01.
Années
80 : 80 % homosexuelles
Philippe
Ariño
Philippe Ariño, né en 1980 à Cholet, est professeur d’espagnol en région parisienne, écrivain (il a publié aux éditions
L’Harmattan un essai en quatre tomes sur les liens entre viol et désir homosexuel : www.araigneedudesert.fr), chroniqueur radio sur Fréquence
Paris Plurielle (106.3 FM) à l’émission HomoMicro, et comédien (il a 10 ans de théâtre derrière lui et s'est lancé dans le one-man-show). Il offre un
œil nouveau et étonnamment complet sur la culture homosexuelle.
Il y a 3 ans de cela, en 2006, j'habitais à Rennes, la deuxième ville de mes études, en collocation
avec une amie peintre, Claire Lardeux, dans l'Avenue Janvier, juste en face de la gare. Pour fêter notre arrivée et connaître nos voisins, nous avions décidé d'inviter tous les habitants de notre
immeuble à prendre l'apéro, sans faire aucune sélection sur l’âge, le sexe, le statut social, le nombre… C'était un risque à prendre, mais nous savions que nous ne serions pas déçus ! Nous
avons vu débarquer chez nous des convives très divers. Parmi eux se trouvait une voisine âgée de 85 ans, une veuve très dynamique, qui avait toute sa tête et toujours le mot pour rire. Je ne me
rappelle plus de son prénom, alors on l'appellera Raymonde. Dans mes souvenirs, nous avions joué au « jeu du chapeau » (une invention de mon cru toute bête et très conviviale : il
suffit d'écrire sur des petites bouts de papier plein de questions différentes, parfois profondes, parfois anecdotiques, qu'on mélange et qu'on tire du chapeau en les adressant au fur et à mesure
à une personne de son choix dans le groupe). C'est ainsi que nous avons découvert le doux prénom du premier amour de Raymonde. Elle tirait un malicieux plaisir à nous amuser de ses confidences
impudiques et coquines. Elle nous a aussi fait découvrir la vie parisienne pendant la Seconde Guerre mondiale. Et un détail a étonné toute l'assistance : elle a déclaré que ses années
d’adolescence furent à ses yeux le plus beau moment de sa vie. Pour nous qui ne jurions que par les manuels scolaires et les documentaires dits « historiques », c’était incroyable
d’entendre qu’une époque aussi malfamée que les années 1939-45 avait pu être pour quelqu’un le théâtre du bonheur et de l’insouciance la plus totale. Raymonde a été une adolescente de 15-20 ans,
qui a vécu ses premières amours avec l’enthousiasme innocent de la jeunesse, avec l’insolent et triomphant aveuglement de l’enfance qui privilégie toujours la vie à la mort.
Magnifique force d’émerveillement que donne l’enfance. Mais aussi dangereuse capacité d’accoutumance
au pire, car tout peut être ré-enchanté, réécrit, idéalisé, dans l’esprit d’un môme. Je suis convaincu qu’on peut naître à une période trouble et obscurantiste, au milieu des bombes, pendant une
terrible guerre, à une époque jugée par certains « superficielle » et « décadente », rien n’entachera pourtant les premières années de notre existence. C’est comme cela que je
regarde les années 80 : comme un superbe cadeau, une « Nuit magique » qui me rendra toujours nostalgique, même si ce n’est pas une époque rêvée pour tout le monde, et loin de là
(il n’y a qu’à se tourner vers l’Amérique latine des années 80 pour s’en convaincre…).
