (pourtant parmi les populations déportées par l'Allemagne nazie). Dans les grandes villes, certains lieux publics permettent cependant des rencontres furtives, mais toujours dans la crainte de poursuites ou de fichage par la police. Il faut attendre les années 50 pour observer la création de la première association homosexuelle qui prend la forme d'un club littéraire avec une revue, Arcadie, discrète et soucieuse de ne pas choquer l'opinion.

1960, danser entre hommes à La Chevrière : la liberté à Saint-Nom-la-Bretèche (78)

« On se repérait entre nous dès la gare Saint-Lazare, nous prenions tous le même train aux alentours de 14 heures le dimanche et 35 minutes après, à Saint-Nom-la-Bretèche, des dizaines d’homosexuels s’empressaient de rejoindre La Chevrière, une grande propriété isolée, au fond d’un parc, où se tenait le bal de la Colonelle. » Dans les années 60, André, un architecte parisien, était un fidèle de cette échappée dominicale : « La Chevrière était tenue par une lesbienne qui avait aménagé sa résidence en salle de bal et restaurant. Une petite femme à l’allure austère, qui portait toujours des pantalons de cheval et arborait sur son chemisier, la rosette de la Légion d’honneur. Je n’ai jamais su son vrai nom. On ne la connaissait que sous le surnom de "la Colonelle", grade que, selon la rumeur, elle avait acquis au sein de la Résistance. » L’ambiance ? « Comme les guinguettes en bord de Marne, mais avec en plus la danse du tapis, qui permettait de faire savoir à un garçon qu’il ne laissait pas indifférent… La clientèle était plutôt aisée : des avocats, des commerçants… Les homos étaient tous en costume cravate, les lesbiennes en jupe et escarpins, surtout pas d’excentricité ! » Malgré cette atmosphère guindée, André garde un souvenir enthousiaste de La Chevrière : « Vous ne pouvez pas imaginer avec quelle impatience nous attendions le train le dimanche après-midi. Pour draguer ? Pas seulement : pour être libres, tout simplement ! »


VII - Du F.H.A.R. à la dépénalisation de l'homosexualité

C'est après mai 68 qu'un véritable mouvement de libération voit le jour. D'abord inspiré par la contestation des années 70, le Front Homosexuel d'Action Révolutionnaire (F.H.A.R.) naît en 1971 dans les rouages du MLF, les homosexuelles en étant à l'origine, mais il périclite rapidement. Néanmoins, la parole se libére avec force et le mouvement est irréversible. Revendiquant l'abrogation des lois discriminatoires, celle-ci est arrachée après l'arrivée de la gauche au pouvoir en 1982. L'homosexualité s'organise dès lors en mode de vie toléré et admis, même si l'apparition du virus du sida marque profondément cette minorité, touchée de plein fouet par l'épidémie au cours des années 80…

Beaux-Arts (6e), le QG du Front homo révolutionnaire

D’Assemblée Générale en prise de parole délirante, on scandait "Prolétaires de tous les pays, caressez-vous!".

L’amphithéâtre des Loges, à l’école nationale des Beaux-Arts, 14, rue Bonaparte (Paris - 6e), reste un lieu légendaire du militantisme gay, dans sa période la plus subversive, bien loin du politiquement correct qui prévaut aujourd’hui dans les associations gays. C’est là que se réunirent tous les jeudis soir, de 1971 à 1973, plusieurs centaines d’homosexuels à l’appel du FHAR (Front homosexuel d’action révolutionnaire). « Revendiquer un contrat de mariage ou des allocations familiales pour nos gosses ? Mais cela nous aurait fait hurler ou crever de rire ! », affirme Alain, 54 ans, bibliothécaire, qui suivait assidûment les assemblées générales (AG) du FHAR. « De toute façon, il était impossible de tenir un discours sérieux plus de cinq minutes dans cette salle, c’était un happening permanent ! Les lesbiennes doctrinaires ou les transfuges du gauchisme, comme Guy Hocquenghem, étaient sans cesse interrompus par les Gazolines, des folles radicales qui scandaient des slogans hystériques: "L’important, c’est le maquillage !’’, "Nationalisons les usines à paillettes!", ou bien encore leur fameux "Prolétaires de tous les pays, caressez-vous!’’. Entre deux envolées contre "la société hétéroflic", il y avait immanquablement un petit mec de province qui prenait la parole pour raconter sa vie en pleurant, un autre qui donnait son numéro de téléphone à la cantonade parce qu’il ne voulait pas rentrer seul chez lui… C’était un bordel indescriptible, pas de leaders, pas d’ordre du jour, mais aussi une véritable libération de la parole pour les pédés, un moment qui a été fondamental pour beaucoup d’entre nous. » Avec des épisodes mémorables, comme ce strip-tease improvisé par l’écrivaine féministe Françoise d’Eaubonne et le vieil anarchiste Daniel Guérin, juchés sur les tables en formica de l’amphi… Alain constate : « Cette effervescence a vite rencontré ses limites. Au fil des semaines, il y a eu de moins en moins de monde dans l’amphi, et de plus en plus d’affluence au cinquième étage, où les corps-à-corps remplaçaient les discours! Jusqu’à ce que les flics fassent évacuer les lieux… »

