Les humeurs apériodiques de Bernard Alapetite
Remarque préalable : toutes les images de cette chronique sont cliquables pour être
agrandies.
Gale William Gedney (1932-1989), Bill Gedney (comme l'appelaient ses amis) est un artiste
remarquable qui n'a pourtant jamais obtenu une large reconnaissance de son vivant. Au cours des dernières années, son travail a acquis une certaine notoriété. Cette recrudescence d'intérêt pour
Gedney a coïncidé avec l’importante exposition qui lui fut consacrée au Musée d’Art Moderne de San-Francisco en 2000, ainsi qu’avec la publication d'un livre de ses photographies, “What Was True
: The Photographs and Notebooks of William Gedney”, édité par Margaret Sartor, et la mise en ligne de ses archives qui ont été déposées en 1999 à la Duke University's Special Collections Library.
Il reste néanmoins complètement ignoré en France. La plupart de son travail n'était connu de son vivant que de ses proches et amis, et de certains de ses collègues photographes. Grâce au
phénoménal site de l'université Duke, un grand nombre de photographies et d'écrits de William Gedney sont disponibles à tous sur
le web.
William Gedney n’a travaillé qu’en noir et blanc et est toujours resté fidèle au format 24 x 36. On peut ranger son travail dans le genre photographique du réalisme
social. S’il s’est toujours intéressé aux humbles, il n’y a jamais de misérabilisme dans ses clichés. S’il est incontestablement gay, il est un des meilleurs mémorialistes du combat pour
l’identité gay, jamais le sexuel dans ses photos a la primauté sur l’humain. Jamais non plus émerge directement dans son travail sa propre sexualité ou sa vie privée.
Gedney est né en 1932 à Albany, dans l’état de New York. De 1951 à 1955, il fréquente l'Université de Pratt à Brooklyn où il a lui-même été professeur jusqu’à sa
mort, tout en demandant régulièrement la suspension de son enseignement pour réaliser ses travaux personnels. Avant d'enseigner, il a travaillé brièvement pour Condé Nast Publications, puis Time,
Inc. Il quitte à chaque fois son emploi lorsqu’il a économisé suffisamment d'argent pour se consacrer à son travail personnel.
À partir de 1957, il entame une série de photographies du pont de Brooklyn. Il en commence aussi une autre
intitulée The Farm, sur ses grands-parents et leur exploitation laitière de Norton Hill dans l’état de New York.
En 1964, il voyage à l'est du Kentucky à Blue Diamond Mining Camp à Leatherwood, où il rencontre la famille Boyd Couch. Il reste avec la famille et il les
photographie durant deux semaines. Puis il rencontre Willie Cornett, un mineur qui a été récemment renvoyé de son travail. Ils passent onze jours à vivre avec la famille Cornett pour les
photographier. Il se noue un lien profond entre le photographe et Willie, Vivian et leurs douze enfants. Ils resteront en contact par le biais de la correspondance au cours des années suivantes.
Gedney retournera de nouveau les photographier en 1972. Cette série s’inscrit dans la lignée de celles des photographes sociaux de la grande dépression qui parcouraient le pays pour en ramener
les images de la détresse de la population américaine à l’administration Roosevelt.
L'austère mais discrètement sensuel Gedney, dans ses photographies du Kentucky, traque le geste intime, saisit dans la vie quotidienne d’une famille pauvre l'élégance
involontaire des gestes dans le labeur quotidien. Il est fasciné par la beauté fruste des jeunes hommes occupés perpétuellement à remettre en état de vieilles guimbardes. On sent que le
photographe est amoureux aussi bien de ces hommes que de leurs mécaniques.
En 1966, Gedney reçoit le Guggenheim Fellowship. Il lui est décerné grâce à une recommandation de Walker Evans. Ce prix lui permet de travailler sur une série de
photographies de scènes de nuit des rues de San Francisco, images éclairées uniquement par l’éclairage urbain. Gedney choisit de photographier les maisons traditionnelles de la ville, dans des
rues où l’humain est absent, seulement représenté par son automobile. Ces scènes sont étrangement animée par des ombres et de la publicité...
Parallèlement à ce travail, il photographie un petit groupe de jeunes hippies, hommes et femmes vivant en communauté dans des appartements vétustes qu’ils squattent.
Il est le premier à fixer sur la pellicule ce mode de vie avant la ruée médiatique. Dans un de ses cahiers, il spécule au sujet des motivations de ceux qui participent à ce mouvement de
contre-culture, sur les raisons de leur style de vie, de leur nonchalance et du rejet des valeurs traditionnelles. Vingt-deux de ses photographies de hippies de San Francisco ont été inclues dans
son exposition au Musée d'Art Moderne de New York (décembre 1968 à mars 1969). Plus tard en 1969, Gedney a réalisé une maquette pour une éventuelle publication d’un livre de ses photographies de
San Francisco, l'intitulant Un moment de la jeunesse. Dans ses cahiers, il écrit longuement au sujet de ses méthodes pour choisir et ordonnancer les images de cette maquette. Mais
le livre ne sera jamais édité.