Toujours en 2006, à l’occasion de la Gay Pride à Rennes et de la semaine d’événements culturels qui
l’avait introduite, j’avais amené Éric, un ami homo angevin à la quarantaine bien tassée, à une soirée au Bar gay rennais du Bon Accord. On y diffusait un documentaire que j’avais déjà
vu, Bleu Blanc Rose d’Yves Jeuland, qui retrace l’histoire du mouvement LGBT français des années 1970 à nos jours. Le visionnage était suivi d’un débat, et c’était celui-ci qui
m’intéressait. Je pensais faire plaisir à Éric en le traînant à cette soirée de convivialité. Mais, au moment où ont retenti les premières notes du générique « effrayant » des
Dossiers de l’Écran (intégré dans le reportage), j’ai senti mon pote se crisper machinalement. Il m’a avoué en sortant du bar combien se replonger dans cette période où il a vu presque
tous ses amis homos disparaître du Sida l’avait déprimé… même s’il s’était détendu en fin de soirée. Je n’avais pas réalisé combien les années 80, si dorées pour moi, sont aussi les plus
cauchemardesques pour d’autres…
Je suis un vrai enfant des années 80, pas de doute là-dessus ! Un enfant de la télé, de la
société de consommation dans sa phase paillettes et encore bon enfant. Je suis né pile en 1980 en plus. Le jour de l’anniversaire de la mort de Dalida (elle s’est suicidée un 3 mai, quand on me
fêtait mes 7 ans, « l’âge de raison » dit-on). Pour moi, les années 1980, c’est le temps du toc sincère, le temps du générique de Stade 2 (avec les synthétiseurs des
Chariots de Feu de Vangelis), des kermesses avec les chorés sur Gold ou Jean-Michel Jarre, des dimanches soirs cafard parce qu’il fallait s’endormir avant le générique de 7/7
d’Anne Sinclair (sinon, ça voulait dire qu’on commençait une angoissante insomnie…), des soirées dansantes de mariages dans les MJC de province avec des hommes aux vestes vert-pomme et rose
fushia se trémoussant sur « Partenaire particulier », « Début de soirée », et « Embrasse-moi idiot », le temps des moquettes marron, le temps des marionnettes à la
TV (le Bêbête Show, les Fragglerocks, Le Village dans les Nuages, le Muppet Show, etc.), des premiers spots publicitaires dignes de ce nom, le temps des mangas
de La Cinq (Jeanne et Serge, Princesse Sarah, Creamy, Oh Lucile embrasse-moi !, etc.), le temps des superproductions américaines (Les
Goonies, Retour vers le futur, Star Wars, Willow, Indiana Jones, Les Dents de la mer…) et des nanars français (La Grande vadrouille,
Le Gendarme de Saint-Tropez, La Boom, Le Père Noël est une ordure, etc.), le temps de l’« exceptionnelle » autorisation parentale de regarder le film de 20h45
le mardi soir, le temps des disques vinyles (pour écouter Anne Sylvestre, Yves Duteuil, Le Petit Prince ou encore Émilie jolie), le temps des playmates du Cocoricocoboy
de Collaro le samedi soir, le temps des échographies où on n’y voit que dalle, le temps de la chute du Mur de Berlin, de la mort de Ceauşescu, des otages du Liban (à ce propos, quand j’avais 7
ans, ma maîtresse de CP a rapporté à ma maman que pendant une récré, je lui aurais demandé très spontanément si « les otages du Liban avaient tous été libérés »…), le temps des premiers
jeux vidéos, le temps des billes, le temps des élastiques fluos (incontestablement, les années 1980 resteront la décennie des couleurs !), le temps des lunettes de vue énormes (genre les
hublots qui faisaient aviateur) et des brushing monstrueux à la Dynastie, le temps des maillots de bain une pièce, le temps des voitures Mazda et des Opel Corsa, le temps des caravanes
et du camping, des soirées pétanque, le temps des trafics d’images autocollantes PANINI sur la cour d’école, le temps des décors télé exotico-pourris (« Kolé-Séré » et « Il tape
sur des bambous » de Philippe Lavil, « Belle-Île-en-Mer » de Voulzy, la Compagnie Créole et Kassav, le folklore « beauf » des Licence 4 ou des Gipsy King, etc.), le temps
des chanteurs qui n’avaient pas encore besoin d’avoir un physique de rêve pour être connus (Pierre Bachelet, Philippe Lavil, François Feldman, Carlos, Bernard Menez…), le temps des clips