Le FHAR n’a duré que deux ans et n’a rassemblé que quelques centaines de personnes. Mais il a inventé un style d’action très particulier, à la fois festif, subversif, provocateur et créatif qui aujourd’hui encore caractérise nombre de manifestations gays.

Depuis 1989, l’association de lutte contre le sida Act Up Paris a repris le flambeau en tenant ses réunions tous les mardis soir dans le même amphi. Mais les débats y sont encadrés, les prises de parole minutées et toute digression immédiatement censurée…


SOURCES : France Culture, Le Nouvel Observateur...


BIBLIOGRAPHIE

Louis-Georges Tin (dir.), Dictionnaire de l'homophobie, PUF (23 mai 2003)
Une longue préface du directeur du dictionnaire présente une définition du terme, les variantes sémantiques (passage de homosexualité à homophobie : "changement aussi bien épistémologique que politique" Daniel Borrillo), un rappel historique, le travail des différents collaborateurs, plus de soixante dix venant d'une quinzaine de pays montrant ainsi la pluralité de l'homophobie dans différents pays. Les divers articles se recoupent et se complètent invitant par l'intermédiaire des renvois le lecteur à circuler selon sa curiosité.

■ Didier Eribon (dir.), Dictionnaire des cultures gays et lesbiennes, Larousse (28 mai 2003) Dictionnaire illustré et international consacré aux cultures gays et lesbiennes contemporaines depuis la fin du XIXe siècle. Contient 570 articles et 50 dossiers thématiques.

Didier Eribon, Réflexions sur la question gay, Fayard (1999) L'auteur, journaliste au Nouvel Observateur et biographe de Michel Foucault, propose une série de réflexions sur l'homosexualité contemporaine, s'interroge sur ce que peut être une "culture gay" moderne en rappelant diverses étapes de l'émergence d'une "identité gay", notamment à travers la littérature anglaise du XIXe siècle.

■ Florence Tamagne, Histoire de l'homosexualité en Europe : Berlin, Londres, Paris, 1919 – 1939, Seuil (coll. L'univers historique) (2000)
Le sous-titre circonscrit l'espace des trois villes et les vingt ans que couvre cette chronique, juste avant la répression allemande. Tolérance presque amusée en France, subversion de l'ordre victorien en Angleterre et revendication culturelle allemande, autant de mouvements éteints qui ont repris vie dans les années 1980.

■ Florence Tamagne, Mauvais genre ? : une histoire des représentations de l'homosexualité, La Martinière (2001)
Une vaste exploration de l'histoire des homosexuels en Occident à travers les images qui l'ont accompagnée, nourrie, modifiée et interrogée, par le biais de la peinture, de l'imagerie médicale, de la photo, de la presse et du cinéma.

■ Patrice Pinell (dir.), Une épidémie politique : la lutte contre le sida en France (1981-1996), Puf (2002)
Montre les actions marquantes des associations dans l'histoire de la lutte contre le sida depuis 1981 jusqu'à 1996 : prise de conscience de la maladie par la communauté homosexuelle ainsi que par d'autres minorités puis par la majorité hétérosexuelle, prise en compte de la maladie par les pouvoirs publics, inauguration d'une politique anti-sida.

Jean Yves


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deuxième partie.


IV - 1919/1939 : Des années vraiment folles

Après la Première Guerre mondiale, une douce parenthèse, avec, pour déesse, la chanteuse Suzy Solidor. Période brutalement balayée par l’Occupation.