La grande qualité de Gedney est de s’immerger littéralement dans l’environnement des sujets qu’il couvre. Il semble entrer presque immédiatement en communion avec
eux. Tout en se positionnant à la lisière du groupe qu’il photographie. Il agit en ethnologue intègre, ne se plaçant jamais au centre de son œuvre, laissant respectueusement toute sa place au
sujet. Il enregistre la vie des autres avec beaucoup d’humanité et une clarté remarquable.
En 1968, Gedney a sa première et seule exposition particulière de son vivant. Elle est organisée par John Szarkowski, au Musée d'Art Moderne de New York. Elle met en
vedette les série sur le Kentucky et San Francisco.
L’année suivante, il est choisi pour documenter le travail de l'Administration de la sécurité sociale du Kansas, où il fait également des photographies des patients
de la Norton State Hospital.
Son œuvre postérieure est essentiellement axée autour de ses deux longs voyages en Inde à dix ans d'intervalle (financés par le programme Fulbright et national
Endowment for the Arts bourses) qui s'est traduite par une série d'images lyriques sur les habitants pauvres des vieux quartiers des villes indiennes. Le premier, qui sera le plus fructueux, dure
14 mois. Il arrive à Delhi puis se rend à Bénarès, où il réalise l’essentiel de ses photos. Pour son deuxième voyage, il consacre quatre mois à photographier Calcutta.
Assez surprenant par rapport au reste de son œuvre, le photographe, pour lequel la musique a toujours beaucoup compté, a réalisé une grande série sur les compositeurs
américains. On y reconnait Henry Weinberg, Gian Carlo Menotti, Leonard Bernstein...
Très attaché à son quartier de Brooklyn, Gedney a pris aussi de
nombreuses photos de Myrtle Avenue et de ses habitants, la rue où il habitait à Brooklyn jusqu’en 1974, date à laquelle il a emménagé dans un appartement au sous-sol d'une maison de grès que
possédaient ses meilleurs amis de l'école d'art, Arnold et Anita Lobel. New York était l'un des sujets préférés de Gedney. Certains de ses clichés évoquent quelque chose de la solitude que l’on
voit dans les toiles de Edward Hopper, une influence que reconnaissait le photographe sur ses images urbaines. En 1969, il a commencé une série de photographies à partir de la fenêtre donnant sur
la rue de son appartement du 467 Myrtle Avenue (Paul Auster, lui-même habitant de Brooklyn, s'est il souvenu de cette idée de Gedney lorsqu'il a écrit Brooklyn Boogie ?). Dans ses
carnets, comme on le voit ci-contre, Gedney consignait bien d’autres choses que des précisions techniques sur les photographies qu’il avait prises, c’est surtout un véritable journal littéraire
avec de fréquentes références à des peintres et à des écrivains.
C’est dès le début des années 50, qu’il commence à écrire des pensées et des observations sur les pages de petits carnets de poche. Plus tard, cette habitude a évolué
vers un processus plus formel de décrire, transcrire, et souvent recopier ses anciens carnets de poche pour en faire de plus grands volumes qui sont à eux seuls de véritables livres d’art
agrémentés souvent de dessins. Cette pratique est directement liée à son travail à La Pratt où il enseignait l’art du livre et de la reliure.
Contrairement à ce que pourrait laisser penser ses sujets de prédilection en photographie, Gedney n’avait rien d’un homme fruste et inculte. Il fréquentait les
musiciens et était assidu aux expositions de peinture.
Il se rend pour la première fois en Europe en 1974, traversant l’Irlande et l’Angleterre. Il fait aussi deux séjours à Paris durant les étés de 1978 et de 1982.
Immédiatement, il perçoit la spécifité du lieu. Il y prend des photos très proches de celles que réalisaient à la même époque Willy Ronis ou Doisneau.
Au cours des dix dernières années de sa vie, Gedney a relativement peu photographié, sinon la communauté gay new-yorkaise et en particulier la parade annuelle des
gays, en juin, qui commémore les émeutes de Stonewall de 1969. Alors que ces images sont les plus festives de son œuvre, celles aussi où les sentiments s’affichent le plus, souvent par le jeu des
regards que Gedney sait parfaitement capter, on ne peut regarder ce beau témoignage sur l’histoire des gays sans malaise, un peu comme on regarde les photos d’un shetel polonais de 1930...
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Gedney apprend qu’il est atteint du sida en 1987 et en est décédé le 23 juin 1989 à Staten Island, New York. Il a confié la garde de son travail à ses amis, le
photographe Lee Friedlander et son épouse, Maria. Grâce à la méticulosité de l’artiste, il notait tout sur des carnets, l’objet de ses travaux, la date des prises de vue, le numéro de pellicule,
la vitesse de l’obturateur et des réglages qu’il a utilisé, on peut suivre aujourd’hui pas à pas sa démarche artistique.
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