glauques, sombres, mais de plus en plus élaborés (« Tainted Love » de Soft Cell, « Relax » de Francky Goes to Hollywood, « It’s a sin » des Pet Shop Boys,
« Voyage voyage » de Desireless, etc.), le temps des images en 3D et des performances « techniques » (est-ce un hasard si le Parc du Futuroscope de Poitiers ouvrent ses portes
dans les années 80 ?), le temps des émissions pour enfants (Karen Chéryl, Douchka, Dorothée, Chantal Goya, Récré A2, etc.), le temps des films érotiques où c’est si difficile d’y
voir quelque chose (merde alors !), le temps des séries débiles (Pour l’Amour du risque, La Croisière s’amuse, Colombo, Punky Brewster, Drôles de
dames, Arnold et Willy, L’Homme qui valait 3 milliards, Dallas, Starsky et Hutch, etc.), le temps des bals du village sympas et colorés (avec
« L’Aventurier », « Boule de Flipper », « C’est l’Amour », « La Chenille », « Life is life », etc.), le temps du trio comique des Inconnus à la
télé (fin des années 80 surtout), le temps des grands chanteurs « made in France » (Jean-Luc Lahaye, Jean-Jacques Goldman, Mylène Farmer, Jeanne Mas, Elsa, Vanessa Paradis, Michel
Berger, France Gall, Marc Lavoine, Laurent Voulzy, Alain Souchon, Étienne Daho, Francis Cabrel, etc.), le temps des K-way (avec la fermeture-éclair qui se pète vite…), le temps des jeux nazes à
la télé (Le Juste Prix, La Roue de la Fortune avec Christian Morin et Annie Pujol, Jeux sans Frontières avec Marie-Ange Nardi et Georges Beller, Tournez
Manège, Intervilles avec Guy Lux, Léon Zitrone et Simone Garnier, etc.), le temps des événement télévisuels exceptionnels (Le Téléthon, le bêtisier du 31, Vidéo
Gag, les blagues de Bruno Masure, les speakerines, le Top 50, l’émission Les Enfants du Rock, 30 Millions d’amis, etc.), le temps des cassettes VHS et des
cassettes audio à bande magnétique qui se coinçaient dans le poste (irrécupérable…), le temps des pâtes Bolino chimiques, de la Vache qui rit, des Chupachups, des Malabars, des sèche-cheveux
Calor, des pubs Ovomaltine (et non pas « Homo Maltine », attention…), de Prosper (le roi du pain d’épice), du jus d’orange en poudre Tang, des pots de colle blanche odorante Cléopâtre,
des premiers céréales pour le petit-déjeuner (Rice Krispies, Smacks, Frosties, etc.), des pubs Carambar (Abracarambar !!! « Jeanine, tu es sortie sans tes gants ?!? Tu n’as pas
honte, Jeaaaanine ??? »), du Banga, de Raider (« Deux doigts coupent faim », les ancêtres de Twix), Manpower, « C’est très jus de raisin »,
etc., le temps des séries françaises rasoirs (Maguy, Marie Pervenche, Papa Poule, Pause-Café, Les Brigades du Tigre, Heidi, etc.), le temps
des rebelles (Téléphone, le groupe Europe et son « Final Countdown », U2, Michael Jackson, Madonna, etc.), le temps des cabines de photomaton avec les rideaux orange, le temps de
l’émission Apostrophe de Bernard Pivot, le temps de 40° C à l’ombre, de T’es pas cap’, ou encore de Génies en herbe, le temps des pyjamas qui piquent, qui sont
délavés et difformes, le temps des sous-pulls atroces et collants (héritage des grands frères nés en 70 : trop sympa, merci ^^), le temps des tapisseries bleues turquoise, violettes, orange
et marron, le temps des salles de bain, le temps des documentaires SVT avec les fonds sonores 100 % synthés, le temps des soirées diapositives projetées sur grand écran blanc (et regardées 300
000 fois en famille : magique), le temps des gros téléphones à fil en torsades, le temps des télés couleurs à écran gris limite opaques, le temps des soirées Disney Channel avec
Zorro (en noir et blanc !) et Winnie L’Ourson présenté par Jean Rochefort, le temps des photos en « mat ou en brillant », etc.
Les années 1980 sont également l’Âge d’Or de l’homosexualité. C’est la première et la dernière fois
qu’elle est si visible et flamboyante. Jamais plus elle ne sera aussi décomplexée, incorrecte (l’a-t-elle été vraiment un jour ?) ; jamais plus elle ne retrouvera cet éclat
eighties qu’elle a eu.