Après quatre ans de guerre, le besoin de s’étourdir est dans tous les esprits. Paris va ainsi connaître les Années folles, qui pour les homosexuels resteront synonymes d’une relative liberté et de réjouissances débridées, comme le fameux bal de Magic-City. Les lesbiennes aussi profitent de l’embellie : le rôle joué par les femmes pendant le conflit a favorisé un mouvement d’émancipation qui explose au même moment. Il est alimenté en 1922 par la publication du roman de mœurs de Victor Margueritte, La Garçonne, et par les grands couturiers – Chanel en tête – qui dessinent une silhouette androgyne. En 1923, triomphe au Casino de Paris Barbette, un transformiste qui ne révèle sa véritable identité qu’au salut final. Le Bœuf sur le toit passera à la postérité comme le lieu sans doute le plus emblématique de cette période « faste ». Fondé en 1921 par Louis Moysès, rue Boissy-d’Anglas (8e), ce bar-dancing mondain devient vite le rendez-vous de l’avant-garde et de tous les homosexuels élégants de Paris. On y croise des poètes, des musiciens, des peintres, des éditeurs et les écrivains les plus en vue. Après avoir déménagé en 1925 rue de Penthièvre (8e), le Bœuf sur le toit accueille certaines chanteuses ouvertement lesbiennes (Dora Stroeva s’accompagnant à la guitare, la fascinante Yvonne George et la truculente Jane Stick). On trouve aussi, place Blanche (9e), le restaurant Chez Palmyre, fréquenté avant la Grande Guerre par les lesbiennes, qui devient en 1919 le Liberty’s Bar. Dirigé par le danseur Bob Giguet et le transformiste Jean d’Albret, spécialiste des répliques drôles et parfois cruelles, l’endroit plutôt sélect sera surnommé « Chez Bob et Jean ». Au-delà de ce cercle restreint destiné à une clientèle chic, il existe aussi toute une panoplie d’établissements discrètement contrôlés par la brigade mondaine : des restaurants (près de la gare de Lyon), des brasseries et des bars « mondains » (entre Pigalle et Blanche), des bars interlopes (dans le quartier de la Bastille, vers les portes Saint-Denis et Saint-Martin, près des Halles et à Montmartre). Ces derniers sont aussi des nids de drogue et de prostitution, tout comme le premier cabaret de travestis à Montmartre : La Petite Chaumière, rue Berthe, au pied du Sacré-Cœur. Dans cette boîte minuscule tenue par « Monsieur Tagada », les travestis dansent entre eux et se produisent dans de petits ballets. Parmi les habitués du lieu, un jeune homme nommé Zigouigoui apostrophe les invités avec esprit. Quelques bals musettes sont aussi concernés, comme le Bal de la Montagne-Sainte-Geneviève, au 46 de la rue du même nom, surnommé le « bal des lopes ». On y voit chaque fin de semaine une majorité d’homos et de lesbiennes de toutes les classes sociales, menés par la Grande Paulette, vedette du lieu. À la Bastille, il existe des bals au public mélangé, comme Les Trois Colonnes, rue de Lappe, fréquentés par des voyous qui font danser des éphèbes en casquette et foulards multicolores.

Ce petit monde est chapeauté par quelques figures de proue, personnages dont l’excentricité est tolérée, voire appréciée. Ainsi Charpini, un fantaisiste aux dons vocaux exceptionnels, qui forme avec le pianiste et ténor Antoine Brancato un duo irrésistible. Ils parodient les grands airs du répertoire lyrique en les ponctuant de reparties cinglantes ou cocasses. Charpini et Brancato chantent au Liberty’s ainsi qu’au Bosphore, cabaret élégant du 18 rue Thérèse, près de l’Opéra, qui sera bientôt rebaptisé Chez Charpini. L’autre grande figure du Paris homo de l’époque est O’dett (alias René Gil), qui a débuté au Liberty’s. En 1934, il prend la direction du cabaret Le Fiacre, 46, rue Notre-Dame-de-Lorette, une boîte qui fera sa réputation de camelot et de farceur. Se déguisant en vieille châtelaine, O’dett invective la clientèle entre deux chansons désopilantes et sa boîte reçoit la visite de nombreuses vedettes. Il ouvre ensuite La Noce, place Pigalle, qui deviendra en 1938 le cabaret-dancing Chez O’dett.