Alors quelles raisons peut-on trouver pour expliquer ce lien entre années 80 et désir
homosexuel ? J’ai quelques éléments de réponse qui valent ce qu’ils valent.
D’une part, c’est la décennie où apparaît le Sida, maladie qui dans un premier temps a touché
majoritairement les personnes homosexuelles, il faut bien le reconnaître (ce n’est qu’en 1990-2000 qu’elle « s’hétérosexualisera » davantage). D’autre part, les goûts homosexuels
s’orientent en général vers la nostalgie kitsch, vers le monde sucré et adolescent musico-télévisuel typiquement eighties. Beaucoup d’égéries gay sont des chanteuses ou des actrices
provenant des années 1980 (Karen Chéryl, Dorothée, Jeanne Mas, Mylène Farmer, Chantal Goya, Lio, Vanessa Paradis, Madonna, etc.). Il n’y a qu’à constater la population homosexuelle que drainent à
Paris des boîtes comme Le Tango ou le Club 18, le Carnaval Interlope de l’Élysée Montmartre, les soirées 80 des « Crazyvores » et des « Follivores » au
Bataclan, pour le comprendre. Exprès pour écrire cet article, je me suis d’ailleurs rendu à la soirée « So 80’s Gay Friendly » du 3 mars 2010 dernier au Réservoir à
Paris, organisée par l’Œil d’Éros, pour humer cette passion homo-érotique pour cette période. La population homosexuelle aime en général le crépuscule en rouge et noir que représentent les années
80.
Par ailleurs, les années 80 sont aussi la période qui sacralise l’homme-objet et surtout la
femme-objet androgyne, ces êtres mi-mythiques mi-réels sur lesquels se sont principalement focalisées les personnes homosexuelles dans leur quête identitaire et amoureuse. Au cours des années 80,
la publicité acquiert une vraie place d’honneur dans la société, devient un enjeu politique et commercial de taille. Avant les années 1990, il importait peu pour les jeunes Français de porter des
vêtements de marques, par exemple : c’est avec le travail de lobbying marketing des années 1980 que la société de consommation a pu se faire une beauté et soigner solidement son image. Les
artistes homosexuels ne sont pas étrangers à cette révolution de l’art et de la société matérialiste : ils en sont le fer de lance. Dans les années 80, les foyers ont commencé à se
claquemurer dans leur maison : la télé est devenue omniprésente, un objet incontournable. C’est l’ère du divertissement, de la télé-loisirs, des émissions de variétés, d’un monde où le
magazine TV hebdomadaire pèse dans l’organisation pratique des ménages et des familles, où le petit écran apparaît aux esprits faibles comme un fidèle miroir du monde. La réputation des années
80, c’est d’avoir produit du toc, du kitsch, de la pacotille, un art-poubelle. Et pour cause : quand on cherche à produire du naturel via l’artifice scientifique, sentimentaliste, et surtout
artistique, on finit toujours par créer du monstrueux, de l’hybride, de l’inachevé, du ridicule, des semi-mensonges, du grotesque !… puisque la Nature se reçoit et s’entretient : on ne
La crée pas, par définition. Les médias des années 80 et leurs consommateurs veulent du « plus que naturel » pour s’évader d’une réalité jugée morne ou banale. Ils s’évertuent à nous
montrer que les effets spéciaux cinématographiques sont capables d’être réalistes, que la rencontre du Troisième Type ou d’un terrible requin mangeur d’hommes dans une station balnéaire est
probable. Ils créent une Nature maquillée. Ils s’approchent du réel jusqu’à le taillader parfois : rien d’étonnant que les années 80 aient donné naissance aux premiers vrais films d’horreur,
aux premiers bons films d’action, et aux premiers films pornos grand public.
Loin de jouer uniquement sur le terrain du commercial et du populaire, les années 80 se sont révélées
être un terrain d’expérimentation(s) et de ruptures extraordinaire, un laboratoire d’apprentis sorciers, un Eldorado d’audace, un condensé de tentatives d’indépendance plus ou mieux heureuses.