Sorte d’enseigne du mouvement lesbien, Suzy Solidor (1906-1983) a quitté sa Bretagne natale au début des années 20 pour devenir mannequin à Paris (cliquez sur son portrait). Sirène aux cheveux de lin coupés court, servant de modèle à tous les grands peintres contemporains, elle se lance dans la chanson et ouvre fin 1932 un cabaret au 12 rue Sainte-Anne, près du Palais-Royal, qu’elle baptise La Vie parisienne. Entourée d’un essaim de jeunes femmes élégantes et parfois androgynes, Suzy accueille le Tout-Paris dans une ambiance luxueuse. D’autres chanteuses lesbiennes ou bi suivront son exemple en ouvrant leur propre cabaret. Ainsi naît fin 1938 Chez Agnès Capri, rue Molière, voisine de la rue Sainte-Anne, qui attire une clientèle homo des deux sexes et devient la plaque tournante de l’intelligentsia parisienne, à commencer par Jacques Prévert. Outre quelques salons de thé attitrés et deux librairies spécialisées de la rue de l’Odéon, certaines lesbiennes fréquentent aussi Le Monocle, cabaret plus discret du boulevard Edgar-Quinet, sans vedette et réservé aux garçonnes. Elles y dansent en couple sous l’œil de la patronne, une maîtresse femme surnommée « Lulu de Montparnasse ». Cette visibilité acquise par les homosexuel(le)s durant les Années folles sera brutalement balayée par l’Occupation.


V - Pendant l’occupation : sexuellement coupables

La clandestinité sexuelle, c’est souvent à l’abri des vespasiennes. Fréquentées aussi par les soldats allemands.


Dans son roman Pompes funèbres, Jean Genet évoque le souvenir de la « Drôle de revue » donnée en janvier 1940 au music-hall l’ABC, où O’dett faisait une imitation de Hitler en folle. Six mois plus tard, la drôle de guerre s’achève par la signature de l’armistice. Paris est occupé, mais la vie continue. Music-halls et cabarets reprennent leurs activités devant un public où se mêlent soldats et officiers allemands. Si les folles ont toujours droit de cité dans le Paris bei Nacht, c’est que les homosexuel(le)s n’intéressent pas directement l’occupant. La pression morale vient davantage des orateurs français favorables au « redressement national », et qui ne jurent que par la famille. Le mouvement zazou, caractérisé par son apologie de l’exubérance, des vêtements précieux en dépit du rigorisme ambiant et son aversion pour l’ordre nouveau, devient une forme d’exutoire pour certains jeunes homos. On les rencontre surtout dans le quartier Latin et sur les Champs-Elysées, près de l’Étoile. Alors que la danse est interdite, des bals clandestins sont organisés au rythme du swing. Bien que le climat ne s’y prête guère (surveillance policière, indicateurs et mesures de rétorsion font partie du quotidien), la drague continue, elle aussi, et notamment dans les vespasiennes. Certains cherchent à consommer sur place ; d’autres, plus prudents, préfèrent fixer des rendez-vous. Aujourd’hui président de l’association Les Gais Retraités, Jacques Lemonnier avait 18 ans en 1941. Il se souvient: « J’ai fait de belles rencontres dans les pissotières. On y faisait d’ailleurs toutes sortes de rencontres. J’ai même couché avec des gars de Doriot. Et beaucoup d’Allemands homos draguaient à la "tasse" du Palais-Royal et dans celles du bas des Champs-Elysées… » Mais cette drague en extérieur n’est pas sans risques. La police française fait parfois des rafles dans les pissotières. Les gars pris en flagrant délit doivent payer une amende et peuvent faire quelques mois de prison. Lorsqu’ils en sortent, on les envoie le plus souvent comme travailleurs « libres » en Allemagne. Leur dossier porte la mention « homosexuel » et on leur réserve les travaux manuels les plus durs. Le fichage va bon train… Le climat s’assombrit davantage avec l’adoption, le 6 août 1942, d’une loi de répression homophobe, la première depuis l’Ancien Régime. Désormais, les homos doivent se faire le plus discrets possible.


SOURCES : France Culture, Le Nouvel Observateur...

Jean Yves


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I - 1580 : le souverain des mignons

La grande mode ? Être frisé et fraisé.

On voyait les « mignons » tout court, comme Grammont, Bellegarde ou Epernon, les « grands mignons », comme Quélus ou Maugiron et Joyeuse, enfin, «l ’archi-mignon ». Henri III s’était entouré d’une cour de jeunes hommes, beaux, intrépides et fringants bretteurs, qui défraya la chronique du temps. C’était moins leurs mœurs qu’on leur reprochait que leur penchant dispendieux.