Elles ont fait bon accueil à l’art contemporain par exemple. Esthétiquement, il y a eu de belles trouvailles : je pense notamment au sublime générique de l’émission Champs-Élysées,
chorégraphié par les Ballets de Réda, et qui a tellement fait écho à ma fantaisie homosexuelle… C’est dans les années 80 qu’on s’est ouvert aux arts plastiques et audiovisuels, aux bizarreries
épate-bourgeois à la Philippe Découflé, aux chaînes de télé expérimentales et « anti politiquement correctes » comme La Sept puis ARTE. S’il y a une valeur qui a été
défendue par les années 80, c’est bien celle de l’originalité. Des mouvements artistiques comme La Movida madrilène, très axée sur l’homosexualité, la drogue, et les provocations en tout
genre, en fournissent une parfaite illustration… même si, avec le recul, on peut se demander si « l’originalité » en question n’était pas plutôt un poncif petit-bourgeois, une
préciosité élitiste, une intention plus qu’une action, un feu de paille né d’un anti-conformisme intellectualisé plus qu’une réalité, une soumission rebelle (par l’inversion) aux normes sociales
tant décriées, une convention de l’individualisme ambiant, un slogan marketing « United Color of Benetton ». Les années 80, c’est tout à fait la décennie de l’homosexualité noire et
victorieuse, de la confusion des sexes, où la communauté médiatique la plus influente s’attache à nous fait croire que le genre, le maquillage, le regard sur sa propre identité sexuée, et le
vêtement, peuvent se substituer au sexe biologique (on voit par là arriver en coulisses la Queer Theory des années 1990…), où le « tout est permis » à la Rita Mitsouko est
encore révolutionnaire, culotté. Les faux rebelles apparaissent. La culture punk underground, la New Wave anglosaxonne (Culture Club, Bronski Beat, Depeche Mode, etc.) battent leur plein
et sont les expressions d’une homosexualité agressive, camp… une homosexualité en fin de règne au bout du compte. C’est l’ère des carnavals, des travestissements : on ne s’est
jamais autant déguisés et travestis qu’à partir des années 1980 (pensez à l’émission Sébastien c’est fou !!!, aux tubes musicaux carnavalesques qui sont nés à cette
époque-là : le « Bal masqué » de la Compagnie Créole, la « Salsa du démon » de la troupe du Splendid, la chanson « Maquillaje » du groupe Mecano, etc.). C’est
le temps où on commence à maîtriser suffisamment les techniques audiovisuelles pour s’amuser à brouiller les identités sexuées homme/femme. C’est l’heure de gloire des travestis. C’est la
décennie de la confusion des identités, non pas de genres, mais des identités sexuées.
Autre raison qui peut expliquer les liens forts qui existent entre désir homosexuel et les
eighties : durant cette période, l’artistique prend doucement le pas sur le pouvoir politique pour se substituer à lui. Le star system – et l’actrice en premières lignes –
a visiblement gagné davantage le cœur du Peuple que les présidents et leur cour de ministres. Dans la première moitié des années 1980, les femmes arrivaient sous les traits aguichants de la
femme-enfant candide, féminine et parfois affaiblie (Vanessa Paradis, Elsa, Sabine Paturel, Mélody, etc.) ; ce n’est que dans la seconde moitié des années 80 – juste le temps d’une
« mise au point » comme le chante Jackie Quartz… – qu’elles ont montré leur masque de femme libérée (Julie Piétri, Caroline Loeb, Lio, À cause des garçons, Lova Moore, etc.), en
endossant parfois le blouson de cuir (c. f. « L’Homme à la moto » de Fanny, « Liverpool » de Patsy, « La Légende de Jimmy » de Diane Tell, « Who’s that
girl ? » de Madonna, etc.). La chanteuse s’installe au pouvoir pour détrôner et travestir les hommes politiques (jadis puissants, charismatiques, peu démagos), forcés désormais de se
« jet-setiser » pour rester visibles et accessibles, de jouer progressivement les potiches, d’accepter qu’une marionnette à leur effigie s’exprime à leur place et soit davantage écoutée
qu’eux (Le Bêbête Show est plus suivi qu’un discours présidentiel !), de faire la « Une » des journaux à scandale. Dans les années 80, la femme cinématographique a battu
l’homme politique sur le terrain des médias : la chanteuse s’improvisant homme d’affaires, la princesse devenant chanteuse, l’homme n’a plus grand chose à faire dans ce tableau ! Les
trois symboles forts du phénomène, ce sont Stéphanie de Monaco, Madonna, et Lady Di. C’est la décennie des femmes phalliques. À ce titre, la chanson-phare des années 80 de Michel Sardou
« Être une Femme » (« Femme des années 80, mais femme jusqu’au bout des seins, ayant réussi l’amalgame de l’autorité et du charme… ») est emblématique, ainsi que
« Les Démons de Minuit » du groupe Image (« j’aime cette fille sur talons aiguilles qui se déhanche… »). Pendant les années 80, le matriarcat succède au patriarcat,
via les medias. « Fallait pas commencer… » nous a prévenus Lio. La femme-objet a gagné la première bataille : celle des images, leaders d’opinion, qui annoncent le règne
des femmes phalliques d’une société occidentale de la douilletterie, de l’homosexualité masculine. Les Prince Charles et autres Albert de Monaco sont des couilles molles, des pédés. Les films
seventies d’Aldo Maccione annoncent la fin de la masculinité qui roule des mécaniques : place aux « losers » type Michel Blanc des Bronzés, figure d’homosexualité
latente s’il en est…
Les années 1980, c’est le temps où les machines commencent à envahir de manière manifeste notre
quotidien, mais encore assez gentiment pour préserver en nous l’insouciance, et nous préserver de la dépendance. C’est le passage grisant, drôle, du fantasme à la possibilité visuelle de voir
tout type de rêves humains actualisables. On s’amuse pour la dernière fois de voir des scènes comme l’incipit du film Retour vers le futur qui démarre par une sonnerie de réveil
(plus qu’originale : improbable !) enclenchée par une chaîne complexe de roueries réglées comme du papier à musique. Les années 1980, en quelque sorte, c’est l’époque où l’on est passé
des fantasmes aux réalités fantasmées. La « réalité fantasmée » est une notion que je développe beaucoup dans mon essai Homosexualité intime (Éd. L’Harmattan). Elle est cette
actualisation incomplète, forcément foireuse, au départ amusante mais finalement violente, des désirs d’irréalité et de réification impulsés par les progrès scientifiques, le star-system
des années 1950-1970, et la société de consommation qui propose un monde sans limites. Une phrase que j’ai entendue dans le documentaire Pin-Up Obsession (2004) d’Olivier Megaton donne
une excellente définition de la révolution qui s’est produite : « Dans les années 80, nous sommes passés du fantasme au réel. » Les années 1980 sont ce moment où
l’euphorisant fantasme d’irréalité s’actualise en réveil engourdi et désagréable. On retrouve ce désenchantement dans les mots de Philippe Guy, cofondateur du Front Homosexuel d’Action
Révolutionnaire avec Guy Hocquenghem, qui parle du retour de bâton de la fête homosexuelle des années 1980 : « Nous avons été des déclencheurs, mais nous n’avons jamais voulu ça.
Nous avons eu tort et nous avons créé des ghettos et Guy m’a dit, la dernière fois où nous nous sommes vus, au milieu des années 80 : ‘Nous sommes allés trop loin.’ »
Pour moi, les années 80, c’est vraiment cela : le bouquet final d’un feu d’artifice à peine
consommé. Les discothèques encore conviviales des années 1980 laisseront place aux boîtes bruyantes et enfumées des années 1990. Les années 80 indiquent l’apogée de la sexualité décomplexée et de
la consommation de drogues, mais en sonnent déjà aussi le glas : la chape de plomb du Sida descend sur le Palace ; le Minitel n’a pas l’impact qu’aura Internet et ne
marchandise pas trop les rapports amoureux. On s’amuse encore… « mais pas comme avant », comme chante France Gall. On sait que le plus beau char du carnaval (celui de la
« Libération sexuelle ») va être brûlé.
Philippe Guy cité dans Frédéric Martel, Le Rose et le Noir, Éd. Seuil, Paris, 1996, p. 294.
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