Le bon peuple de Paris accusait son souverain de dilapider l’argent du royaume en parures et dotations pour ses amants « frisés et fraisés ». Des libelles injurieux s’échangeaient sous le manteau dans les tavernes de la capitale. Le 4 février 1579, alors qu’il visite la foire Saint-Germain (6e), le roi fait jeter en prison des écoliers déguisés avec d’énormes fraises découpées dans du papier, qui l’ont moqué sur son passage. Et les folies continuent. En 1587, 500.000 écus sont prélevés sur les rentes de la ville pour être engloutis en fêtes, bals et colifichets destinés aux chers mignons. Le Parlement de Paris se fendit d’une remontrance au roi pour lui faire valoir qu’en attendant les pauvres crevaient un peu plus de faim… Deux ans plus tard, le moine Jacques Clément l’assassine et les mignons passent aussitôt à la trappe.


II - Le Grand Siècle des tapioles

Dès le XVIIe siècle, le quartier du Marais abritait le "beau vice". Lecture non expurgée des "Historiettes".

Paris, mai 1610. Henri IV est assassiné par Ravaillac alors que son carrosse, ralenti par la foule, piétine rue de la Ferronnerie (1er), devant l’actuel Banana Café. Ça, tout le monde connaît. Bon. Mais il faisait quoi, là, ce brave Henri IV ? Il allait où ? Ça, ça n’est pas dans les manuels d’histoire. Dommage. Parce que l’anecdote est savoureuse. D’après Tallemant des Réaux, il emmenait l’un de ses fils, Vendôme (prénom César), un bâtard (légitimé) qu’il avait eu avec Gabrielle d’Estrées, chez la belle Angélique Paulet, célèbre courtisane de l’époque, dans l’espoir de faire passer audit César, alors âgé de 16 ans, son « ragoût d’Italie » – comprenez, pour le rendre hétéro. Et donc, grâce – ou faute – à Ravaillac, l’affaire loupera si bien que César de Vendôme fut l’une des plus grandes « tapioles » du Grand Siècle (qui en compta pourtant beaucoup), au point que son hôtel (à l’emplacement actuel de la place Vendôme) fut rebaptisé par les mauvaises langues du temps « l’Hôtel de Sodome » (ça tombait bien, ça rimait).

Gédéon Tallemant (1619-1692), dit Tallemant des Réaux, à qui l’on doit cette précieuse précision sur l’assassinat du Vert-Galant, était issu d’une famille de la haute finance protestante. Il passa sa vie à noircir des cahiers où il croquait les grands de son temps, de préférence avec force détails scabreux, dans une suite de portraits qu’il appelait ses « Historiettes » ( ou cliquer sur le livre). La première édition (expurgée!) des « Historiettes » ne vit le jour qu’en… 1834, et fit aussitôt scandale. Pensez ! Louis XIII y était décrit comme un pauvre type sans volonté, jaloux et colérique avec ses… amants, dont le fameux Cinq-Mars. Chez Tallemant, pas d’équivoque : le père de Louis XIV est une tante. A l’écoute de tout ce qui se murmurait dans Paris, Tallemant nous a laissé un portrait sans fard des mœurs du Grand Siècle. Le « beau vice » s’y étale avec une impudeur qui ravale les audaces de la presse trash anglo-saxonne à de la littérature de confessionnal. Boisrobert, vieillissant, se flatte-t-il de s’être «fait mettre deux fois dans le cul par un beau laquais», Tallemant réfute : « Peu de temps après, il eut besoin d’un lavement. L’apothicaire eut assez de peine à faire entrer ce qu’il fallait dans son cul, tant il était étroit. » Comme Tallemant ne s’intéresse qu’aux gens bien nés, tout cela se passe pour l’essentiel dans le Marais (où habitait alors l’aristocratie). Ça nous rappelle quelque chose. Et quand Tallemant, vieux français oblige, écrit que Louis XIII était d’un naturel « assez gay », on se dit que c’est vraiment arrivé demain.

Sous Louis XIV, le cache-cache avec la police des mœurs

Les adeptes de la vie en plein air fréquentaient assidûment les bosquets des Champs-Elysées. Et pas pour y planter des choux.

C’est au début du XVIIIe siècle qu’on voit s’esquisser, à Paris, une « géographie de l’inversion », avec ses lieux de drague et de sociabilité. Celle-ci existait depuis longtemps, mais ce qui est nouveau, c’est qu’on dispose de documents l’attestant. En 1667, Louis XIV a décidé la création à Paris (dont il se méfie depuis la Fronde) d’une lieutenance générale de police. Le lieutenant général a les pleins pouvoirs pour informer le souverain de ce qui se passe dans la capitale. D’où une armée de mouches (indics) travaillant sous ses ordres et qui forment rapidement une véritable police des mœurs dans la capitale. On sait ainsi, grâce aux innombrables rapports, que les homos de l’époque ont leurs cabarets de prédilection, comme Poirier, rue des Etuves-Saint-Honoré (aujourd’hui rue Sauval, 1er), ou le marchand de vin La Marre, rue de la Harpe (6e). Le Faubourg-Saint-Antoine a lui aussi ses « bars gays » : La Tour d’Argent, Faubourg-Saint-Antoine ; La Croix d’Or, rue de la Roquette, ou le Soleil d’Or, rue de Lappe. De nombreuses guinguettes, aux portes de la capitale, sont également fréquentées des homos. Toutefois, la drague extérieure restait encore la plus courante. Les endroits abondaient, comme sur les quais, aux beaux jours, où des groupes de jeunes gens venaient se baigner nus dans la Seine sous le regard intéressé des adultes.

Mais la plaque tournante de la drague parisienne était assurément le jardin des Tuileries. Et pour consommer, il suffisait de traverser la place Louis XV (actuelle place de la Concorde), pour rejoindre les bosquets du bas des Champs-Elysées. Un siècle plus tard, c’était toujours vrai. L’allée des Veuves, bien connue des lecteurs des Mystères de Paris, bordée de potagers et de guinguettes louches, n’était pas pour les enfants de chœur. Aujourd’hui, elle s’appelle l’avenue Montaigne.


III - La Gay Pride de Cambacérès

Grâce au duc de Parme, archichancelier de l’Empire, le Code Napoléon reste muet sur le chapitre de l’homosexualité.

Depuis leur construction, cinquante ans plus tôt, par le futur Philippe Egalité, les arcades du Palais-Royal n’ont cessé d’être un rendez-vous mondain, intellectuel et sexuel. Quartier général de la prostitution, l’endroit est aussi abondamment fréquenté des chevaliers de la « manchette ». Avec, en prime, sous le Consulat et l’Empire, une attraction proposée gratuitement au bon peuple par le sieur Jean-Jacques Régis de Cambacérès, duc de Parme, archichancelier de l’Empire, altesse sérénissime et grande folle devant l’Eternel. Né en 1753 à Montpellier, fils d’un conseiller à la Cour des Comptes, Cambacérès traversera la Révolution sans perdre la tête. Fin juriste à l’intelligence aiguë, il joue, avec succès, la carte Bonaparte, qui en fait son second consul. Les mœurs du sieur Régis sont déjà connues comme le loup blanc, ce qui inspirera à Talleyrand ce mot splendide, alors qu’il voit un jour passer les trois consuls, Bonaparte, Cambacérès et l’insignifiant Lebrun : « Hic, haec, hoc » (celui-ci, celle-là, ça). Cambacérès emménage alors à l’hôtel d’Elbeuf (démoli en 1838), entre les Tuileries, où réside Bonaparte, et le Palais-Royal. A la belle saison, chaque soir ou presque, l’après-dîner est l’occasion d’un rituel immuable: Cambacérès, en grand apparat (entendez, disparaissant sous les falbalas), part se promener au Palais-Royal, suivi de ses fidèles « secrétaires », à la fonction décorative. Une sorte de Gay Pride avant la lettre et sans les watts. Les provinciaux de passage, ahuris, se poussent du col pour assister à la procession. Avec l’Empire, Cambacérès est élevé à la dignité d’archichancelier. Il déménage au 56 rue Saint-Dominique, aujourd’hui 246 boulevard Saint-Germain (7e), mais n’en continue pas moins ses processions digestives au Palais-Royal. Sous la Restauration, les caricaturistes s’en donneront à cœur joie pour railler le souvenir de celui qui faisait un peu figure de « première dame » de l’Empire. Mais les homos, reconnaissants, devraient lui élever une statue. Grâce à Cambacérès, en effet, le Code civil, dit Code Napoléon, reste muet sur le chapitre de l’homosexualité (et comme on sait, qui ne dit mot consent), ce qui valut à la France, jusqu’à Pétain, d’avoir une des législations les plus tolérantes du monde.

(Sources : France Culture, Le Nouvel Observateur...)

Jean Yves

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